1947, dernières émeutes antisémites en Grande-Bretagne

Robin Douglas est un historien britannique, spécialisé dans l’histoire des religions, dont nous avons publié en novembre 2024 un article sur l’actualité du paganisme. S’éloignant de ses sujets de prédilection, il vient de prononcer une conférence sur l’antisémitisme en Grande-Bretagne, sujet inattendu, qu’il nous a autorisé à publier ici.

La dernière explosion de rage antisémite en Grande-Bretagne eut lieu en août 1947. Presque entièrement oubliée aujourd’hui, elle n’est pratiquement jamais mentionnée dans le discours public. Il existe une seule étude universitaire consacrée à cet épisode, un chapitre de livre rédigé par Tony Kushner de l’université de Southampton et publié dans les années 1990. On recense un petit nombre d’articles de journaux, mais pas grand-chose d’autre. Cet oubli constitueraient en lui-même un sujet de recherche intéressant.

Les émeutes de 1947 illustrent la rapidité avec laquelle une violence physique à grande échelle contre des personnes et des biens peut éclater quand sont réunies certain nombre de circonstances : préjugés antisémites ordinaires, mécontentement économique et le prétexte fourni par une guerre au Proche-Orient.

Contexte

Il y eut trois pogroms dans la Grande-Bretagne moderne : le premier en 1911, dans le sud du Pays de Galles ; le deuxième en 1917, pendant la Première Guerre Mondiale, à Leeds et à Londres ; le troisième en août 1947, avec incidents dans tout le pays.  Aucun de ces épisodes n’a fait l’objet d’une attention suffisante, que ce soit dans la littérature universitaire ou grand public.

Les émeutes de 1947 font suite à une sinistre série d’événements survenus en Palestine mandataire et connus sous le nom d’Affaire des sergents. L’armée britannique menait l’une de ses guerres brutales de la fin de l’Empire, et elle était en train de la perdre. Le gouvernement allait bientôt décider de se retirer de Palestine – décision qui fut prise le 20 septembre 1947. Ce conflit avait mis les Juifs de Grande-Bretagne dans une situation difficile, et de nombreux Britanniques s’étaient laissé aller aux vieux préjugés, sous-entendant que les Juifs britanniques n’étaient pas pleinement britanniques, qu’ils pouvaient être assimilés aux insurgés du Proche-Orient et qu’on pouvait exiger d’eux qu’ils prouvent publiquement leur loyauté envers la Grande-Bretagne, ce qui n’était requis d’aucune autre communauté.

La prison d’Acre après l’attaque

Qu’est-ce que l’Affaire des sergents ? En résumé, l’Irgoun avait attaqué la prison d’Acre, ce qui avait entraîné la condamnation à mort de trois de ses combattants. L’Irgoun avait alors capturé deux sergents du British Army Intelligence Corps et les avaient pendus en représailles. Les corps des deux hommes – Mervyn Paice et Clifford Martin – furent découverts dans un bois près de Netanya le 31 juillet, et un troisième soldat britannique fut blessé par un piège sur les lieux.

L’assassinat des sergents avait été un acte très controversé. Menahem Begin admit plus tard que c’était la décision la plus difficile qu’il avait eu à prendre pendant la guerre. La majeure partie du Yichouv désapprouva les meurtres, et la Haganah vint même en aide aux autorités britanniques. En Grande-Bretagne, la communauté juive semble avoir été unanime à condamner l’action.

Ceci créa une vague d’indignation dans la société britannique. A Tel Aviv, l’armée anglaise lança à son tour des représailles qui tuèrent cinq personnes. La presse joua un rôle clé dans cette affaire, en particulier le Daily Express, qui publia en première page la nouvelle de la mort des sergents, accompagnée d’une photo incendiaire. « l’antisémitisme est aujourd’hui plus fort en Angleterre qu’il ne l’avait été en cent ans », déclara au secrétaire d’État américain Ernie Bevin, le ministre des affaires étrangères, auquel ce préjugé n’était pas étranger.

Le déroulement des émeutes

Emblème de l’Irgoun

En résumé, les émeutes contre des cibles juives commencèrent à Liverpool et à Glasgow, le vendredi 1er août. Elles s’intensifièrent durant le week-end, et que ce fût un week-end férié n’a pas arrangé les choses. Des troubles importants éclatèrent dans différentes parties du pays le samedi, le dimanche et le lundi. Les principaux foyers de troubles semblent avoir été Liverpool et Manchester. À partir du mardi 5 août, le calme revint mais il fallut plusieurs jours pour que l’ordre revienne.

