Chet Baker, personnage

Quand l’avocat de l’éditeur l’avait questionné, il avait répondu : « ne vous inquiétez pas, j’ai rencontré sa petite-fille. Ce qui le fait revivre est bon pour la famille ; ils pensent que les ventes repartiront. » On n’en avait plus parlé et le roman était sorti. L’écrivain s’était beaucoup avancé.

Deux semaines après la parution, il avait reçu une première lettre, en anglais, sur deux pages dactylographiées à la machine à écrire, avec fautes d’orthographe et taches de café. La dernière compagne de Chet Baker lui reprochait de l’avoir présentée comme une voleuse récidiviste, destinée à l’hôpital psychiatrique, endroit d’où elle lui écrivait mais c’était une erreur des psychiatres, elle sortirait bientôt. Elle le sommait de corriger les paragraphes la concernant, et regrettait de n’être pas un homme, elle serait venue lui casser la figure ; Chet Baker l’aurait fait, lui c’était un homme. Par précaution, dans un français d’écolier, elle lui adressa un deuxième lettre au cas où la première lui serait restée incompréhensible. Ce n’était même pas sa femme en titre ; l’écrivain mit la lettre à la corbeille.

Il y eut ensuite une lettre de la maison de disques qui lui demandait de mentionner, dans les éditions suivantes, que « les disques de Chet Baker étaient disponibles, par correspondance chez Fantasy Records et dans les meilleures boutiques ». L’écrivain en fit mention lors d’une émission de radio.

Puis les choses devinrent plus compliquées. Il recevait une à trois lettres par jour, la plupart du temps pour rappeler un épisode oublié de la vie de Chet Baker, un épisode qu’il n’aurait jamais dû oublier, parfois pour lui reprocher de s’être cru autorisé à broder. Il était libre d’imaginer ce qu’il voulait, mais c’était une trahison d’inventer une rencontre entre Chet Baker et Louis Armstrong. Il devait réécrire son « Chet Baker, vie et légendes ». Son goût des drogues lui était venu vers 1973, pas avant. Il aimait Debussy… Que faire ? Qui étaient ces gens ? se demandait l’écrivain.

Un soir qu’ils dînaient ensemble, l’éditeur lui dit qu’ils étaient tous deux poursuivis à New York par la famille Baker pour breach of copyright, infringment of privacy, public disclosure of private facts, appropriation of term or likeness. C’était obscur. L’avocat des Editions allait s’en occuper. Cela coûterait cher ; on le retiendrait sur ses droits, dans le respect du contrat évidemment. Le roman ne serait pas réédité avant que l’affaire ne soit réglée.

L’écrivain était embarrassé. Chet Baker était pour lui un personnage de cinéma, sans parents ni ayants-droit. Il était libre pour tout emploi intelligent qu’on voudrait lui offrir. Pourquoi ne l’avait-il pas appelé « Chet B. » ou « C. Baker » ou même « C. B. » ? lui dit un ami. Non, ç’aurait été hypocrite. « Alors nomme-le autrement dans la prochaine édition. » « Mais c’est Chet Baker » répondit l’écrivain, « je veux qu’on le voie, avec son physique d’ange, qui devient celui d’un alcoolique, cocaïnomane, édenté, mais qui garde sa voix ; il faut qu’on entende A Thrill is gone quand je parle de lui, My Funny Valentine. C’est Chet Baker qui est au centre du livre, pas un C. B . ni qui que ce soit d’autre .»  « Alors ! » dit l’ami…

