Christian Petzold et son « Miroirs n°3 »

Dans un monde saturé de bruit, de violence, de mensonges et de vulgarité, quel bonheur d’être, une heure et demie durant, transportée dans une autre réalité, une sorte d’hétérotopie cousue de silence et de mystère, où règnent l’authenticité des gestes simples, quotidiens dictés par l’amour, la magie d’une rencontre insolite, la puissance de deux regards en miroir, qui se reconnaissent sans s’être jamais vus, instant originel d’une lente évolution de l’être étranger au monde vers la réconciliation avec lui-même et ses semblables.

Une maison hors du temps, une femme mûre

Nous sommes dans le Brandenbourg, région entourant Berlin, épargnée par l’industrialisation frénétique du XXe siècle parce qu’elle se trouvait en ex-RDA sans liaison possible avec Berlin-Ouest et la République fédérale. Une maison perdue hors du temps, au milieu des champs, une femme mûre, Betty (Barbara Auer), qui vit là mystérieusement seule bien qu’elle soit mariée, un accident mortel et une jeune femme, Laura (Paula Beer) miraculeusement indemne, contrairement à son petit ami dont elle était en train de se séparer et qui meurt sur le coup: le décor intimiste est en place et nous resterons captifs de son dénuement durant la quasi-totalité du film.

Entre la maison, où Betty recueille la naufragée Laura, et le garage où officient son mari, Richard (Matthias Brandt) et leur fils Max (Enno Trebs), dont l’activité principale consiste à débrancher le GPS des voitures de riches clients, si bien que Laura les prend un instant pour des délinquants, pas de place pour le grand spectacle et les effets spéciaux. Tout se joue dans le va-et-vient entre les deux lieux et dans le duo entre les deux femmes, qui, peu à peu, vont permettre aux deux hommes de les rejoindre et de partager leur quotidien, formant ou reformant le quatuor familial détruit par une autre tragédie.

Pourquoi Laura demande-t-elle à Betty de rester chez elle ? Pourquoi Betty accepte-t-elle d’héberger l’étrangère ? Le film ne l’explique pas. À nous de le découvrir, peu à peu. Car ce film ne raconte pas. Dans l’extrême économie de moyens et par l’écriture elliptique qui le caractérisent, il avance, avec une immense subtilité, de silence en silence, de non-dit en non-dit, de regard en regard, de signe en signe, lâchant à la dérobée un prénom, Yelena, faisant de chaque objet a priori banal (une assiette, des vêtements, un vélo, un piano) un élément signifiant, un indice sur la voie du problème qui tarabuste les personnages, nous laissant tout loisir d’imaginer, d’émettre des hypothèses, suspendant longtemps la révélation ultime que délivrera le fils dans un accès de violence stupéfiant, comme un coup de cymbales au bout d’un lent crescendo savamment orchestré.

La musique, de Chopin à Frankie Valli, et la gestuelle sont les langages essentiels du film, les instruments principaux de sa mise-en-scène, comme si les personnages étaient quelque peu frappés d’aphasie, à l’instar de Maurice Ravel auquel le film rend une forme d’hommage — Laura, étudiante en musique et piano à l’Akademie der Künste de Berlin, interprète notamment son « Miroir n°3 » lors d’une audition. La caméra de Hans Fromm cadre les visages au plus près, captant l’intensité des expressions de Paula Beer et le langage muet de son regard — un océan abyssal de sensations, de récits inaudibles dérivant au gré de sa détresse inconnue, antérieure à la mort de son ami. Fut-elle privée de mère pour chercher ainsi en Betty une planche de salut, de même que Betty projette en elle la présence de sa fille perdue ?

Deux actrices remarquables

Quoi qu’il en soit, toutes deux, actrices de prédilection du réalisateur Christian Petzold, forment un duo au plus haut point remarquable, Barbara Auer rayonnante, exhalant une subtilité et une profondeur saisissantes. Et toutes deux, comme, dans une moindre mesure, les protagonistes masculins, eux aussi extraordinaires de véracité, tentent de trouver la réponse à la question qui les hante et hante le film : comment retrouver le chemin de la vie après un deuil ?

Françoise Rétif

Professeure émérite des universités, essayiste, vient de publier Requiem pour une sœur aux Éditions Tarabuste (2025) et publiera bientôt Ingeborg Bachmann, L’errante, aux Éditions Aden

Miroirs n°3, film allemand de Christian Petzold, avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt, Enno Trebs (1 h 26)

Partage :