
Tom Stoppard, célèbre écrivain britannique, dramaturge renommé, vient de mourir à l’âge de 88 ans. L’auteur, né en Tchécoslovaquie, avait défendu le pays de ses origines au moment de l’intervention soviétique de 1968, était allé en URSS avec Amnesty International dans les années 1970, et avait soutenu les dissidents soviétiques de l’époque. Il avait aussi lu avec grand intérêt les livres du philosophe anglais Isaiah Berlin sur les grands écrivains et penseurs russes du 19ème siècle1. C’est ainsi qu’est née sa trilogie Le rivage de l’Utopie, qui a connu un immense succès international. Elle fut bien sûr jouée à Londres, pour la première fois en 2002, au Royal National Theater. Il s’agit d’une fresque géante, composée de trois parties : Voyage, Naufrage, et enfin Sauvetage.
En Russie
Le théâtre académique de la jeunesse de Moscou (RAMT), ainsi nommé depuis 1992, ayant succédé au théâtre moscovite pour enfants, monta aussi ce spectacle, dont la première eut lieu le 6 octobre 2007. C’était une époque bénie, la censure avait été abolie depuis l’été 1990, un vent de liberté soufflait sur la vie culturelle du pays.

Le metteur en scène et directeur artistique du théâtre Alekseï Borodine avait été séduit par le texte. Le spectacle serait, pensait-il, une prodigieuse leçon d’histoire russe pour les jeunes, qui connaissaient souvent mal les personnages historiques qui y sont représentés. Aussi avait-il lancé, au cours de l’année universitaire 2006/2007, un programme culturel « Promenade le long du rivage de l’utopie » qui s’adressait aux étudiants des meilleures universités moscovites et proposait des tables rondes, discussions, rencontres diverses avec pour thèmes « Quand l’Europe parlait russe », ou bien « Liberté à la russe ».
Le RAMT, situé Place des théâtres à Moscou, à côté du Bolchoï, fut le seul théâtre à prendre la gageure de jouer cette pièce dans son intégralité – huit heures de spectacle – au cours d’une même journée. En février 2008 le spectacle était présenté pour la douzième fois en proposant des billets à demi-prix pour les étudiants. La célèbre revue culturelle moscovite Aficha lui consacra en février 2008 quatre pages richement illustrées, dans un article qui portait un titre délibérément ambigu et légèrement provocateur : Autres rivages. Autres rivages, c’est aussi une œuvre autobiographique de Vladimir Nabokov, datant de 1951, dont le titre en anglais était Speak, memory, et que l’auteur traduisit lui-même en russe. Le rivage de l’utopie de Stoppard n’est effectivement pas moins russe que les Autres rivages de Nabokov.
La biographie d’Alekseï Borodine le prédestinait en quelque sorte à monter ce spectacle. Né en Chine, dans une famille d’émigrés russes qui cédèrent aux sirènes de l’utopie soviétique et revinrent en 1954 dans leur patrie, il finit lui-même par «échouer sur le rivage». La troisième partie du spectacle Sauvetage (en anglais Salvage) fut traduite en russe par Echoués sur le rivage. Le rivage de l’utopie, c’était donc pour Borodine en quelque sorte une aventure personnelle.
La préparation du spectacle
Un film documentaire intitulé Histoire d’un spectacle retrace l’aventure théâtrale de grande envergure que fut ce spectacle – documentaire que la chaîne de télévision russe Koultoura présenta le 3 juillet 2017, quelque dix ans plus tard. Tom Stoppard en personne, se rendit en Russie pour prendre part à la préparation.
Alexeï Borodine et lui se rendirent à Priamoukhino, dans la région de Tver, où se trouvait au 19ème siècle la propriété des Bakounine, et où en 1814 naquit le philosophe anarchiste Mikhaïl Bakounine2, dans une maison qui était dans un état de délabrement pitoyable lors de leur visite (et il semblerait qu’au début des années 2020 la situation ne s’était guère améliorée). Sur le tronc d’un chêne plus que centenaire fut clouée une plaque commémorative « Le chêne des décembristes ». A Moscou même, sur la colline des Moineaux, le joyeux groupe d’une vingtaine de personnes, toutes affublées d’un tee-shirt imprimé annonçant le spectacle, entreprit, armé de brosses et de balais, de nettoyer un monument historique en piteux état. Cette plaque en bronze, dont le bas-relief représente le profil des deux écrivains, commémore le serment que s’étaient fait Alexandre Herzen et Nicolas Ogariov, après la révolte réprimée des décembristes en 1825, de consacrer toutes leurs forces à défendre la liberté.