Les émeutiers prirent pour cibles les propriétés juives : jets de pierre, fenêtres brisées, incendies et tentative d’incendie d’une synagogue avec des personnes à l’intérieur. On signala aussi des violences personnelles à l’encontre de Juifs. Il existe des preuves qu’au moins 12 personnes furent agressées, dont au moins neuf étaient juives. Il y eut un mort, une femme de 80 ans souffrant de problèmes cardiaques, morte à la suite de l’attaque de chez elle. On relèves deux incidents au cours desquels des individus ont voulu tirer sur des Juifs.

La question évidente est : pourquoi ? ces émeutes eurent lieu au lendemain de la défaite du nazisme, à une époque où l’Holocauste n’était encore qu’un souvenir récent. Pourquoi des milliers de Britanniques répartis dans tout le pays se sont-ils sentis en droit de de traiter leurs concitoyens juifs comme ils l’ont fait ?

Une explication à écarter immédiatement est que les émeutiers étaient sincèrement préoccupés par le sort de la Palestine mandataire. La plupart des émeutiers auraient eu du mal à trouver la Palestine sur une carte, et n’avaient probablement pas la moindre idée de ce qu’était l’Irgoun, de qui était Begin, ou même Ben Gourion. À Liverpool, un émeutier aurait crié aux Juifs locaux : « Sales bâtards, vous devriez être en Palestine » – étrange façon d’exprimer son indignation !

Les sergents britanniques pendus le 30 juillet 1947

En tout état de cause, l’idée qu’il fallait faire pression sur les Juifs britanniques pour améliorer la situation en Palestine était ridicule. Comme le dit à la Chambre des Lords Gerald Isaacs, homme politique éminent et marquis de Reading, les Juifs britanniques étaient bien les derniers que l’Irgoun était prête à écouter. Un journal de l’époque notait que si les émeutiers avaient été soucieux de rétablir l’ordre en Palestine, ils pouvaient partir s’enrôler dans la police coloniale, au lieu de rester en Grande-Bretagne et d’attaquer leurs voisins juifs.

Peut-être des facteurs économiques ont-ils joué un rôle. Déjà à l’époque, certains étaient enclins à expliquer les émeutes de cette manière, dans le contexte de l’austérité d’après-guerre en général et de la crise de la livre sterling de 1947 en particulier. L’article de Tony Kushner sur les émeutes souligne le rôle des conditions économiques dans leur déclenchement. Il note que les principaux centres des troubles – Liverpool, Manchester et Glasgow – n’avaient pas d’antécédents d’émeutes antisémites, mais que c’étaient les zones les plus touchées par le chômage.

L’explication économique des émeutes ne permet cependant pas d’exclure l’antisémitisme. Les deux vont de pair. Les difficultés économiques sont un terreau bien connu de l’hostilité rageuse envers les Juifs. À cela s’ajoutaient les effets persistants des rumeurs antisémites. Pendant la guerre, il était parfois prétendu que les Juifs faisaient du marché noir et profitaient de la guerre ; plus tard, qu’ils avaient accumulé de l’essence pendant la crise de 1946-47.

Qui étaient les émeutiers ?

Il ressort des documents judiciaires que les émeutiers étaient généralement jeunes, issus de la classe ouvrière et de sexe masculin. Un nombre important d’entre eux semblent avoir été mineurs. À l’époque, certains étaient tentés de les considérer comme de simples hooligans, qui avaient décidé de se divertir un week-end de fête en se saoulant et en jouant les casseurs, ce qui est sans doute vrai en partie. Mais c’est la communauté juive qu’ils visèrent tout particulièrement, ce qui rend difficile de classer les émeutiers dans la catégorie des hooligans. Ce n’était pas une simple violence aveugle.

Il faut donc en venir à l’antisémitisme comme explication des émeutes, mais précision importante : ces émeutiers n’étaient semble-t-il pas des « antisémites idéologiques », agissant au nom d’une une hostilité explicite et bien définie à l’égard des Juifs, que ce soit sous la forme de préjugés chrétiens à l’encontre des assassins du Christ ou de préjugés fascistes à l’encontre d’ennemis raciaux. Dans d’autres épisodes de violence antisémite massive – les pogroms de la Russie tsariste, par exemple, les émeutes anti-Dreyfusardes, ou la Nuit de Cristal – un antisémitisme de nature idéologique jouait un rôle évident. Ce n’était pas le cas dans les émeutes de 1947.

