Un mélodrame du présent italien

Delia (Paola Cortellesi) 

Le public français peut se demander si le le film de Paola Cortellesi, Il reste encore demain, a eu le succès phénoménal qu’il a connu en Italie parce que les Italiens sont, pour des raisons historiques et culturelles, très sensibles à une certaine esthétique néoréaliste au cinéma. De fait, le noir et blanc superposé à un récit qui se passe dans un quartier populaire de la Rome de l’après-guerre, où les traces matérielles et immatérielles du conflit sont très présentes, où la misère est la première chose que la population partage, où la disparition de Mussolini a fait des heureux mais surtout des nostalgiques… ne peut pas ne pas faire penser à un film comme Rome ville ouverte.

Pourtant, si l’on fait attention, il est également facile de remarquer que le noir et blanc d’Il reste encore demain est bien ancré dans une esthétique contemporaine (avec la perfection un peu lisse créée par une caméra et une photographie numériques), plutôt que dans le grain de la pellicule (rare et de fortune) utilisée par Roberto Rossellini pour le tournage de son film, en 1944. Le noir et blanc de Paola Cortellesi est le noir et blanc de la mémoire et du passé, de la reconstruction historique et des souvenirs de gens qui ne sont plus là. Il est le noir et blanc de l’hommage cinéphile, de la même manière que les premières minutes tournées avec un format (4:3) qui est censé nous renvoyer au cinéma classique, au « passé » du cinéma.

Au contraire, dans la trilogie de Rossellini, Rome ville ouverte, Paisà et Allemagne année zéro1, les événements, l’ambiance et le décor (même quand ils sont filmés en studio) sont contemporains, les histoires sont racontées « en prise directe », et une large partie des seconds rôles sont joués par des acteurs non professionnels, sans compter les conditions de production parfois très dures, qui se ressentent encore de la fin, très récente, du conflit.  Rien de cela ici.

Paola Cortellesi joue le jeu de la citation délibérée et de l’hommage direct au cinéma néoréaliste que, de toute évidence, elle connait bien. La protagoniste de son récit, Delia, habite avec sa famille un logement misérable, où il manque l’essentiel, qui de plus se trouve en demi-sous-sol, avec des fenêtres qu’il faut ouvrir en se mettant sur la pointe des pieds et qui donnent à voir les jambes des passants dans la rue : la ressemblance avec le logement de Maddalena, interprétée par Anna Magnani, dans Bellissima (1951) de Luchino Visconti, est criante. Delia et Maddalena gagnent toutes les deux de l’argent en pratiquant des piqûres à domicile chez des gens de toute condition sociale, et elles nous introduisent toutes deux dans le cercle des femmes habitant le même quartier ou le même bâtiment, une sorte de société dans la société, où se mélangent solidarité, connivence, méfiance et parfois une hostilité réciproque tapageuse, presque animale. Les spectateurs cinéphiles, tant en Italie qu’en France (et ailleurs), ont certainement aussi remarqué, vers le milieu du film de Cortellesi, des silhouettes anonymes d’hommes qui défilent à bicyclette devant la caméra, à contre-jour, comme dans Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica… Finalement, cette « esthétique néoréaliste » est susceptible de s’adresser davantage à une culture cinéphile au sens large qu’à une culture spécifiquement nationale.

Ce qui n’explique toujours pas le succès aussi grand qu’inattendu que ce long métrage a rencontré en Italie. Un succès que le cinéma néoréaliste – hormis Rome ville ouverte – n’a jamais connu auprès du public de la Péninsule.

