Les élections régionales dans l’Est de l’Allemagne donnent l’image d’un pays toujours divisé.
Si elles n’ont rien en commun du point de vue juridique et institutionnel avec les législatives françaises, les élections dans les Länder de Saxe et de Thuringe, le dimanche 2 septembre, ont abouti à des résultats qui ne sont pas sans faire quelque peu écho à la situation dans l’hexagone. Les partis de la coalition au pouvoir à Berlin furent en effet largement battus au profit d’un raz-de-marée de l’extrême droite (AfD), ainsi que de l’émergence d’un nouveau parti radical et populiste situé à gauche, l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). Si la CDU est arrivée légèrement en tête en Saxe avec 31,9% des voix, devant l’Afd (30,6%) et le BSW (11,8%), alors qu’elle est largement dominée par l’Afd en Thuringe (AfD 32,8%, CDU 23,6%, BSW 15,8%), il sera dans l’une et l’autre région très difficile de constituer un gouvernement, puisqu’aucune formation n’a la majorité et que les partis « démocratiques » se refusent à former une coalition avec l’extrême droite.
Celle-ci, arrivée en tête en Thuringe, crie haut et fort que c’est à elle de former un gouvernement ; toutefois sans majorité ni allié, cela lui sera impossible. Les Allemands savent par expérience qu’un tel cas de figure appelle de longues négociations et, comme naguère au niveau fédéral, il faudra selon toute vraisemblance attendre des semaines, voire des mois, avant que ne se profilent des accords et des programmes de gouvernement …
La question de savoir pourquoi l’Est de l’Allemagne — le pays qui constitua la République Démocratique Allemande de 1949 à la réunification, en 1990, et compte aujourd’hui six des seize Bundesländer —vote différemment de l’Ouest et offre une telle caisse de résonance aux thèses de l’extrême droite, fait depuis longtemps débat en Allemagne. La fracture qui continue de couper le pays en deux trente ans après la réunification fait aujourd’hui encore couler beaucoup d’encre. Pour expliquer cette fracture, on a longtemps incriminé les raisons économiques et le déséquilibre des richesses, de l’industrialisation, des infrastructures, du chômage, etc., les Allemands de l’Ouest reprochant à l’Est de coûter cher et de profiter de leur générosité sans contrepartie ; les Allemands de l’Est se sentant « colonisés » par un Ouest arrogant, dominateur et redresseur de torts. L’idée qui dominait était donc qu’il suffirait de réduire les inégalités sociales et économiques pour réduire la fracture et aboutir à une société enfin réconciliée et réunifiée.
Inégalement réunies ?
Au printemps dernier, un professeur de sociologie de l’Université Humboldt zu Berlin, Steffen Mau, publia un petit livre, inscrit sur la liste des beststellers du Spiegel, Ungleich vereint (littéralement : inégalement réunies) qui battait en brèche cette vision de la fracture et de son dépassement. Dans cet ouvrage, l’auteur constate que l’hémorragie démographique a cessé et que le déséquilibre économique s’est fortement réduit en trente ans : la croissance est plus élevée à l’Est qu’à l’Ouest, des industries de prestige s’y installent, et la différence des taux de chômage s’est fortement réduite. Il constate toutefois également que cette amélioration des conditions de vie dans les « nouveaux Länder » n’a pas mis fin à la fracture persistante des mentalités ni au sentiment qu’ont les Allemands de l’Est d’être des citoyens de seconde zone. Certes, il admet que des inégalités persistent entre l’Est et l’Ouest et qu’une carte d’un certain nombre d’indicateurs microéconomiques révèle toujours l’existence d’une « frontière fantôme » entre les deux Allemagne. Cela ne suffit pas cependant, selon lui, à expliquer les divergences profondes qui divisent le paysage politique allemand ni les sociétés.
La conclusion de ces constats, dit-il, c’est qu’il faut cesser de croire en un possible alignement de l’Est sur l’Ouest par un éventuel « miracle économique » et reconnaître enfin qu’il y a une spécificité est-allemande, comparable à l’écossaise ou à la catalane, à la différence près (et de taille) qu’il n’est nullement question pour l’Allemagne de l’Est de faire sécession.
Ce qu’il nomme « l’ossification » de la fracture est un phénomène complexe imputable, pour résumer sommairement ses thèses, à des phénomènes à la fois historiques et psychologiques : la révolution pacifique des années 1989 et 90 ne put aboutir naturellement à l’émancipation démocratique à laquelle aspiraient nombre de citoyens de l’ex-RDA, car la réunification y mit brutalement un terme en imposant le modèle importé de l’Ouest au détriment de solutions inventées par les Allemands de l’Est, qui auraient aimé intégrer certains acquis et atouts du système dans lequel ils avaient vécu durant quarante ans. D’où le sentiment qu’on leur avait volé leur révolution, l’indignation de se voir déposséder de leur destin et imposer un système avec les hiérarchies et les élites importées de l’Ouest reléguant les « autochtones » à des postes subalternes. D’où l’amertume, l’insatisfaction et le ressentiment, tels que les a décrits la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury1, qui se transmettent et augmentent de génération en génération en oblitérant toutes les améliorations apportées par la réunification. C’est sur ce terrain occupé par le ressentiment que l’extrême droite comprit rapidement qu’elle pouvait prospérer, d’où les succès enregistrés récemment. Certes, elle aussi fut largement importée de l’Ouest, selon Steffen Mau, bien qu’elle ait été présente également à l’Est, mais souterrainement, car a priori bannie par le système communiste.
L’analyse de Steffen Mau est particulièrement éclairante dans la mesure où elle relativise l’importance des facteurs économiques au profit d’un « ressenti » tout aussi important. Cependant, l’auteur ne traite malheureusement que très marginalement, en faisant référence au livre d’Anne Rabe, Die Möglichkeit von Glück » (non traduit), l’histoire de la violence en ex-Allemagne de l’Est, un pays qui se construisit sur le mythe de la résistance au pouvoir nazi, un pays où tout passé nazi était tabou, ce qui rendit impossible un quelconque travail de mémoire, c’est-à-dire la possibilité d’analyser, de comprendre et de dépasser le passé. L’écrivain Christoph Hein a fait de l’analyse de la société est-allemande, de sa violence, de son sectarisme, de son rejet de toute différence, le sujet de son œuvre, traduite aux Éditions Métaillé. La lecture des romans (La fin de Horn, Désarroi, L’ombre d’un père) de cet auteur, né en Silésie en 1944, met en lumière les tares d’un système communiste que Christa Wolf, cette grande dame des lettres allemandes, née vingt ans plus tôt, ne pouvait dévoiler qu’à mots couverts2 — couverts, et pourtant bouleversants.
Les témoignages littéraires ne font pas défaut pour comprendre ce qu’il se passe actuellement en Allemagne de l’Est. Il faut lire ces grands écrivains pour mieux comprendre l’événement qui nous attend : les élections dans le Brandenbourg, le 22 septembre…
Françoise Rétif
Professeure émérite de littérature allemande et autrichienne, essayiste, autrice, traductrice littéraire