Sale temps pour la liberté d’expression

Autodafé franquiste, La Corogne, le 19 août 1936

On apprend beaucoup à lire en ce moment ActuaLitté, l’excellent magazine du monde de l’édition.

D’abord sur la situation américaine avec cet article du 22 décembre 2025 : Aux États-Unis, la censure de livres se banalise encore un peu plus. Comme il fallait le craindre, dans de nombreux États, les conceptions de la droite la plus réactionnaire ont fini par l’emporter. Ses militants, les parents d’élèves les plus bornés, les élus qu’ils ont désignés s’en prennent comme jamais aux bibliothèques publiques. Il s’agit de rendre inaccessibles parfois à tous, souvent aux enfants et aux adolescents les ouvrages qui pourraient les détourner du bon chemin, de ce qui pourrait présenter la diversité des cultures et des orientations sexuelles autrement que comme une abomination qui menace la société.

Selon PEN AMERICA, « ce phénomène ne se limite plus à des actions isolées, mais tend à devenir une pratique routinière dans certaines juridictions, façonnée par des groupes de pression et des cadres législatifs récemment adoptés. Ce contexte a conduit à une forme de normalisation des bannissements de livres dans les écoles, avec des décisions souvent prises à l’échelle locale et sans transparence claire. » Les interdictions, rapporte ActuaLitté, touchent des best-sellers traitant de thèmes quotidiens et de questionnements adolescents, jusqu’à des œuvres qui font partie intégrante du paysage littéraire américain.

Ce n’est pas nouveau, mais la victoire du trumpisme a donné une hargne et un nouvel élan à la censure conservatrice – bigoterie, puritanisme et bon vieux racisme, avec plus ou moins d’apprêts. Parions qu’il y aura des groupes en France pour reprendre leurs méthodes. Il y en a déjà, parait-il.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789

On apprend par ailleurs, dans le même magazine et à la même date, qu’un auteur important de la littérature jeunesse des pays anglo-saxons, suspecté de comportements graveleux, est mis à l’index1. Son éditeur, les festivals, ses lecteurs se détournent de lui. Ce nouvel épisode de la cancel culture se produit alors que l’intéressé n’a jamais été condamné, ni même informé de ce qui lui était reproché, lit-on, et qu’il n’a apparemment pas la moindre idée de ce qu’on lui reproche.

Cet auteur s’est probablement montré déplaisant avec les femmes, et il ne mérite pas d’excuses si des faits délictueux sont avérés. Mais la sanction de fait, sociale dont il est l’objet est prononcée sans les garanties normales d’un procès judiciaire, et surtout la mise à l’écart de ses œuvres fait rentrer le débat dans une dimension différente. On sait bien que dans la cancel culture, il ne faut plus distinguer l’œuvre de l’auteur «problématique», et c’est l’un de ses traits les plus détestables.

On lisait aussi dans ActuaLitté le 19 décembre, sous la plume d’un libraire, qu’il y a des livres qu’il faut refuser de présenter au public compte tenu de leur orientation réactionnaire, et le libraire de citer le Journal d’un prisonnier de Nicolas Sarkozy – dont on ne dira pas qu’il manquait à la littérature. On sait qu’un commerçant a le choix de vendre des pommes ou des oranges, selon son goût, c’est sa liberté ; mais se faire un point d’honneur, un devoir moral de refuser certains livres pour divergences idéologiques, le proclamer dans une tribune, c’est passer à une autre étape2. Drôle d’éthique professionnelle.

Inquisiteurs et  Gardes rouges

Nous en sommes là : dans certains pays passés du côté obscur (et les États-Unis en font désormais partie), les auteurs et leurs œuvres peuvent être bannis des bibliothèque parce que les militants de la droite la plus conservatrice les jugent immoraux, c’est à dire contraires à leurs valeurs, et indésirables. Dans les pays où les militants de la gauche radicale restent influents, les auteurs et leurs œuvres peuvent aussi être bannis des bibliothèques et des festivals, après campagnes sur les réseaux sociaux et mobilisations de militants doués pour l’agit-prop.

Les deux groupe se croient le droit d’imposer leur notion du bien, sans nuance ni modération, sans procédure qui protégerait les droits des auteurs. Dans les deux cas, les règles de droit cèdent devant la pression sociale et l’activisme. On les contourne, comme aux États-Unis avec des arrêtés municipaux à la légalité douteuse, ou on les conteste. On se souvient d’un professeur du Collège de France (F. Héran) qui voulait redéfinir la liberté d’expression, il y a trois ou quatre ans, car ses notions fondamentales ne lui convenaient pas, et d’autres auteurs ont suivi cette aspiration, toujours au nom du bien, cette fois dans le but d’étendre le domaine du délit d’opinion.

Entre les deux tendances, la différence tient surtout à l’ambition : au nom de la protection de la religion, de la famille et des enfants (blancs), l’extrême-droite américaine veut s’assurer le contrôle de la société tout entière. Au nom de la lutte contre le racisme systémique et le sexisme, les militants de la gauche radicale essayent seulement de se ménager des positions de pouvoir au sein du monde culturel, dans une société globale qui leur est hostile. Avec des forces relatives variables selon les pays, les inquisiteurs font face aux gardes rouges. Les premiers sont nombreux et puissants ; les seconds sont isolés mais virulents.

Chaque groupe a son public, mais tout le monde emploie le vocabulaire du péché et de la pureté, pour un même projet : contrôler le débat public et filtrer les œuvres qui ont accès aux lecteurs. La liberté d’expression ne compte plus pour grand-chose. Elle est «sulfureuse» vue de droite, «problématique» vue de gauche (cette gauche-là, au moins).

Il faut bien reconnaître que ces groupes militants sont influents dans leur camp respectif, et y passent pour une élite politique et culturelle d’un nouveau type. En tout cas, le mal est fait : la cause de la liberté d’expression n’est plus si populaire.

Sale temps pour la liberté d’expression.

Stéphan Alamowitch

Stéphan Alamowitch est Directeur de la rédaction de Contreligne

Notes

Notes
1« Une star de la littérature jeunesse lâchée par son éditeur après des accusations.  L’un des auteurs jeunesse les plus vendus du Royaume-Uni, David Walliams, a été écarté par son éditeur historique HarperCollins, à la suite d’une enquête interne portant sur des comportements jugés inappropriés envers de jeunes employées », ActuaLitté du 22 décembre 2022.
2“Pourquoi nous ne vendrons pas le dernier livre de Nicolas Sarkozy”, ActuaLitté du 19 décembre 2025
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