
Publié avant l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats Unis, le livre de Nate Silver On the Edge – The Art of Risking Everything paru chez Allen Lane, oppose la « rivière », le monde des joueurs de jeux d’argent et de hasard, du capital-risque et des crypto monnaies au « village » dominé par l’establishment politique et médiatique. Depuis la présidentielle américaine, la « rivière » a pris le pourvoir. Les comportements des membres de la nouvelle administration, leur manière de raisonner et leur passé professionnel sont aux antipodes de ceux des membres du « village » qui ont régné jusqu’à présent sans partage sur le système politique américaine. La lecture ce l’ouvrage fournit donc plusieurs clés permettant d’éclairer l’attitude de la nouvelle administration américaine. Son auteur est le fondateur du site d’analyse de sondages Five Thirty Eight, et l’auteur remarqué de The Signal and the Noise: Why So Many Predictions Fail – but Some Don’t publié en 2012 qui mettait en lumière l’importance et les limites des prévisions statistiques.
Poker et Finance
Le point de départ de l’ouvrage est une longue analyse de l’évolution des tournois professionnels de poker aux Etats-Unis. Silver a été joueur de poker professionnel et ne se prive pas de rappeler au fil des pages ses succès. Il décrit avec force de détails l’émergence puis la domination dans les tournois d’un style de jeu de plus agressif fondé sur la théorie des jeux et les simulations informatiques. Il montre comment cette culture de la prise de risque agressive a progressivement irrigué l’ensemble des milieux des jeux d’argent et des opérateurs de casinos.
Or, c’est pour partie, avec l’immobilier, de ce milieu d’affaires qu’est issu l’actuel président des Etats Unis, milieu dont il reste proche. Sheldon Adelson, dont la veuve est aujourd’hui un de ses principaux soutiens financiers, et Steve Wynn qui étaient membres du comité d’inauguration du Président en 2016, ont fait leur fortune en construisant les casinos de Las Vegas.
Donald Trump lui-même a tenté sans succès de reproduire leur modèle à Atlantic City. On retrouve très fréquemment, dans le vocabulaire ou l’attitude du Président, cette culture des jeux d’argent dans laquelle le mensonge et l’ascendant psychologique sont les armes permettant d’obtenir de l’adversaire qu’il renonce avant même d’avoir livré bataille1.
Le second affluent de la rivière décrite par Silver, aujourd’hui actif dans l’administration Trump, est l’industrie du capital-risque et ses entrepreneurs. Leur proximité avec le nouveau pouvoir est évidente et bien documentée. On trouve enfin autour du Président le monde de la tech réuni autour d’Elon Musk et d’autres figures influentes de la Silicon Valley telles que Mark Andressen ou Peter Thiel, qui abordent les problèmes politiques à partir de l’expérience acquise dans la vie des affaires, de manière analytique, sans a priori sur les solutions et sans aucun tabou. Ils sont convaincus par leur expérience que c’est la seule méthode. Elon Musk a construit Tesla ou SpaceX avec cet état d’esprit venu de la Deep Tech : analyser et définir le projet, ne pas partir des technologies ou des méthodes existantes mais chercher à tout moment la meilleure solution aux problèmes techniques en mobilisant des technologies venues de tous les horizons. Ils sont persuadés que cette méthode, par opposition à celle des grandes institutions de recherche ou des laboratoire « corporates » prisonniers de leurs investissements passés, peut générer des ruptures technologiques. C’est l’état d’esprit qu’ils appliquent aujourd’hui dans leur gestion de l’administration en remettant en cause toutes les structures issues du passé sans aucun ménagement : « Move fast and break things ».
Le troisième courant est issu de la finance et plus particulièrement de l’univers des crypto-monnaies. Silver se livre à long portrait de Sam Bankman Fried, le fondateur déchu de FTX. Ce n’est pas la partie la plus intéressante de l’ouvrage, mais on retrouve chez Bankman Fried bon nombre de traits de caractère ou de raisonnement à l’œuvre chez les nouveaux acteurs de l’administration américaine dans le domaine financier.
