Nietzsche au piano

De Nietzsche, tout le monde sait qu’il a beaucoup aimé la musique, qu’il s’est disputé avec Wagner et qu’il a fini par mourir fou après de longues années de réclusion. On lit ses œuvres sans aller forcément au-delà de ces quelques faits. Le mérite du livre de l’écrivain-dessinateur Frédéric Pajak est de revenir sur ces éléments de biographie bien connus, dans un livre alerte et agrémenté de dessins qui rendent la noirceur qui finira par submerger le philosophe. Ce Nietzche au piano de 96 pages n’est pas une introduction à la philosophie de Nietzsche, mais il rend visible les ressorts intimes du personnage, à commencer par son drame intime : ne pas avoir été pris au sérieux comme musicien.

La musique est pour lui vitale, rappelle Frédéric Pajak, qui le montre composer avec application des œuvres qui lui valent le mépris de Wagner et du grand chef d’orchestre de l’époque, Hans von Bülow. Le monde musical de son temps ne le reconnaîtra pas. Compositeur médiocre, Nietzsche était cependant un pianiste doué, et capable d’improviser brillamment jusque dans les premières années de sa maladie.

Ses théories sur la musique ne convainquent pas davantage que ses compositions. Elles sont fantasmagoriques, par exemple quand ils s’imaginent que le monde grec ancien, avec les chœurs des tragédies antiques, était parvenu à un « art dionysiaque » bien supérieur à la musique allemande de son temps, musique à laquelle il préférait celle de Georges Bizet et de Jacques Offenbach. Mais la musique du monde grec ancien, Friedrich Nietzsche ne pouvait que l’imaginer, n’en ayant jamais entendu, puisque c’est très récemment qu’on a pu reconstituer certains airs conservés sur des papyrus ayant traversé le temps. Le dionysiaque de Nietzche est une invention poétique plus qu’une réalité musicale, semble-t-il.

Cette conception de la musique l’éloignait de la culture de son temps, comme l’en éloignait son hostilité au nationalisme de l’Allemagne nouvellement unifiée. Ses rapports avec les intellectuels allemands de son temps et en fait, avec l’ensemble de la société allemande sont donc difficiles, montre Pajak. Il vit dans une société restreinte, et reste très seul. Même si ses livres lui valent immédiatement une belle réputation, sa vie est faite de désillusions artistiques et de blessures d’amour-propre. Celui dont il recherchait avant tout l’approbation, Richard Wagner, la lui refuse et le traite avec condescendance. On connait la suite de l’histoire.

Fin de vie

Nietzche au piano suit le philosophe en Italie, son pays de prédilection, et à Turin en décembre 1888 quand la maladie mentale le frappe au point qu’il est interné puis laissé à la garde de sa mère. Il mourra dix ans plus tard après une déchéance physique et psychique impressionnante. Rien ne rappelle plus les fulgurances qui lui ont assuré une place de choix dans la philosophie et la littérature du XIXème siècle.  

Ajoutons ceci au livre : sur cette déchéance qu’on a pu attribuer à la syphilis, il n’est pas inutile de regarder cet article récent publié dans une revue médicale belge sur les diagnostics neurologiques qui ont pu être portés sur le cas Nietzsche : Friedrich Nietzsche ; Une pathobiographie basée sur une revue systématique de la littérature1. À bien y penser, c’est presque un miracle qu’avec ses antécédents, son œuvre ait pu être aussi importante et si puissante.

Stéphan Alamowitch

Nietzsche au piano, éditions Noir sur blanc (2024), 96 pages. 

Notes

Notes
1Rev Med Brux 2019 ; 40 : 441-50.
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