Il existait bien un mouvement fasciste en Grande-Bretagne à cette époque, remis sur pied remarquablement vite après la défaite des nazis – mais il n’est pas à l’origine des émeutes. Des sources de l’époque au sein de la police et de la communauté juive s’accordaient sur ce point : les émeutes n’avaient pas été orchestrées par les partisans d’Oswald Mosley, ce britannique grand ami de Mussolini et de Franco. Un dirigeant de la communauté juive de Manchester estimait qu’environ 5 % seulement des émeutiers étaient des fascistes. Les fascistes ont certainement utilisé les meurtres des sergents dans leur propagande – et ils essayèrent d’exploiter les émeutes à leurs propres fins – mais ils ne les ont pas provoquées. Les émeutes ne peuvent être considérées comme le fait d’extrémistes de droite.

L’antisémitisme idéologique était en fait inhabituel en Grande-Bretagne à cette époque, y compris parmi les émeutiers. Mais l’antisémitisme occasionnel ne l’était pas : cet ensemble de préjugés à moitié compris, à moitié conscients, trop incohérents pour s’élever au niveau d’une idéologie, sur le mode « les Juifs sont différents. Ils ne sont pas comme nous, les Britanniques. Ils ne s’occupent que d’eux-mêmes ». Ces préjugés n’étaient que trop répandus en Grande-Bretagne en 1947, et ils avaient été attisés par la guerre en Palestine mandataire. Il s’agit de peurs et de haines primitives. Les émeutiers marquaient et renforçaient une frontière identitaire. Le fait que leurs préjugés soient vides – et qu’ils se soient formés en dehors d’une tradition antisémite reconnue, comme le christianisme fondamentaliste ou le fascisme, ne les rend pas moins dangereux.

L’oubli

Le débat sur les émeutes dans la société britannique s’est arrêté très rapidement – même si la violence raciste a persisté puisque des émeutes anti-noires éclatèrent à Liverpool un an plus tard. Les cercles travaillistes firent brièvement pression pour que le gouvernement ordonne une enquête sur l’antisémitisme, mais elle n’eut pas lieu. Les émeutes de 1947 menaçaient l’image d’une Grande-Bretagne victorieuse dans la lutte contre le nazisme. Plusieurs personnalités de l’époque déclarèrent que ces émeutes n’étaient pas britanniques. Au sein de la communauté juive, il y eut un sentiment de douleur et de trahison, en particulier parmi les Juifs qui avaient combattu dans les forces armées. Sur une pancarte à Manchester, on pouvait lire : « J’ai combattu dans la Royal Navy et voici ma récompense ». Dans la même ville, une famille juive mentionnait ses états de service pendant la guerre tout en dénonçant l’assassinat des sergents.

Ce qui est vraiment troublant dans ces émeutes de 1947, c’est l’absence d’antisémitisme idéologique parmi les émeutiers, qui n’étaient ni des nazis ni des chrétiens fanatiques. Mais ils n’avaient pas besoin de l’être : les préjugés incohérents qu’ils nourrissaient à l’égard des juifs vus comme inassimilables et égoïstes étaient suffisants – suffisants pour les autoriser à sortir de chez eux pour jeter des pierres sur les Juifs, briser leurs vitrines et mettre le feu à leurs biens. Ces émeutes témoignent que la sécurité des Juifs de la diaspora est mise en péril non seulement par l’antisémitisme idéologique, mais aussi par les préjugés occasionnels les plus vides. L’autre leçon, c’est que la sécurité des Juifs britanniques est menacée lorsque des irresponsables se croient autorisés à les assimiler aux combattants des guerres du Proche-Orient.

Robin Douglas

Robin Douglas est un chercheur et écrivain anglais qui s’intéresse à l’histoire des religions. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université de Cambridge, et sa spécialité est l’histoire des mouvements païens et ésotériques.

A lire aussi : Britain’s last anti-Jewish riots Why have the 1947 riots been forgotten, Daniel Trilling, NEW STATESMAN, 23 mai 2012

A lire de Robin Douglas sur Contreligne : Ou en sommes-nous avec le paganisme ? 20 novembre 2024

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