Ingeborg Bachmann, d’un désert à l’autre

Margarethe von Trotta, connue en France comme l’actrice principale du Coup de grâce de Volker Schlöndorff (1976), et comme réalisatrice,  aux côtés de Schlöndorff, de L’honneur perdu de Katharina Blum (1975), est devenue rapidement une réalisatrice à part entière, l’une des pionnières du Frauenfilm, ce courant cinématographique féminin  allemand des années 70-80 qui  focalisait volontiers sur les personnages de femmes, leurs points de vue, leurs problèmes et leurs engagements, comme dans  Les années de plomb (1981). Avant de se pencher sur la vie et l’oeuvre de l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann (1926-1973), considérée comme la plus grande poétesse de langue allemande de tous les temps, elle s’était déjà consacrée à celles d’autres femmes célèbres : la révolutionnaire et militante Rosa Luxembourg en 1986 (Die Geduld der Rosa Luxemburg), la mystique Hildegard von Bingen (1098-1179) en 2009 (Vision – Aus dem Leben der Hildegard von Bingen) et la philosophe Hannah Arendt en 2012.

Margarethe von Trotta se garde ici de raconter la vie d’Ingeborg Bachmann. La parution chez Suhrkamp, en 2022, de la correspondance tant attendue en pays germaniques entre Ingeborg Bachmann et Max Frisch, dans le cadre de l’édition en trente volumes des écrits de l’écrivaine, lui donna l’occasion de se concentrer sur les quatre années (1958-1962) de la liaison de la poétesse de trente-deux ans avec l’éminent romancier suisse,  de quinze ans son aîné, un « monstre sacré », riche et encore plus célèbre qu’elle. Le spectateur suit donc les amants, leurs pérégrinations et leurs tribulations, entre  Paris, Rome et Zurich. Paris, où ils se rencontrèrent le 3 juillet 1958, alors que Bachmann venait de rompre avec Paul Celan; Rome et Zurich, où ils tentèrent de vivre ensemble. Le tout étant mis à distance par de nombreux flash back, car la perspective est celle de la femme qui cherche à échapper à la dépression et à la maladie qui l’assaillent à la fin de cette liaison dramatique en partant en voyage en Egypte, sur le Nil et dans le désert, avec un jeune amant, un certain Adolf Opel  — une expédition qui explique le titre original: Voyage dans le désert.

La cinéaste n’est pas prisonnière de la biographie réelle ou du moins des faits qui sont désormais attestés par les textes, les correspondances ou l’histoire littéraire. Elle n’écrit pas un biopic. Un spectateur qui connaîtrait précisément la vie de la célèbre écrivaine et les soubresauts de sa liaison avec Frisch tels que les retrace la correspondance éditée récemment (mais non traduite en français) pourrait aisément pointer des erreurs, des inversions dans la chronologie, des déplacements, ellipses, raccourcis, ou autres inexactitudes, probablement dictées par le genre filmique et ses contraintes temporelles — des inventions d’ailleurs parfois fort astucieuses.

Ainsi, ce n’est pas au discours de Bachmann devant les aveugles de guerre, qui lui avaient décerné leur prix prestigieux pour sa pièce radiophonique Le Bon Dieu de Manhattan, tant admirée par Frisch et à l’origine de leur relation, puisque c’est après avoir envoyé à celle qui n’était pas encore son amante une lettre, dans laquelle il lui exprimait son enthousiasme à la lecture du texte, qu’une rencontre eut lieu. Ce n’est pas à ce discours de mars 1959 que Frisch assista, mais aux conférences qu’elle fit à Francfort, en novembre de la même année, dans l’aula magna de l’université la plus renommée d’Allemagne, qui l’avait invitée à inaugurer une chaire de poétique nouvellement créée.

