La fin du gauchisme woke ?

Faut-il imaginer que la terrible guerre israélo-palestinienne, parmi toutes ses conséquences, aura celle de faire reculer et peut-être disparaître le wokisme, ce gauchisme radical à ambitions philosophiques, si influent dans la jeunesse intellectuelle et dans les milieux universitaires¹Milieux prompts à en nier la réalité, jamais en retard pour l’illustrer. ? C’est plausible, du moins dans le monde occidental.

Véhémence et désordre moral

L’exode des boat people au début des années 80 et les révélations sur le génocide khmer rouge ont déconsidéré l’extrême-gauche, figée dans un léninisme d’opérette, incapable de se remettre en cause. De la même façon, cet épisode cruel de l’histoire du Proche-Orient a de bonnes chances de déconsidérer ces nouvelles extrêmes-gauches qui ont montré une solidarité aveugle avec le Hamas et laissé apparaitre un imaginaire antisémite qu’on n’aurait pas soupçonné, du moins à ce point.

Le wokisme effraie les opinions publiques occidentales en ce qu’il endosse la cause palestinienne sans nuances, avec férocité même, malgré la violence sanguinaire de l’agression du 7 octobre 2023. Il les convainc qu’il n’existe aucune cause aussi cruellement illustrée qu’elle soit qu’il ne puisse reprendre à son compte. Le discrédit moral risque de durer longtemps, sans parler de la marginalité électorale à quoi il se condamne²Laissons la question du discrédit moral qui menace Israël pour un autre article, et renvoyons nos lecteurs à cette interview d’un historien français vivant en Israël : Jérôme Bourdon, … Suite…. 

Hors les cercles militants, notamment dans les milieux universitaires, et parmi les minorités à racines arabo-musulmanes qui ressentent une empathie compréhensible pour le malheur palestinien, la cause palestinienne n’est d’ailleurs pas populaire en Europe et aux États-Unis. C’est un fait que dissimulent les manifestations d’activistes mais que révèlent les sondages. Elle est trop peu soucieuse de la vie humaine, celle des israéliens et même celle des palestiniens eux-mêmes, auxquels le choix est laissé de combattre en martyrs ou de servir de bouclier humain aux combattants. Elle est aussi prisonnière d’une rhétorique anticoloniale maximaliste qui renforce les israéliens dans l’idée que le dialogue est une perte de temps. Elle s’est maintenant laissée infiltrer par l’islamisme, ce qui n’était pas dans son ADN et qui achève de la rendre problématique.

Que le wokisme ne soit même pas capable de le voir et de conserver une distance prudente témoigne de sa principale limite : le wokisme ne comporte aucun mécanisme régulateur interne, il pousse sa logique de contestation des valeurs occidentales au point du suicide ; il est prêt à donner la priorité aux théories, aux causes, aux groupes qui nient des valeurs que l’on croyaient fondatrices de la pensée progressiste : le refus du terrorisme, la fin qui ne justifie pas tous les moyens (selon le bon vieil humanisme à la Camus), la distinction civils-militaires, la condamnation des violences sexuelles, le souci des femmes victimes, sans parler du rejet de l’antisémitisme… ces valeurs que le wokisme subordonne à sa solidarité avec le Hamas. A preuve, la controverse sur les viols commis par les combattants du Hamas, au sujet duquel le wokisme répond avec différents degrés de déni de réalité  : ce n’est pas vrai, ce n’est pas prouvé, les victimes juives sont instrumentalisées, c’est une rage inévitable face à l’oppression, les israéliens le font aussi, et puis toute guerre entraîne des crimes... De fait, les actes de barbarie, la cruauté ostentatoire, les violences sexuelles sont remises en perspective, déconstruites, et ne sont plus ce qu’elles seraient pour un observateur qui n’a pas le bagage théorique du wokisme.

En revanche, ce dernier n’a pas été avare en signes d’un vrai désordre moral : outrance du propos, déni des faits, ignorance des situations, solidarités immorales, sanctification de la violence, compassion qui choisit ses victimes, raisonnements hasardeux… rien d’ailleurs qui ait fait progresser les intérêts du peuple palestinien que le Hamas sacrifie sans scrupules.

A cet égard, voilà ce que la triste destinée de la théoricienne juive et queer Judith Butler vient de signifier, Butler au sujet de laquelle on renverra à l’article si fort d’Eva Illouz dans la revue K : à force de déprécier les valeurs communes, par cette hargne à rester solidaire de groupes dont on veut se dissimuler la nature, on se promet forcément à la disparition – et elle, comme femme, comme juive, comme queer. Il faut lire ses terribles circonlocutions pour mesurer le degré de cécité qu’elle s’inflige. A son image, le wokisme est en train de s’auto-détruire à force de rejeter la moralité commune au profit d’une moralité de combat idéologique, viciée.

Le sort du radicalisme de gauche n’a aucune importance pour le conflit israélo-palestinien, qui obéit à des logiques d’une autre nature. Mais il est déterminant pour l’équilibre des forces au sein de la gauche occidentale, en recul presque partout, s’il s’agit de la sortir de l’impuissance et de la véhémence, ces deux sœurs ennemies en apparence mais foncièrement complices. Le recul du wokisme à l’occasion de cette épouvantable guerre sera une bonne nouvelle. On en sent les prémices.

Serge Soudray