
La situation politique en France est désespérante.
Par ressentiment et xénophobie, une bonne partie des classes populaires1 souhaite élire un parti d’extrême-droite qui ne fait pas mystère de ses intentions, mais qui sait pratiquer le double discours au sujet de son programme économique : proto-communiste avec les ouvriers du Nord, ultra-libéral devant les milieux patronaux. Il les trompe, et elles seront amères quand sous l’impulsion des milieux réactionnaires qui ont vocation à occuper les ministères économiques, une politique de réduction de l’État social sera mise en place, quand on s’apercevra que la fraude n’est pas seulement le fait des immigrés ; et qu’il ne suffit pas de les évincer pour mieux protéger les Français de souche. Mais pour l’instant, le Rassemblement national reste le premier parti dans ce segment de la population, même s’il faut noter que l’abstention y est aux alentours de 30% des suffrages.
Une partie de la bourgeoisie se met à les suivre, prise par les mêmes passions mauvaises et parce qu’elle juge la pression fiscale désormais intolérable. Les classes moyennes, menacées de déclassement, succombent aussi parfois aux messages de l’extrême-droite. L’influence du Rassemblement national dans les milieux les plus rétifs risque de surprendre aux prochaines élections, qu’il s’agisse du corps enseignant ou des milieux homosexuels2.
Les partis, état des lieux
Les partis de la droite classique et le Parti socialiste ont perdu pied. Aux élections comme dans les sondages, les pourcentages de voix qu’on leur prête sont bas, très bas. On ne voit pas comment l’un ou l’autre pourrait devenir des pôles de recomposition politique, même si c’est l’ambition affichée par leur dirigeants actuels – si nombreux qu’ils se condamnent à l’impuissance. Les messages qu’ils adressent à l’électorat sont trop éloignés de ce qu’il faudrait pour reconquérir les classes populaires.
Il est d’ailleurs frappant que le leader de la droite classique le mieux placé aujourd’hui, mais perdant face à Bardella selon les derniers sondages, Édouard Philippe, soit celui qui avait sous-estimé les risques d’insurrection populaire ; on se souvient de l’histoire des Gilets jaunes. La même chose pourrait être dite de Raphaël Glucksmann, le mieux placé à gauche. Son pouvoir de conviction est limité, spécialement dans les classes qui se tournent vers l’extrême-droite, faute du style adéquat, faute de la thématique qui pourrait les intéresser ; ceci paraît irrémédiable.
La gauche et la droite de gouvernement ont à résoudre une équation impossible : quelles valeurs, quels thèmes pourraient détourner les classes populaires de leur hargne xénophobe, obtuse mais présente dans toute l’Europe, et à laquelle on doit le Brexit, l’essor de l’AfD en Allemagne, Meloni en Italie, le Parti des Finlandais…
La tâche à gauche est d’autant plus difficile que la radicalité séduit toujours. La France Insoumise reprend le positionnement anti-système du Parti communiste des années 50, complaisance pour les puissances totalitaires comprise, et reste populaire. LFI exerce la fonction tribunicienne, non plus pour les salariés exploités, mais pour ce qu’il veut désigner comme des minorités ethniques opprimées et méprisées. Ses message sont bien compris dans les milieux populaires à racines arabo-musulmanes et dans la petite-bourgeoise intellectuelle, mais sans majorité possible aux élections. Quant aux écologistes, ils sont devenus des satellites du parti mélenchoniste. Eux ont tout simplement fait une croix sur les classes populaires et les classes moyennes inférieures. La gauche de gouvernement, PS et Place Publique, n’a donc pas d’alliés et son espace est restreint.

Quels thèmes pour reconquérir les classes populaires ?
Quels thèmes permettraient aux partis de gouvernement de capter l’attention des classes populaires ? Là est la question. Si l’on essaye de les imaginer :
- reconnaitre publiquement, pour commencer, que la répression des Gilets Jaunes s’est parfois éloignée des valeurs républicaines, faute de lucidité politique, faute de commandement adéquat,
- réaffirmer l’enracinement régional et renouveler la décentralisation au profit des maires et des régions,
- moderniser, dans le sillage de Gambetta lors de son discours de Grenoble en 1872, le thème des « nouvelles couches » appelées à remplacer les hobereaux et les vieux notables, thème qui d’ailleurs pourrait fédérer Français de souche et minorités à racines étrangères, ce qui est essentiel,
- promouvoir dans ces minorités de nouvelles élites laïques, républicaines pour réduire l’influences des promoteurs du communautarisme islamiste et celle des intellectuels relativistes qui en sont les faire-valoir,
- mettre en valeur les syndicats réformistes, en tant que corps intermédiaires, au lieu de les contourner comme l’a fait Emmanuel Macron depuis près de 10 ans, et rechercher dans le personnel syndical de nouvelles têtes pour les fonctions publiques,
- ne pas craindre d’employer les termes de lutte contre « l’assistanat », réalité qu’il n’est pas judicieux de contester et qui indigne profondément les classes populaires, quoi qu’on en pense.