L’erreur, probablement assumée, permet à la réalisatrice de suggérer que c’est peut-être le discours devant les aveugles de guerre qui donna à Frisch l’idée du personnage de Gantenbein, un aveugle au centre de son roman Le désert des miroirs (Mein Name sei Gantenbein), qui fut la principale pierre d’achoppement entre les deux  créateurs.Quant au spectateur non averti, il aura peut-être des difficultés à suivre les lieux et événements, à reconnaître, parmi les nombreux hommes fréquentés par l’héroïne, son fidèle ami homosexuel, le compositeur Hans Werner Henze, pour lequel elle produisit, entre autres, le libretto de l’opéra Der Prinz von Homburg, adapté de Kleist, ou encore le poète, essayiste et amant Hans Magnus Enzensberger, qui, de fait, ne présenta pas à Frisch l’étudiante que le romancier suisse installera en place de Bachmann, dans leur appartement de Rome, mais se trouvera pourtant mêlé à cette histoire sordide; sans parler de l’apparition furtive de tel membre du Groupe 47, un rassemblement de jeunes écrivains décidés à réinventer la langue allemande après son dévoiement par les nazis.

Qu’importe toutes ces légères libertés prises avec la réalité historique ! Margarethe von Trotta réussit là où avait échoué Werner Schroeter lorsqu’il porta à l’écran, en 1991, le célèbre et unique roman achevé de Bachmann, Malina, sur un scénario écrit par Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004, avec Isabelle Huppert dans le rôle principal. En effet, si le personnage maladivement hystérique créé par Schroeter et Jelinek n’a pas grand-chose à voir avec la protagoniste de Malina, à qui Ingeborg Bachmann a trop souvent été assimilée sans nuances, Margarethe von Trotta campe un personnage qui incarne beaucoup plus fidèlement, physiquement et psychologiquement, l’écrivaine telle que ses textes, ses lettres et les témoignages de ceux qui l’approchèrent la décrivent. Une personne mystérieuse, charmante au plus haut point, captivante, envoûtante, tout aussi joyeuse que mélancolique, extrêmement fragile tout en étant une battante, adonnée à l’amour et à la vie, évoluant toujours sur une ligne de crête entre conscient et inconscient, entre passé et présent, entre effusion et dépression, entre tragédie et utopie. Vicky Krieps excelle en finesse, élégance et subtilité. Peut-être est-elle d’une beauté un peu trop angélique; les excès, les addictions, la violence de la désespérance bachmannienne sont sans doute cette fois un peu trop retenus.

Vicky Krieps

Ingeborg Bachmann en effet ne lutta pas seulement contre Max Frisch pour exister, pour continuer d’écrire et de créer dans un monde d’hommes créateurs trop habitués à s’auto-engendrer sans face à face. Bachmann luttait depuis longtemps déjà contre les fantômes du passé qui ne cessèrent de la poursuivre jusqu’à sa mort accidentelle, à Rome, en septembre 1973, à 47 ans, en laissant derrière elle des milliers de pages de textes qui resteront par la force des choses à l’état de fragments. Ce passé, que la réalisatrice a fait le choix de laisser hors-champ, n’est pourtant pas étranger à l’échec de sa liaison avec Frisch qui, comme les autres hommes qui ont partagé la vie de l’écrivaine, n’a pas su l’aider à s’en libérer. « Je crois que chacun de nous est seul avec ses pensées et ses sentiments intraduisibles », dit l’héroïne à son jeune amant dans le désert égyptien. Margarethe von Trotta a pourtant très bien su traduire quelques années de la vie de celle dont elle connaît l’œuvre sur le bout des doigts, son film l’atteste.

Françoise Rétif

Ingeborg Bachmann, film allemand de Margarethe von Trotta. Avec Vicky Krieps, Ronald Zehrfeld, Tobias Resch (1 h 51). Titre original : Ingeborg Bachmann – Reise in die Wüste

A lire dans Contreligne de Françoise Rétif :

Ingeborg Bachmann en sept questions, août 2022

Ingeborg Bachmann (1926-1973) : « Qui sait quand ils tracèrent les frontières du pays… », mars 2026

A lire aussi :

Françoise Rétif, Ingeborg Bachmann, Belin, 2008; F.R., Ingeborg Bachmann. Ce qui est vrai, Vandenhoeck & Ruprecht, 2020.

À paraître fin 2025: Ingeborg Bachmann, l’errante. Biographie, Éditions Aden.

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967, Gallimard, collection Poésie, 2015. Édition, introduction et traduction de F. Rétif.

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