Francesca Bertini

Ce sont plutôt l’esthétique et la « sensibilité » mélodramatique de Il reste encore demain qui peuvent expliquer son succès. Le cinéma italien paraît prédisposé au mélodrame et à la mise en avant de vedettes féminines. Dans les années 1910, l’Italie est à l’origine de l’un des premiers vedettariats féminins en Europe (avec les dive italiane du cinéma muet, comme Francesca Bertini et Lyda Borelli). Le mélodrame cinématographique italien connait un remarquable revival dans les années de l’immédiat après-guerre, et jusqu’au milieu des années 1950. Des histoires de faute et de rédemption, à la forte charge émotionnelle et morale, (re)mettent les personnages féminins, et notamment la « mère », au centre de récits larmoyants. Ces films sont méprisés par la critique, mais plaisent à des millions de spectateurs. Il s’agit surtout de films en noir et blanc, qui mettent en scène des valeurs et des dynamiques sociales traditionnelles et parfois réactionnaires, mais qui en même temps traitent de questions sensibles par rapport à leur époque : l’urgence sociale des enfants illégitimes dans l’après-guerre, l’évolution de la place de la femme et des valeurs dans une société tiraillée entre un passé récent très encombrant et le besoin de reconstruction et de modernisation.

De ce point de vue, Il reste encore demain est un mélodrame « classique ». L’histoire tourne autour d’une femme du peuple, une mère qui doit sauver sa fille, une femme qui se sacrifie, subit et souffre énormément mais qui ne se rend jamais. Grâce à une série de rencontres et d’improbables (voire très improbables) coups du destin, elle verra finalement rétabli un peu de justice et d’espoir dans un avenir meilleur, pour elle et surtout pour sa fille. Tout cela est amplifié par le contexte historique et la dimension (féminine) universelle qui se joue autour de Delia.

Tant en Italie qu’en France, parmi les commentaires exprimés sur ce film, on entend : « finalement, c’est un mélodrame… », prononcé avec le ton qu’on peut réserver traditionnellement à ce genre, où se mêlent condescendance et méfiance pour un plaisir coupable. Pourtant, le film de Paola Cortellesi n’est pas un mélodrame classique et propose une démarche originale sur le plan formel : les situations larmoyantes et terribles sont présentes, mais elles sont représentées à travers le filtre d’une subtile ironie portée par le jeu de Paola Cortellesi et le regard de Delia. Cela donne également des choix de mise en scène intéressants, comme le fait de faire chanter et danser la violence physique subie par la protagoniste au sein de son couple. Si la musique de fond est trop présente et devient trop indicative, le choix et l’emploi des chansons participent à maintenir dans la narration une distance originale, moderne, qui est susceptible de plaire aussi à un public international.

En même temps, le succès du film  en Italie vient du pouvoir qu’a le mélodrame de toucher les cordes les plus sensibles de la société contemporaine. Ce film sur le passé a su aller à la rencontre d’un présent spécifiquement italien. À la manière d’un mélodrame cinématographique des années 1950, par une histoire touchante et vibrante d’émotions fortes, de musique omniprésente, de coups de théâtre, de personnages très lisibles (les victimes / les méchants), le public a reconnu des enjeux qui lui parlent directement, particulièrement – y compris par rapport au gouvernement italien actuel. Ceux d’une société à la culture encore largement patriarcale, qui n’est plus du tout en phase avec la réalité et le ressenti de ses citoyennes (ainsi que de beaucoup de citoyens). La sortie du film en Italie, à la fin 2023, s’est superposée à des féminicides qui ont enflammé l’opinion publique, et donné lieu à d’importantes manifestations.

L’actualité avec ses faits divers et la fiction cinématographique se sont rencontrées de manière éclatante, mais il semble évident qu’au-delà de la conjoncture grave et dramatique, l’accueil exceptionnel de ce film, qui continue à susciter autant de discours, révèle l’exaspération profonde et partagée d’une société qui ne se contente plus de l’espoir de l’émancipation de demain, mais réclame celle d’aujourd’hui.

Paola Palma

Paola Palma est maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’université de Caen Normandie. Spécialiste du cinéma italien et des relations entre le cinéma et les autres arts, elle a aussi publié plusieurs livres et articles sur Colette, ainsi que la traduction en italien de ses écrits sur le cinéma.

A lire aussi de Paola Palma : Colette et le cinéma, Contreligne, mars 2023

Notes

Notes
1Souvent appelée la “Trilogie de la guerre.”
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