Le Spectacle
Huit heures de spectacle proprement dit, plus de neuf heures en comptant les entractes… Les représentations avaient donc lieu exclusivement en fin de semaine ou lors des jours fériés. Trois billets datant du 19 septembre 2009 indiquent que la première partie, Voyage, commençait à 12 h ; la seconde, Naufrage, à 15 h30 ; la troisième Echoués sur le rivage à 19 h. Véritable marathon ! La première partie comprend deux actes et 33 scènes en tout. La deuxième partie deux actes aussi et 31 scènes. Enfin, tout ce beau monde « échouera sur le rivage » en deux actes et 37 scènes.
L’action se déroule sur 35 ans, de l’été 1833 au mois d’août 1868. Les lieux où elle se déroule sont nombreux et répartis entre la Russie et l’Europe. En Russie, outre la campagne dans la région de Tver, il s’agit bien sûr de Moscou, dans un parc, sur une patinoire, mais aussi au « jour fixe » (comme on l’entendait à l’époque) dans le salon d’une dame, dans une salle de concert, dans la chambre d’un critique littéraire célèbre, mais aussi de Saint-Pétersbourg.
A l’étranger, nous allons en France : à Paris (notamment place de la Concorde), à Montmorency et à Nice, en Allemagne à Salzbrunn (qui ne devint polonaise qu’en 1945), et en Saxe (dans une prison). N’oublions pas la Grande Bretagne, avec Londres, Hampstead, Richmond, l’île de Wight, enfin la Suisse, avec Genève. Et comme il s’agit aussi d’un voyage en bateau, la Manche est également présente. Le décorateur du spectacle avait d’ailleurs exploité cette veine en construisant une scène ressemblant à un pont de bateau. Dans les scènes qui se déroulent à Paris en 1848, on voit des ouvriers français et on entend la Marseillaise.

Les très nombreux personnages russes représentés dans cette pièce sont d’abord d’éminents représentants de l’intelligentsia russe du 19ème siècle. Des écrivains, poètes, essayistes célèbres : Ivan Tourgueniev, Alexandre Bakounine ; des philosophes et hommes de lettres connus : Piotr Tchaadaïev, Nikolaï Stankevitch ; un critique littéraire : Vissarion Belinski ; des révolutionnaires, tel que Mikhaïl Bakounine, célèbre anarchiste et bien sûr Karl Marx ; un penseur, philosophe, essayiste occidentaliste, tel qu’Alexandre Herzen et son ami journaliste, essayiste et activiste politique Nikolaï Ogariov. Tout ce beau monde est entouré d’une nuée de domestiques et aides de toute nationalité.
On l’aura compris : la pièce traite de l’histoire de l’intelligentsia russe. Mais il n’est pas seulement question de débats politiques. Tous ces intellectuels sont entourés de leur famille, femme et nombreux enfants. Après avoir suivi leur jeunesse, leurs relations amoureuses, partagé leurs rêves et leurs aspirations, le spectateur découvre leurs échecs politiques, leurs déceptions personnelles. Tous les idéaux utopiques volent en éclats. Il faut s’adapter à une nouvelle réalité, chercher des solutions pratiques dans un monde transformé par l’histoire.
L’histoire se répète
Quelque vingt ans plus tard, ce spectacle ne pourrait certainement pas être joué à Moscou. L’histoire se répète. On assiste à nouveau à une émigration massive de toute une élite intellectuelle en France, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne.
Au cours du spectacle, résonnent les phrases prémonitoires prononcées par tel ou tel représentant majeur de l’intelligentsia russe de l’époque. En parlant de la Russie, Vissarion Belinski s’exclame « Ce n’est pas de l’histoire, c’est de la barbarie ». Alexandre Herzen prévient : « Celui qui a su surmonter une épreuve doit avoir la force de s’en souvenir. » Le mot de la fin, la conclusion la plus désabusée revient à Alekseï Borodine : « L’homme ne peut pas se sentir un être humain quand il est privé de liberté. » C’est en effet la quête de la liberté qui anime tous ces intellectuels.
Véronique Jobert

Véronique Jobert, professeur émérite de langue, histoire et civilisation russes. S’intéresse à la culture russe et à l’histoire soviétique, aux problèmes géopolitiques et écologique du monde russe.