Pour son édition du 16 novembre 2024, Libération a demandé à un certain nombre d’experts quelles seraient leurs idées pour « sortir de l’impasse » et « sauver la démocratie ». Chacun de ces experts, parfois plus des personnalités médiatiques que de véritables experts, a mis en avant une proposition. Certaines sont intéressantes, d’autres triviales ; d’autres encore sont anecdotiques. Elles permettent de mesurer l’état de la réflexion dans une partie de la gauche, et d’identifier ce qui manque aujourd’hui pour transformer l’inquiétude générale en une base programmatique cohérente.
Défiance envers la représentation
Une première série de propositions témoigne d’une défiance envers la démocratie représentative mais aussi, inconsciemment peut-être, envers le corps électoral.
Selon Gaspard Koenig, qu’on ne situerait quand même pas spontanément à gauche et qui se présente comme philosophe et essayiste, la « démocratie en France au sens de l’exercice collectif de la délibération est à peu près inexistante ». Il propose donc d’introduire au niveau local une pratique de la démocratie directe, avec droit donné aux citoyens de déclencher des référendums locaux après pétition réunissant un nombre suffisant de signataires ; le résultat du scrutin serait contraignant, et non pas consultatif. Les grands débats nationaux seraient, dit-il, tranchés en fonction des particularités de chaque territoire, et ces scrutins à l’échelle humaine seraient le meilleur moyen de s’approprier les questions écologiques.
C’est aimable, et qui pourrait être contre le référendum local dans ces circonstances, pourvu qu’il n’en découle pas un capharnaüm général, avec de multiples scrutins aux résultats contradictoires ? S’il s’agit de trancher, chacun pour soi, de grandes questions d’intérêt national, les résultats sur la Côte d’Azur et dans le 11e arrondissement de Paris ne seront probablement pas compatibles. Avec notre géographie électorale, les scrutins locaux seront autant d’occasions de constater les fractures politiques.
Le haut-fonctionnaire David Djaïz évite cette difficulté en réclamant pour les citoyens le droit d’initier « un grand exercice délibératif national ». Si une pétition réunit le nombre requis de signataires, un grand débat pourrait être organisé sur des thématiques précises, avec deux collèges pour préparer les questions, l’un composé de citoyens tirés au sort et l’autre issu de la société civile organisée. Le Parlement pourrait ensuite s’emparer de leurs réflexions pour en tirer les conséquences législatives.
Il reste que les référendums nationaux ou locaux seront certainement, dans notre conjoncture politique, le moyen pour l’extrême-droite de montrer son enracinement dans l’opinion, ce qu’aucun des deux auteurs n’envisage. Un très malsain référendum sur l’immigration nous pend au nez.
Dans une veine qui n’est pas nouvelle à gauche, mais qui témoigne que la difficulté n’a pas encore trouvé sa solution, un autre expert (Taoufik Vallipuram, travailleur social) souhaite que les élus soient plus représentatifs de la sociologie française : une obligation de « parité sociale » permettrait d’en finir avec l’éviction des classes populaires des fonctions représentatives. Cette « parité sociale » est une idée séduisante, mais elle suppose un classement, des quotas et des sanctions dont on n’imagine pas les mécanismes. Et comment, par des quotas légaux, réussir ce que les syndicats et les partis de gauche ne parviennent plus à faire, c’est-à-dire dégager des candidats au sein des classes populaires prêts à exercer des mandats électifs ? L’idée appelle certainement approfondissement. Rien au demeurant n’interdit aux partis qui se réclament de la critique sociale de promouvoir des personnes venant des milieux populaires, ce qu’ils ne font pas. Combien d’ouvriers à LFI, pour l’essentiel parti de petits-bourgeois émargeant au budget de l’Etat ?
Dans une veine qui est cette fois nouvelle, la militante écologiste Camille Etienne propose de créer un conseil écologique. Ses membres seraient tirés au sort parmi les citoyens mais seraient aussi représentatifs de la société française, ce qui paraît difficile à concilier. Il serait assorti d’une section réservée aux experts (climatologues, hydrologues…). Ce conseil conçu sur le modèle du Conseil constitutionnel aurait un pouvoir de censure des lois.
On ne voit pas comment ce conseil « ferait vivre un lien étroit entre démocratie et écologie », puisqu’il aboutit précisément à exclure de la décision les forces politiques qui auront su recueillir le plus de voix. Le tirage au sort est une revendication classique de l’extrême-gauche, destinée à contourner le processus électoral qui la relègue systématiquement aux marges. Ce Conseil écologique est ici aussi la façon de contourner le suffrage universel, mais cette fois au nom de l’intérêt supérieur de la planète. Cette défiance envers le suffrage témoigne seulement que la cause écologiste n’imagine plus de se rallier une majorité des électeurs. La section des experts est censée comporter des sociologues, manière d’écarter la société réelle !