Les contrarians au pouvoir
Les acteurs de « la rivière » ont remplacé les anciens Goldman Sachs connus pour peupler les couloirs des administrations, tant démocrates que républicaines. Scott Bessent, le Secrétaire d’Etat au Trésor, est un gérant de hedge fund qui a fait ses classes auprès de Georges Soros, notamment lors de ses paris contre la livre sterling en 1992 et contre le yen en 2013 ; Howard Lutnick, le Secrétaire au commerce, est l’ancien dirigeant de Cantor Fitzgerald, ce broker qu’il a résolument engagé sur le marché des crypto-actifs. Comme Bankman Fried, ce sont des investisseurs « contrarians », aux méthodes hyper-analytiques et dotés d’un appétit pour le risque exceptionnel. Leur fonds de commerce est de gagner de l’argent en marge du système et contre lui. Leur stratégie d’investissement est aux antipodes de celles de la finance traditionnelle : au lieu de chercher à diversifier leurs risques, ils vont au contraire le concentrer de manière massive sur quelques investissements prometteurs ou employer des stratégies originales pour chercher du rendement hors norme. On voit cette stratégie aujourd’hui à l’œuvre avec la promotion de théories économiques elles aussi hors normes, telle celle sur le rôle du dollar dans l’économie mondiale et bien sûr au sujet du libre-échange.
A la lecture de l’ouvrage, deux caractéristiques communes à ces personnages de la « rivière » qui prennent d’assaut le « village » émergent nettement :
- La dissociation qui les conduit, pour chaque évènement, chaque problème à rechercher des solutions isolément de leur contexte. Le « narratif d’ensemble », les principes du droit ou le contexte historique « compliquent tout ». Tout problème doit être décomposés en fragments aussi petits que possibles et isolés pour lui trouver une solution rapide et de court terme ;
- L’omniprésence du calcul probabiliste et l’absence d’aversion au risque qui justifient pour eux une action dès lors que l’espérance de gain est positive. N’importe quel pari peut être tenté et est justifié, même s’il peut entrainer la faillite ou un échec retentissant. On s’éloigne du calcul politique traditionnel et de son aversion marquée pour le moindre risque.
Dans le domaine commercial et diplomatique, qui intéresse au premier chef les européens, l’irruption de cet état d’esprit est un profond bouleversement. L’ouvrage de Nate Silver, permet de prendre la mesure de ce nouvel univers, dans lequel les règles du « Texas Hold’em no limit », la forme de poker la plus agressive et la plus spectaculaire pratiquée par les professionnels en tournoi, sont en voie de prendre le pas sur celles de la diplomatie issue du Congrès de Vienne.

Marc Auberger
Marc Auberger, ancien élève de l’ENA, est haut fonctionnaire et maitre de conférences à l’IEP de Paris au sein de l’Ecole du management et de l’impact.
Nate Silver, On the Edge: The Art of Risking Everything, Editions Allen Lane (2024)
Notes
↑1 | On peut également citer parmi les soutiens du Président dans l’univers du poker, des jeux et des casinos : Andy Beal, financier et joueur de poker de premier plan, fervent contributeur et soutien pendant la campagne ; Billy Long, ancien représentant du Missouri qui a rejoint le World Poker Tour en 2022 après sa défaite et que Trump a proposé pour la direction de l’Internal Revenue Service, mais dont la confirmation par le Sénat se fait attendre ; Linda Mac Mahon qui, avec son mari, a développé le « World Wrestling Entertainment » dans la lutte professionnelle, avant d’être élue au Congrès puis nommée Secrétaire à l’Education de la nouvelle administration ; enfin Dana White, le fondateur de l’Ultimate Fighting Championship, associé historique de Donald Trump avec qui il a développé la MMA dans les casinos d’Atlantic City. |
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