Romain Gary, sa vie, son œuvre

Kerwin Spire est l’auteur d’une remarquable biographie romancée de Romain Gary, le célèbre romancier deux fois prix Goncourt, parue aux Editions Gallimard. Les deux premiers volumes ont été republiés en livre de poche, et font partie des succès de l’été 2025. Le troisième, « Monsieur Romain Gary », vient de sortir en ce mois d’octobre. Si la biographie romancée est un genre classique, elle traîne parfois une réputation sulfureuse, celle de permettre des arrangements avec l’histoire et la fabulation. Ce n’est pas l’impression que donne la biographie de Kerwin Spire, qui est aussi l’auteur d’une thèse de doctorat sur l’œuvre de Romain Gary et qui a collaboré à son édition dans la Bibliothèque de la Pléiade. La rédaction.

Contreligne – Kerwin Spire, d’abord, les questions qui viennent immédiatement à l’esprit du lecteur :  pourquoi avoir choisi le format de la biographie romancée alors qu’existent déjà des biographies factuelles, classiques de Romain Gary ? Que peut apporter de plus une biographie romancée, dont vous dites en préface qu’elle se veut une « fiction » ? Comment avez-vous arbitré entre respect des sources et liberté narrative ou fiction ?

Kerwin Spire – Le choix d’un récit biographique – bionarrative je dirais – a été motivé par la volonté de raconter une histoire entremêlée entre les fils des « faits réels » et ceux de l’imaginaire. Il a fondé ma méthode de travail et d’écriture. Les faits réels, pour documenter avec précision des pans méconnus voire ignorés de la vie de Romain Gary ; et l’imaginaire pour insuffler un souffle épique à un quotidien distant de plusieurs décennies. En lecteur de Jean Echenoz, j’ai été très sensible à la force d’un texte comme Ravel qui nous donne à lire autant une séquence narrative qu’il nous donne à voir l’attention aux détails minuscules d’une vie dans une dimension presque charnelle, et à tout le moins sensorielle.

C’est que ce j’ai cherché à faire avec la vie de Gary, en campant la vie d’un homme dans le quotidien de son époque, en cherchant derrière la légende un corps sensible, en proie aux émotions, aux réactions, aux vibrations. Une vie est faite de fragments, dont il est ardu sinon vain de donner une image parfaitement nette. J’ai donc préféré donner à voir un récit cinégénique, avec des gros plans, des plans-séquences, des hors champs… Et ces hors champs, c’est à mes lecteurs de les imaginer, à partir d’un indice, et de compléter ainsi un portrait sensible qui se met à vivre avec d’autant plus d’intensité que l’autre partie du chemin a été faite par l’imaginaire.

Hors les biographies de Romain Gary, avez-vous utilisé d’autres sources (tels des lettres, les journaux, les œuvres du romancier ou des témoignages), pour construire votre récit et reconstituer le puzzle ? Existe-t-il encore dans la vie de Romain Gary des événements, des dimensions qui jusqu’à aujourd’hui pourraient nous échapper ?

Le travail sur les sources est fondamental. Cherchant à apporter un éclairage neuf sur trois pans d’une vie, il me fallait documenter avec précision trois séquences : la diplomatie, le cinéma, et l’invention de l’œuvre signée Ajar… qui correspondent aussi à trois imaginaires : l’Amérique de Monroe et de Kennedy, la France gaullienne puis celle de Giscard… J’ai donc été en immersion dans les archives (correspondances officielles comme papiers privés) et ai rencontré de nombreux témoins qui, par le filtre de l’oubli puis celui de la mémoire, ont redonné vie à l’Histoire. J’ai fait le choix de ces séquences et de leurs arrière-plans historiques car elles correspondent à des périodes charnières où une vie bascule, pendant que s’édifie un peu plus, à chaque étape, la légende.

D’autres pans de la vie de Gary demeurent aujourd’hui encore méconnus : son exil, enfant, à travers la Pologne et la Russie soviétiques ; ses campagnes militaires sous les couleurs de la France libre ; ses premiers postes dans la diplomatie… Mais je ne voulais pas livrer toute une vie à une interprétation ; je voulais seulement que le lecteur s’imprègne de cette trilogie – qui fait néanmoins près de 1000 pages – pour inventer son propre Romain Gary…

Quels aspects de la vie de Romain Gary ont été les plus délicats à traiter, soit parce que les sources sont rares, soit parce que les sensibilités des années 50 sont désormais loin de nous ?

