Parmi les contre-arguments sérieux qu’on oppose à l’accusation de fascisme, portée contre Donald Trump et le régime qu’il institue aux États-Unis, figure le fait, indubitable, que le trumpisme n’a aucune tendance au militarisme. Il ne s’accompagne pas de marches au pas cadencé de masses d’hommes transformés en soldats, ni d’une esthétique guerrière, quoique le goût des armes à feu soit fort répandu dans les rangs MAGA. Il y a probablement dans le fonds culturel américain, même dans les franges les plus réactionnaires de la population, un individualisme foncier qui répugne à l’enrégimentement, ce dont témoigne, sur un mode qu’on jugeait à l’époque comique1, les accoutrements disparates et grotesques des émeutiers du 6 janvier 2021.

Mais cette explication paraît superficielle. La militarisation de la vie sociale peut prendre d’autres formes que l’enrégimentement de la société civile. On pressent du reste que ce mouvement est en marche aux Etats-Unis quand l’on voit des forces militaires déployées dans certaines villes, au prétexte que la délinquance serait hors de contrôle et surtout dans le but d’impressionner les esprits et de dissuader les contestations.
L’administration des hommes et des choses
Si les régimes qui relevaient dans les années 30 de la famille des fascismes, en Italie, en Allemagne mais aussi dans les Balkans, se donnaient un modèle et une apparence militaires, c’est qu’ils imaginaient l’armée, tout à la fois institution, culture et projet, comme une alternative aux démocraties parlementaires. Ils les jugeaient faibles, inefficaces, incapables de protéger les valeurs conservatrices (l’ordre, les hiérarchies naturelles, l’unité ethnique et idéologique du groupe…), impuissantes face à la contestation communiste, à la décadence. On connait la chanson !
Le trumpisme porte un même jugement sur la démocratie, avec le wokisme en substitut au communisme, mais l’armée n’est pas son modèle, ni sur le plan sociologique ni sur le plan esthétique. L’alternative à la démocratie, il la trouve, non dans le monde militaire, mais auprès des grands capitalistes de la tech, dans leurs théories néo-managériales. Ces théories dont l’illustration principale est venue de l’agence conçue par Elon Musk, le Department of Governmental Efficiency ou DOGE, ne sont pas unifiées ni forcément cohérentes. Elles sont rarement exprimées de façon systématique, sinon par Peter Thiel.
Elles se présentent toutes en substitut à la gouvernance démocratique grâce à l’intelligence artificielle et aux algorithmes, qui nous dispenseront, disent-ils, de la délibération et de l’incertitude des élections. Elles se veulent le principe de réorganisation des sociétés sur une base rationnelle, tournée vers l’efficacité.

C’était précisément, au moins dans la bouche des dirigeants fascistes, ce que la réorganisation militaire de la société allait permettre. Il s’agissait, alors comme maintenant, de rendre plus rationnelle l’administration des hommes et des choses, selon la vieille formule.
L’hypothèse du fascisme in the making
Que le trumpisme semble ne pas comporter de dimension militaire ne suffit donc pas à écarter l’hypothèse fasciste, ou du moins celle d’un fascisme en train de s’installer2, car cette dimension militaire est remplacée, dans les esprits, dans les faits, progressivement, par des conceptions néo-managériales anti-démocratiques qui en sont les équivalents fonctionnels.
Le management par algorithmes, équivalent fonctionnel du militarisme des années 30
Faut-il espérer que dans le bloc trumpiste, se feront jour des contradictions, au sens marxiste, entre les élites de la tech et la base MAGA, par exemple au sujet de l’immigration des travailleurs de l’informatique dont la Silicon Valley a besoin ?
La participation des grands intérêts capitalistes à l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler est bien documentée, tout comme leur asservissement au pouvoir nazi, car la situation a rapidement tourné à leur désavantage. Le Reich s’est vite débarrassé de la logique économique libérale au nom de la primauté du pouvoir politique. Sur ce point, il faut bien dire que la récente réunion à la Maison-Blanche entre les dirigeants de la Silicon Valley et Donald Trump ne laisse aucun doute sur la hiérarchie qui s’est instituée3.
Si les Etats-Unis ne sécrètent pas rapidement un anticorps, l’Etat finira pas transformer le pays, certes sans esthétique militaire, en véritable caserne dans laquelle les élites de la tech seront elles-aussi subordonnées à un Exécutif sans règle, comme le furent les généraux de la Wehrmacht ! Elles n’ont même pas la raideur du Junker prussien, les traditions qui leur permettraient de s’y opposer.
On dira que tout ceci est exagéré, paranoïaque et pessimiste, que le trumpisme sera une parenthèse illibérale malheureuse, comme le Second Empire chez nous, arrivé au pouvoir avec la complaisance des élites sociales et le soutien des campagnes, qui a fini par disparaître sans guère laisser de traces. Peut-être, mais Napoléon III, tout dictateur qu’il fût, n’était pas un mauvais bougre.
Là, …
Serge Soudray
Directeur adjoint de la rédaction
Lire aussi : Reconnaître le fascisme quand il se présente, Serge Soudray, Contreligne, mars 2025
Notes
↑1 | Y compris l’auteur de ces lignes. Voir 6 janvier 2021 – Davy Crockett dénaturés ou vrais fascistes ? |
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↑2 | Ce qui pourrait ne pas se produire si les contre-pouvoirs fonctionnent, si l’électorat se rebelle aux élections. |
↑3 | On notera que dans un livre déplaisant, pour discréditer nos sociétés libérales l’historien tourné mélenchoniste J . Chapoutot donnait au management capitaliste classique des racines dans la réflexion managériale nazie. Belle prescience de la gauche radicale, aveugle au danger, comme les communistes des années 30 ne virent dans le fascisme et le nazisme qu’un avatar du capitalisme libéral, qu’il ne convenait pas de défendre. |