Ces propositions ont un point commun : elle marginalise le Parlement puisqu’il n’aurait plus l’initiative des réflexions ni celle des lois, et qu’il serait concurrencé par des référendums ou par des collèges – collèges de représentants tirés au sort ou collèges d’experts. Elles marginaliseraient également l’exécutif, les exécutifs qui n’auraient souvent plus qu’une compétence liée, une fois que les collèges se seront prononcés. Cette ingénierie institutionnelle est donc de nature à affaiblir la démocratie représentative dans son sens classique. Elles ne tirent d’ailleurs pas les conséquences de ce que les grands débats alla Macron ont fait voir ces dernières années : des exercices vite instrumentalisés qui finissent par renforcer l’exécutif dans ses penchants technocratiques. On imagine aussi le backlash populiste aux élections ou dans la rue.
Par comparaison, la proposition d’une constitutionnaliste, Anne-Charlène Bezzina, d’une dose de proportionnelle aux élections parait simple et raisonnable. Elle aurait le mérite d’être facile à mettre en place. La résistance à la proportionnelle, à gauche, tenait à la crainte qu’elle renforce l’extrême-droite. Aujourd’hui que l’extrême-droite est en mesure de remporter les scrutins majoritaires (à Dieu ne plaise), cette prévention est probablement dépassée.
Ces experts, c’est marquant, font l’impasse sur la reconstitution d’un système de partis cohérent, qui ne relèverait pas de la réforme institutionnelle mais du travail de chaque parti pour ce qui le concerne, afin de mieux correspondre aux attentes de l’électorat et aux urgences de l’heure, afin de mieux former ses candidats aussi. Probablement est-ce plus important que les votations de type suisse.
Taxer, bloquer
Un programme de gauche ne serait pas complet sans la création de nouvelles taxes. La directrice générale d’Oxfam (Cécile Duflot), cette organisation britannique si peu experte, propose donc de créer un impôt sur la fortune climatique, décliné en 16 mesures fiscales applicables immédiatement, dit-elle, et visant à dégager 101 milliards d’euros cette année (année non précisée ; on imagine que c’est 2025). On ne voit pas quelle est sa légitimité à intervenir dans le débat budgétaire français. On ne voit pas non plus en quoi la création de nouveaux prélèvements obligatoires, même avec des finalités écologiques honorables, relève du renouvellement de la démocratie. C’est confondre les registres.
La directrice d’une autre organisation au nom anglo-saxon (Lucie Pinson de Reclaim Finance) demande qu’on canalise la « puissance de nuisance des acteurs financiers ». Elle se réclame du programme du NFP, auquel elle veut ajouter la mobilisation des citoyens, associations et syndicats. Wall Street n’a qu’à bien se tenir. Le rôle de la finance appelle de nombreux commentaires, mais à ce niveau de généralité du propos , il faut parler de naïveté. Ce n’est pas dans ce secteur de la réflexion de gauche qu’on trouvera des idées nouvelles sur la finance et sa régulation – tout au plus du poujadisme ou la vieille tradition de Pierre-Joseph Proudhon.
Traditionnelle, l’est aussi la proposition de la Secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, de donner aux institutions représentatives du personnel un pouvoir de blocage dans l’entreprise. La tradition ici est de ne pas envisager la vraie cogestion comme elle se pratique en Allemagne, et d’en rester à un pouvoir de résistance et de blocage – pouvoir qui a sa part de responsabilité dans la situation de la France depuis 50 ans : une société de la défiance, selon la formule maintenant ancienne de deux économistes réputés, et la désindustrialisation. Sophie Binet demande également des heures de décharge pour que les salariés puissent aborder les questions salariales durant leur temps de travail. Tout ceci ne témoigne pas d’une quelconque hauteur de vue. C’est décevant de la part d’un grand syndicat.
Renforcer l’extrême-gauche
Parmi les propositions, certaines cherchent à renforcer la base politique et électorale de l’extrême-gauche ; ainsi la demande d’accorder le droit de vote à partir de 16 ans (Adeline Hazan, présidente de l’UNICEF France)1, et celle de permettre le vote des étrangers à toutes les élections, souhaité par l’avocat Raphaël Kempf2.
On ne voit pas quel bénéfice la démocratie française pourrait en tirer. Au contraire, pour ce qui est du vote des étrangers, on imagine bien les effets d’un droit ouvert sans condition, à commencer par la cristallisation d’un vote communautaire, qui est la dernière chose dont la démocratie française ait besoin en ce moment. Donner davantage de droits politiques à des minorités qui ne sont pas toujours acculturées aux valeurs libérales serait dangereux. Ces propositions n’ont qu’un objectif : élargir la base électorale des partis de la gauche radicale. La démocratie est sinon un prétexte, du moins l’occasion d’une revendication intéressée.