Chacun de trois tomes a été délicat à écrire… Reconstituer la vie d’un diplomate dans son huis clos administratif, tisser le fil d’une histoire d’amour légendaire entre deux artistes, ou démêler le vrai du faux avec l’affaire Ajar ! Mais je dois dire que c’est surtout ce dernier opus qui m’a donné le plus de difficultés dans l’écriture, alors que Romain Gary ne s’est jamais exprimé de son vivant sur ce « casse » littéraire, dont il n’a préféré se délier du secret qu’après la mort. Dès lors, comment ne pas le trahir ? comment traduire une forme d’authenticité ? Par la « vérité artistique » que l’écrivain appelait de ses vœux, quand l’imaginaire convoque le réel pour mieux donner souffle à la vie.

Comment réagiriez-vous si des proches du romancier ou des historiens contestaient votre interprétation ?

Je n’ai justement pas d’interprétation mais j’ai des personnages qui interprètent des pensées, des émotions, des silences, des dialogues, des scènes de vie quotidienne… L’interprétation appartient en réalité à mes lecteurs. Mais, tout autant soucieux d’authenticité que l’était Romain Gary, je me trahirais si je disais que je n’avais pas été attentif à la lecture de ses proches. Odette par exemple, qui fut sa secrétaire à Los Angeles pendant cinq ans (1956-1960), a relu mes pages et ne m’a suggéré qu’une correction (qui portait sur l’orthographe d’un nom propre !). Et Diego Gary, bien sûr, a été destinataire de tous mes manuscrits avant leur parution. Il n’a jamais demandé de coupe ni de correction. Et j’ai été très heureux qu’il ait apporté son soutien à ce projet littéraire, qu’il a trouvé respectueux de la personnalité de son père.

Question au spécialiste de Romain Gary que vous êtes depuis bien avant votre biographie romancée : à quelle tradition littéraire pourrait-on le raccrocher, lui qui était quand même en porte-à-faux par rapport à la littérature de son temps, aussi bien celle des romanciers conservateurs voire fascisants de son temps (de Morand à Nimier et alii), que de la littérature des années 50 qui se voyait à l’avant-garde de la création littéraire ?

Gary est une figure iconoclaste des lettres françaises. Et son œuvre est à la marge sur le plan de l’histoire littéraire. Il n’appartient à aucune école ni à aucune tradition littéraire. Mais il n’empêche : de sa génération, il est – avec Camus – l’un des auteurs les plus lus… et dont la vie fascine désormais trois générations de lecteurs. Sa parfaite originalité est ainsi sa force. Il a créé sa propre voie, ce qui est le plus grand pari de la création artistique.

Dernière question : quand sortent les prochains tomes de votre biographie/fiction au sujet  de Romain Gary ?

Kerwin Spire

Le dernier tome de la trilogie « Monsieur Romain Gary » a paru dans la Collection Blanche le 9 octobre 2025, pour les cinquante ans de l’affaire Émile Ajar, et du prix Goncourt attribué en 1975 à La Vie devant soi. Ensuite, il y aura d’autres projets littéraires, dans cette veine bionarrative mais aussi une écriture plus personnelle dans le champ romanesque…

Propos recueillis par Nadia Trétaigne

Kerwin Spire, né le 26 février 1986 à Marseille, est un écrivain français. Après avoir soutenu une thèse de doctorat sur l’œuvre de Romain Gary et collaboré à son édition dans la Bibliothèque de la Pléiade, il publie aux Éditions Gallimard une trilogie romanesque intitulée Monsieur Romain Gary (collection Blanche).

Monsieur Romain Gary, Consul général de France, 1919 Outpost Drive, Los Angeles 28, California, Gallimard, collection « Blanche », 2021 et Folio 2022

Monsieur Romain Gary, Écrivain-réalisateur, 108, rue du Bac, Paris VIIe, Babylone 32/93, Gallimard, collection « Blanche », 2022 et Folio 2024

Monsieur Romain Gary : Alias Émile Ajar – Aux bons soins du Mercure de France : 26, rue de Condé, Paris VIe, Gallimard, collection « Blanche », 2025

Photo de K. Spire : F. Mantovani © Gallimard

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