Un vendredi matin, vers 8h30, un huissier vint frapper chez l’écrivain, une assignation à la main. Une certaine Cécile T. se plaignait que le récit raconte une liaison entre Chet Baker et une Cécile – blonde, comédienne de profession, parisienne comme elle -, liaison qui se serait nouée au bar d’un club de jazz dans les années 1990, lors du dernier passage de Chet Baker à Paris. Selon l’ouvrage litigieux, elle aurait abordé le trompettiste à l’entracte au prétexte de lui proposer de venir chez elle voir plusieurs toiles de son mari, peintre connu pour son goût du jazz, et spécialement celles qui le représentait ; le roman allègue que la liaison avait commencé dans l’atelier, en l’absence du peintre, par une étreinte dans la cuisine, sauvage au début mais difficile ensuite (Chet Baker était arrivé ivre), et qu’il y aurait eu nombre de rencontres ultérieures dans des hôtels, des aéroports, etc. Tout ceci aurait causé un préjudice considérable à cette Cécile ; son mari peintre l’avait quittée et sa réputation était entachée ; elle demandait 500.000 euros de dommages et intérêts ainsi que la rectification du prénom dans les éditions à venir. Elle joignait en preuve une lettre d’insulte que lui avait adressée depuis un hôpital de New Jersey la dernière compagne de Chet Baker, visiblement fragile sur le plan psychologique, mais dont la vigilance n’avait pas été prise en défaut.

L’écrivain se rappelait très bien la rencontre du New Morning. Par hasard, il s’était trouvé tout près de Chet Baker au bar, à l’entracte. Une jeune femme s’était approchée, souriante. « My boy friend is one of you admirers. He is a painter and he has made several paintings of you, one with you and Bill Evans playing together ». Il ouvrit son livre : page 67, « Une jolie blonde, pulpeuse et un peu vulgaire, Cécile ou Cécilia, s’était approchée de Chet Baker et avait engagé la conversation sur un ton enjoué. Elle avait prévu de le séduire et elle savait s’y prendre. ». Aucun nom de famille, « Cécile » ou « Cécilia » certes, mais aucun nom de famille. De quoi se plaignait-elle ? A ce moment, le téléphone se mit à sonner et l’éditeur lui dit qu’il venait de recevoir un huissier envoyé par l’avocat d’une certaine Cécile ; à l’avenir, il avait intérêt à vérifier ce qu’il écrivait ou à prendre des personnages libres de droits.

La situation commençait à l’énerver. Chet Baker était un personnage hors du commun. Il avait cessé de s’appartenir ; personne n’en avait le monopole, et puis c’était une « biographie romancée », c’était annoncé en quatrième de couverture. La littérature permet certaines libertés. Il allait prendre un bon avocat. Entre ces plaignants de mauvaise foi et lui, romancier loués par la critique, les juges sauraient choisir. Jazz Magazine témoignerait pour lui. Il faut se battre pour la liberté d’expression, se dit-il ; il ne pouvait pas se défiler. Immédiatement, il eut le pressentiment de la victoire, et il ressentit aussi de la fierté à commencer ce combat.

Le lendemain, il se réveilla vers 5 heures du matin. Les yeux encore mi-clos, il entendit une respiration régulière, douce, celle de quelqu’un qui dort. Il ouvrit les yeux. Sur le petit fauteuil, en face du lit, un homme était assis en train de dormir, la tête penchée sur le côté. C’était Chet Baker. « Je rêve » se dit l’écrivain, mais l’homme ouvrit les yeux, « Please turn on the lights », dit-il.

L’écrivain s’assit sur le bord du lit, gêné d’être en pyjama. Il avait sentiment d’être un enfant puni. Chet Baker se mit protester : le livre lui avait fait du tort, on le salissait,  et en plus, il n’avait pas été payé. De quel droit l’écrivain l’avait-il utilisé ? Même à Hollywood, ce ne serait pas permis. La conversation fut houleuse. Chet Baker paraissait plus en forme qu’au moment de son dernier concert à Paris.

Fatigué, inquiet, l’écrivain promit de régler les aspects matériels ; on négocierait ; tout serait fait dans les règles, et rapidement ; il verrait avec la veuve du trompettiste. « My real wife » précisa Chet Baker, « not the lunatic who is in the hospital, and please tell your lawyer to offer us a fair deal  ». Puis ils parlèrent de musique.

Chet Baker partit une heure plus tard, après s’être plaint du dérangement et des tracas.

Pierre-Yves Delair

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