Quatre propositions relèvent des vœux pieux, aimables, avec parfois une touche new age : réinvestir les corps (Asma Mhalla, politologue), réinventer la parole (Christian Salmon, écrivain), éduquer à l’empathie (Fabienne Brugère, philosophe), et assainir les réseaux sociaux (David le Breton, sociologue, et Salomé Saqué, journaliste). Qui ne serait d’accord ? Oui, mais alors comment ?
Deux propositions précises paraissent intéressantes, mais elles sont évoquées de façon trop rapide :
- la proposition de l’essayiste Douce Dibondo d’abroger le contrôle d’identité, qui ne serait que la forme du racisme systémique et le prétexte de la violence policière contre les minorités extra-européennes. Celle-ci a l’intérêt d’attirer l’attention sur les fracture entre les jeunes gens de ces minorités et les institutions, vrai problème démocratique, mais sa proposition laisserait la société démunie devant le trafic de drogue et l’immigration illégale. Il faudra plus d’imagination pour trouver une solution.
- La proposition de l’économiste Julia Cagé de réformer le financement public de la presse, pour avantager d’autres médias que les journaux traditionnels, sous condition que les rédactions aient des droits de veto sur les orientations éditoriales et les nominations. La proposition à l’avantage d’attirer l’attention sur le mauvais rendement de l’aide publique aux médias, mais elle n’est pas à la mesure de la concentration du secteur en France aujourd’hui. Elle accorde de plus une confiance excessive aux journalistes dont on sait qu’ils peuvent être eux-mêmes biaisés, par confusion du journalisme et de l’esprit militant. La capture des rédactions par les militants est un problème moindre que celui de la domination des médias par les groupes capitalistes, mais il ne peut être écarté. C’est l’une des causes de la défiance envers les médias, très élevée pour de bonnes et de moins bonnes raisons, et qui est l’un des problèmes de la démocratie3.
Terminons cet examen par une idiotie à laquelle personne n’avait pensé : selon la journaliste Hélène Devinck, il faudrait imposer des équipes de foot mixtes pour parvenir à une démocratie féministe. Dans l’échelle des problèmes, dans celle des solutions, cette idée paraît hors-sol.
Ce qui manque
Ce qui manque dans ces propositions pour la réforme de la démocratie, c’est la moindre considération pour la décentralisation et pour la promotion des corps intermédiaires, deux domaine dans lesquels le macronisme des sept dernières années a aggravé les défauts français.
Aucun des experts ne se demande si la définition actuelle des régions et l’organisation des collectivités territoriales permettent le débat démocratique et un lien plus étroit avec les électeurs. Les référendums nationaux ou locaux ponctuels sont moins importants que la définition des pouvoirs, des périmètre géographique et que la latitude politique qu’on doit reconnaître à ces collectivités. Les propositions au sujet des institutions ignorent le vieux débat Jacobins-Girondins, qui s’est presque toujours terminé en France par la défaite de cette deuxième tradition. La situation actuelle est pourtant considérée par les (vrais) experts comme peu satisfaisante.
Aucun ne se pose non plus la question des corps intermédiaires. Comment réhabiliter ces corps marginalisés lors des deux présidences d’Emmanuel Macron, qu’il s’agisse des partis politiques, des syndicats, des ordres, des associations. Toutes ces organisations tirent leur légitimité de processus qui ne sont pas électoraux, mais elles permettent aux citoyens de s’exprimer de façon construite et informée – bien plus que le tirage au sort, les « grands débats » ou les référendums thématiques sur pétition. Elles ont aussi l’avantage d’annoncer la couleur, à la différence des experts de collèges, souvent plus militants qu’on ne pense, ou même des citoyens apparemment sortis de nulle part. Aucune des propositions n’aborde le rôle des cabinets de conseils ou des lobbys qui ont souvent eu bon accueil dans les ministères depuis 2017, quand les corps intermédiaires étaient tenus à distance.
C’est dire que la gauche, dont Libération est une sorte de baromètre, doit encore faire des efforts si elle veut sauver la démocratie, tout à la fois, de la défiance, du populisme et de la technocratie. En l’état, la plupart de ces propositions aggraveraient les difficultés.
Serge Soudray
Notes
↑1 | Ce qui est hasardeux si l’on songe à l’influence des réseaux sociaux sur les adolescents. |
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↑2 | Avocat qu’on aurait plutôt attendu sur la justice, et par exemple sur le regrettable affaiblissement des jurys populaires, vrai problème démocratique. |
↑3 | Heureuse en revanche, l’idée de Julia Cagé de « bons presse » accordés à chaque citoyen, forme adulte du Pass Culture. |