Malheureusement, le débat dans les partis de la droite ou de la gauche de gouvernement accorde une place excessive aux questions économiques, celles qui n’intéressent pas les classes populaires, plus lucides qu’on ne croit. Il est piquant de noter que ces classes ont été imperméables aux débats sur la taxe Zucman ou sur la taxation de l’héritage, que la droite voudrait supprimer et que la gauche voudrait alourdir. Pour elles, à tort ou à raison, ce qui est critique est ailleurs.
C’est dans ce contexte que la victoire du Rassemblement national, seul ou dans une coalition de la droite extrême et de la droite dure, devient de plus en plus vraisemblable. À gauche, in petto, certains grands élus pensent qu’elle est inévitable, et qu’il faut que les classes populaires fassent leur expérience de l’extrême-droite pour mieux s’en détourner ensuite, dégoûtées. Trop simple !
Il est toujours possible de se rassurer en se disant que les élections ne sont pas jouées, que les sondages ne prédisent pas grand-chose, que l’offre politique n’est pas encore stabilisée. Mais on ne voit pas d’où viendrait la déstabilisation qui pourrait affaiblir l’extrême-droite, ni la stabilisation qui pourrait transformer la droite ou la gauche de gouvernement en pôle majoritaire. L’arithmétique leur commanderait de s’unir, mais le système des partis en France, les traditions sont tels que ce n’est pas envisageable. Un gouvernement de Défense républicaine, comme le début du siècle en a vu sous la direction de Waldeck-Rousseau, n’est pas à l’ordre du jour, pas plus qu’une grande coalition à l’allemande conclue sur un programme mûrement négocié.
Quels contre-poisons ?
Le pessimisme est d’autant plus justifié que les médias du groupe Bolloré, entrés en croisade, injectent dans le corps social des doses supplémentaires de ressentiment et de xénophobie.
On se demande bien quels médias pourraient administrer les contre-poisons. Ce ne seront pas ceux de la gauche culturelle, qui ont fait l’impasse sur la partie populaire de la société dont ils ne partagent ni l’existence ni les valeurs ni les passions. On espère que des quotidiens comme Le Figaro, La Croix, Le Parisien, La Tribune du dimanche3, permettront de résister à la promotion des valeurs illibérales, de défendre l’état de droit et l’humanisme républicain. La gauche n’aime pas se l’avouer, mais c’est aujourd’hui la droite républicaine qui fait barrage à la victoire de l’extrême-droite. Qu’elle cède, comme le veut la stratégie Bolloré-Wauquiez-Sarkozy, et les jeux seront faits.
Si l’on observe que la situation politique de la Grande-Bretagne est inquiétante, puisque le scrutin à un seul tour pourrait favoriser l’extrême-droite de Nigel Farage, et que la Hongrie et l’Italie sont déjà passés du côté obscur de la force, on se dit que Vladimir Poutine et Donald Trump pourraient bien réussir leur pari ; que les régimes illibéraux vont se multiplier, et que ce qui a été construit en Europe occidentale – les institutions, les valeurs – sera sapé de l’intérieur.
Ce n’est pas fait, mais il y a de bonnes raisons d’être pessimiste.
Serge Soudray et Nicolas Tisler
Notes
| ↑1 | Paysannerie, salariés d’exécution, classes moyennes à petits revenus du secteur privé, mais aussi aujourd’hui du secteur public. |
|---|---|
| ↑2 | Selon le magazine Elle du 4 décembre 2025 qui mentionne un sondage de l’IFOP, « 30% des hommes gays voteraient pour Jordan Bardella au premier tour de l’élection présidentielle s’il était le candidat du parti, le plaçant largement en tête au sein de cet électorat. » |
| ↑3 | Et dans un genre différent, la presse féminine, d’autant plus précieuse que c’est parmi les femmes que l’extrême-droite doit encore progresser, et la presse régionale. |