Portrait d’Itkine, d’Olivier Barrot

L’écrivain et journaliste Olivier Barrot donne aujourd’hui un livre court et gentiment décousu, mais aussi très attachant. Son livre sur Sylvain Itkine, cet acteur des années 30 qu’on voit dans certains films de Jean Renoir et qu’on voyait surtout sur scène dans ces années-là, a le pouvoir de faire revivre les milieux du théâtre et du surréalisme d’avant-guerre. Il fait aussi revivre pour les années 40, la vie de ces artistes réfugiés à Marseille qui essayent de survivre tout en conservant leur art. Certains s’engageront dans la Résistance. Cet engagement sera fatal à Sylvain Itkine qui sera arrêté et mourra en prison en août 1944.

Pierre Fresnay, Jean Gabin et Sylvain Itkine dans La grande illusion

Sylvain Itkine nait à Paris en décembre 1908 dans une famille juive émigrée de Lituanie. Pauvre, malgré ses bonnes études au lycée Condorcet il doit vite gagner sa vie. Son goût pour le théâtre et son talent de comédien lui éviteront les professions de la maroquinerie ou de la joaillerie auxquelles le destinait son milieu. Après des cours d’art dramatique, il trouve ses premiers rôles au théâtre puis quelques seconds rôles au cinéma. Il commence aussi une carrière de metteur en scène et de dramaturge. Ses amis sont comédiens, cinéastes, écrivains…, souvent proches des surréalistes. Itkine est présent dans l’entourage d’André Breton et de Prévert, dans celui de Jean Renoir. Jean-Louis Barrault et Edwige Feuillère sont de ses amis. On peut le voir dans La grande illusion où il joue le rôle d’un professeur de littérature grecque, Demolder, qui traduit Pindare dans la forteresse dont Gabin et Dalio cherchent à s’évader.

Il est décrit comme talentueux et pionnier dans son goût des auteurs les plus intéressants de l’époque, et il se fait un nom pour lui-même à force de mettre en scène des spectacles réussis. Il crée une troupe de théâtre Le Diables écarlate qui joue Roger Vitrac et Alfred Jarry. Parmi ses plus grands succès, Le coup de Trafalgar, pièce de Vitrac où il joue d’abord et qu’il finit par mettre en scène en 1937. La presse est très élogieuse, nous dit Olivier Barrot. Il laisse des notes de travail qui montrent le sérieux et l’invention du metteur en scène. Pour ses décors, il fait appel à Max Ernst. Ses propres œuvres ne recueillent pas le même écho, et Olivier Barrot les juge peu marquantes, trop longues souvent. Sylvain Itkine est de ces talents réels mais secondaires qui donnent le ton d’une époque. Il aurait probablement marqué l’après-guerre, joué Beckett ou Adamov, monté des pièces à Avignon. La Revue d’histoire du théâtre lui consacrait un numéro en juillet 1964.

Comme beaucoup d’artistes des années 30, il est proche des milieux de gauche, pour les positions politiques bien sûr mais aussi pour la réflexion sur la culture. Il participe à la rédaction d’un manifeste sur le rôle du théâtre et de l’éducation populaire, et recherche l’appui du gouvernement de Front populaire pour le traduire dans les faits.

 Il est mobilisé en septembre 1939, mais il n’est pas fait prisonnier comme beaucoup d’autres. Il peut retrouver sa famille et l’emmener dans la zone non occupée, à Marseille, pour échapper au statut des Juifs. Olivier Barrot décrit toutes les vies fragiles et menacées menées par ces artistes, protégés par certains grands noms de la vie marseillaise. A eux tous, ils donnent une nouvelle force à la vie artistique du sud de la France. Aidé par un certain esprit d’entreprise, Sylvain Itkine lance une coopérative de bonbons et de fruits pour fournir du travail aux réfugiés et aux artistes qui ne peuvent pas tous vivre de leur art. Marseille, c’est la ville où un envoyé du gouvernement américain, Varyan Fry, donne des visas à ceux qui cherchent à s’enfuir. L’histoire est connue.

Quand l’affaire périclite, faute de matières premières, et quand la zone non occupée est envahie à son tour, Itkine part à Lyon et entre dans la Résistance. Il est accompagné par sa femme et deux enfants, et cette vie de famille réglée dissimule une activité de renseignement qui lui vaudra la légion d’honneur et le grade de capitaine à titre posthume. Dénoncé par un agent infiltré, nous dit sa fiche Wikipédia, il est arrêté en août 1944, torturé par Gestapo de Lyon et aurait été fusillé sans avoir parlé. Il avait 35 ans. Au fort de Monluc, rapporte Olivier Barrot, un de ses camarades de détention l’entendait parler d’un écrivain russe, probablement de Lermontov. La délatrice est une française, vénale, qui est aussi la maitresse d’un officier nazi. Elle sera condamnée à mort à la Libération, mais la peine sera commuée en travaux forcés à perpétuité. Elle n’a pas dû mourir en prison, se dit-on.

Olivier Barrot, qui s’intéresse à Itkine depuis qu’il a vu La grande illusion, à 12 ans, s’est aperçu plus tard que l’existence d’Itkine avait parfois tangenté à celle de ses parents et grands-parents. Son livre lui permet ainsi de faire revivre ces générations – en peu de pages, dans le registre de l’évocation. Il donne à son récit un caractère flou qui n’est pas sans évoquer les romans de Modiano. On a parfois l’impression d’entendre une grand-mère au sujet d’un frère ou d’un oncle mort dans ces années-là, avec juste ce qu’il faut de détails pour qu’on les imagine. Rien pourtant qui ferait une biographie d’historien. C’est peut-être parce qu’Olivier Barraud n’est plus un jeune homme qu’il éprouve le besoin de ramener à la mémoire ces personnes que l’histoire n’a pas épargnée, qu’on finira par oublier, tout finit par s’oublier.

Il reste la silhouette de ce professeur de grec dans une forteresse de Silésie, quelques paragraphes dans les livre de souvenirs des artistes qui l’ont connu1. Il restera peut-être aussi ce livre, dont on recommande la lecture, avec ses photos d’Itkine avant-guerre, avant que tout parte dans la mauvaise direction.

Stéphan Alamowitch

Olivier Barrot, Portait d’Itkine, éditions Gallimard, 2024

Notes

Notes
1Olivier Barrot en donne la liste : Roger Blin, Edwige Feuillère, Francis Lemarque, José Corti…
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