Le 2 avril à Montpellier, Samara, collégienne, était rouée de coups à la sortie de son établissement, et tombait dans le coma. Ce même jour, Maryse Condé, grande romancière francophone, s’éteignait à Apt. Simple hasard d’un triste calendrier. Mais peut-être aussi, alors que la nation vient de lui rendre hommage, invitation à aller chercher dans l’œuvre de cette dernière une lueur, sinon d’espoir, du moins de compréhension, à jeter sur la violence déchaînée autour de Samara. Or il est une de ses œuvres qui, à cet effort, se prête tout particulièrement : Traversée de la Mangrove (1989).
Pour le professeur Patrick Ffrench, ce roman est une « allégorie de l’intrusion de l’étranger dans la communauté »1. Mais quelle communauté ? Et qui est l’étranger ? C’est l’incapacité collective à répondre à ces questions qui fait à la fois tout le roman de Maryse Condé, et tout le drame de Samara.
En apparence, dans le roman, la communauté est celle de Rivière au Sel, en Guadeloupe, et l’étranger est Francis Sancher : un homme qui « avait tous les sangs dans son corps », arrivé d’on ne sait où, et ayant toujours vécu à l’écart. C’est sur sa mort, mystérieuse, que s’ouvre le roman. Alors, comme aujourd’hui autour de la presque-mort de Samara, « bientôt, toutes les langues de Rivière au Sel ne tardèrent pas à se mettre en mouvement à son sujet » : pour l’expliquer, chacun y va de ses souvenirs, de ses conjectures, de ses théories. Or, ce qui se révèle dans cette chorale, c’est qu’en fait de communauté, Rivière au Sel n’est qu’un agrégat d’êtres aussi étrangers les uns aux autres que Francis Sancher l’était pour tous — de même qu’aujourd’hui, autour de la presque-mort de Samara, prenant la parole pour tenter d’expliquer cette éruption de violence, l’on ne parvient qu’à révéler, une fois encore, les fractures de la société française. Est-ce parce qu’elle était « étrangère » à la communauté musulmane de son quartier, donc en tant que « Française », que Samara a été agressée, comme on le suggère à droite ? Ou est-ce parce qu’elle était « étrangère » à la communauté française en tant que « musulmane » que celle-ci ne l’a pas bien protégée, comme on aurait plutôt tendance à le penser à gauche ? On ne saurait le dire.
Car, comme l’explique Patrick Ffrench, ce qui se révèle en fait surtout avec ces voix chorales, c’est que la communauté consiste précisément en leur mise en relation dans leur différence essentielle : communauté « non-linéaire », aux frontières bien définies, mais mouvantes. « Tu vois, la Guadeloupe a changé. En bien en mal, je ne peux pas te dire. Ce que je sais, c’est qu’à présent, Nègres, mulâtres, Zindiens, c’est du pareil au même ! » C’est-à-dire qu’ils sont — que nous sommes — tous des individus tiraillés entre nos appartenances et nos désirs d’autonomie. Quelle doit être la part des unes et des autres, la part d’invariant et la part de mouvant ? Nul ne peut répondre à cette question, parce que nous ne pouvons y répondre qu’ensemble : démocratiquement.
La question est donc celle de l’exercice de cette démocratie. Or, sur ce point aussi, le roman de Maryse Condé nous éclaire, en montrant combien facilement les voix de la démocratie peuvent dégénérer en violence ouverte. C’est qu’autour du cadavre de Francis Sancher, « les gens disent que » : expression récurrente tout au long du roman. Or « les gens », c’est toujours les autres ; et ce qu’ils « disent » généralement, un personnage le résume bien : « Les gens de Rivière au Sel détestent les étrangers et racontent n’importe quoi à leur sujet ». Mais c’est bien sûr parce que « les gens » disent n’importe quoi sur les étrangers que « les gens » en arrivent à les détester, et non l’inverse. Si les « réseaux sociaux » sont à blâmer dans l’affaire Samara, c’est en ce sens : par leur immédiateté, par le « n’importe quoi » qu’ils véhiculent, ils favorisent la constitution de sous-communautés au sein de la communauté démocratique. C’est aussi cette communauté là, qui n’est propre à nulle « culture », qui a passé à tabac Samara.
Et c’est ainsi que les ruisseaux des « petites tensions, aigreurs et jalousies », qu’évoque un des narrateurs du roman, font les grandes rivières de la violence. Que, des « rires, des moqueries, des insultes » dont se plaignait Samara à sa mère, des rivalités adolescentes qu’ont rapportées aux journalistes ses camarades, on en arrive à une violence extrême, qui à son tour nourrit de nouvelles tensions et aigreurs — mais entre adultes cette fois. Et tout cela qui part de l’école ! Comme le dit un des narrateurs du roman : « C’est à croire que les hommes gardent au creux de leur tête un fond de déraison. Ni l’instruction ni l’éducation n’en viennent à bout »
Alors quoi ? Maryse Condé n’offre pas de solution : elle écrit un roman. Un roman dont les voix restent multiples sans qu’aucune ne domine, un roman donc qui, comme tout bon roman, se prête à toutes les lectures idéologiques pour mieux les dépasser, pour arriver à une compréhension plus haute, ou plus profonde. Aussi bien ceux qui dénoncent le « communautarisme » et ceux qui dénoncent l’ « islamophobie » pourraient y trouver de quoi nourrir leur dénonciation, mais, plutôt que de nourrir cette polarisation, Maryse Condé invite chacun à aller chercher chez l’autre ce qui nous lie, et chez nous ce qui nous heurte. Bref, elle nous invite à tenter ensemble de traverser la mangrove, ce fouillis végétal composite et pourtant nourricier, cet embarras de nos contradictions. Car « Les problèmes de la vie, c’est comme les arbres. On voit le tronc, on voit les branches et les feuilles. Mais on ne voit pas les racines, cachées dans le fin fond de la terre. Or ce qu’il faudrait connaître, c’est leur forme, leur nature . . . Alors, on comprendrait ».
Si l’on essaye « sans guide de [se] frayer un chemin dans ses mots », comme l’un des personnages, alors « on s’empale sur les racines des palétuviers, on s’enterre et on étouffe dans la boue saumâtre ». Pour « déraciner de nos têtes l’herbe de Guinée et le chiendent des vieilles rancœurs », prenons Maryse Condé pour guide.
Pierre Azou
Pierre Azou est doctorant en études françaises à Princeton University et chargé d’enseignement à Sciences Po. Paris. Sa thèse porte sur la relation entre l’écrivain et la figure du terroriste dans le roman et l’essai contemporains.
A lire de Maryse Condé :
Traversée de la Mangrove (1989)
Ségou (1984, 1985)
Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (1986)
La Migration des cœurs (1995)
Notes
↑1 | Patrick Ffrench, “Community in Maryse Condé’s La Traversée De La Mangrove.” French Forum 22, no. 1 (1997): 93-105. |
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