En novembre dernier, l’American Historical Association et le Woodrow Wilson Center ont demandé à Julian Jackson, historien britannique très connu en France pour ses travaux sur le Général de Gaulle, de présenter son livre sur le procès du Maréchal Pétain France on trial : The case of Marshal Pétain1 et d’en discuter les conclusions avec deux historiennes américaines réputées, Shannon Fogg et Alice Kaplan. Contreligne est heureux de vous proposer la transcription des débats qui ont eu lieu à cette occasion2, alors que le livre de Julian Jackson vient d’être traduit en français. Julian Jackson est professeur émérite d’histoire française à l’université Queen Mary de Londres. Il a notamment publié France the Dark Years 1940 to 1944 (2001) ; The fall of France (2003), qui a remporté le prix Wolfson d’histoire ; et A Certain Idea of France : a life of Charles de Gaulle (2018), lauréat du prix Duff Cooper pour la non-fiction et du prix du livre de la Bibliothèque américaine à Paris, ainsi que livre de l’année pour le New Yorker, le Financial Times, le Spectator et d’autres publications.
Julian Jackson : Merci pour cette invitation : c’est la première fois que j’ai l’occasion de présenter mon livre à un public universitaire, et je suis honoré d’avoir deux orateurs aussi distingués, tous deux experts en la matière. Alice a bien sûr écrit un livre classique sur le procès de Robert Brasillach, qui a eu lieu avant celui de Pétain, et son travail a été une source d’inspiration pour moi. Shannon Fogg a écrit avec perspicacité sur l’Occupation de toutes sortes de façons. Je vais d’abord expliquer ce que j’ai voulu faire dans mon livre, puis je donnerai un bref aperçu des sources et, enfin, je résumerai les arguments que j’ai essayé d’avancer.
France on Trial est une étude au microscope du procès du Maréchal Pétain, chef du gouvernement de Vichy pendant les quatre années de l’occupation nazie. Il a été jugé par une Haute Cour spéciale convoquée par le nouveau gouvernement du Général de Gaulle à la fin du mois de juillet 1945. Le procès a duré trois semaines. C’est un procès que de Gaulle lui-même aurait préféré éviter. Pétain lui-même avait été “kidnappé” par les Allemands, si bien qu’au moment de la libération de la France, il se trouvait en fait en Allemagne. Le grand espoir du Général de Gaulle était qu’il se réfugie en Suisse, ce qui était possible, et qu’il ne revienne pas en France. De Gaulle était bien conscient que Pétain était un personnage clivant, détesté par beaucoup mais aussi adoré par d’autres, et il aurait donc préféré que Pétain soit jugé par contumace. Malheureusement pour de Gaulle, Pétain se présente à la frontière franco-suisse le 21 avril 1945, déclarant : “Je veux revenir et être jugé par le peuple français.” Il fallait un procès.
C’est un moment fascinant, comparable dans un certain sens à d’autres occasions de ce type dans l’après-guerre : les procès de Nuremberg des dirigeants de l’Allemagne nazie, les procès de Tokyo. Mais la différence entre ces procès et celui de Pétain est que ce dernier a été jugé par les Français. Il ne s’agissait pas d’un tribunal international comme celui de Nuremberg. Les Français ont créé un tribunal pour juger leur ancien dirigeant et héros de guerre autrefois révéré. C’est pourquoi j’ai intitulé le livre “La France en procès”, car il me semble qu’en jugeant Pétain, les Français se sont en quelque sorte jugés eux-mêmes. Une autre comparaison pourrait être faite avec le procès de Quisling, jugé pour collaboration par un tribunal norvégien après la guerre. Là encore, ce cas ne me semble pas tout à fait comparable, car Quisling n’était qu’un fanatique, un fasciste bénéficiant d’un soutien infime. Ce n’était pas un héros national comme Pétain. Pour moi, le procès de Pétain est le début d’un débat qui dure depuis 50 ans. Je termine mon premier chapitre en citant le grand romancier catholique François Mauriac qui a dit à la fin du procès, après la condamnation de Pétain, qu’un tel procès ne finirait jamais et que, comme l’affaire Dreyfus, l’affaire continuerait à être discutée par les générations futures. J’y reviendrai un peu plus tard.
Personne n’a jamais étudié correctement le procès de Pétain. Il y eut des livres de défenseurs de Pétain pour dire qu’il a été traité injustement. Le procès est mentionné dans l’un des tout premiers – et des meilleurs – livres consacrés aux purges d’après-guerre en France, l’ouvrage de l’historien américain Peter Novick intitulé The Resistance versus Vichy : The Purge of Collaborators in Liberation France. Novick considère le procès de Pétain comme “une cérémonie élaborée visant à condamner symboliquement une politique”. Je pars du principe que le procès de Pétain fut plus qu’une simple cérémonie ou un procès symbolique. Il y eut de véritables débats. Il y avait environ 70 témoins à charge, trois avocats de la défense qui avaient accès à tous les documents. De véritables plaidoiries eurent lieu devant le tribunal. C’était la première fois que la France avait la possibilité de revenir sur les quatre années précédentes et de discuter librement de ce qui venait de se passer. J’ai donc voulu, dans mon livre, prendre au sérieux ce qui a été dit lors du procès et ne pas le considérer comme un procès-spectacle, mais comme un événement, avec de vrais échanges d’arguments.
J’ai également considéré ce livre comme un exercice de narration historique. Je voulais raconter une histoire prenante, et j’ai donc essayé de reconstituer l’atmosphère de cette salle d’audience, étouffante et exiguë, au milieu d’un été brûlant à Paris : les rivalités entre les avocats de la défense, le héros de 89 ans assis sur un petit fauteuil, les accusations tourbillonnant autour de lui et les personnes présentes n’étant pas sûres qu’il comprenne bien ce qui se passe. Parfois, il s’endort ; parfois, il porte la main à son oreille parce qu’il n’entend pas ce qui se dit ; parfois, alors qu’il avait déclaré dès le début qu’il resterait silencieux parce qu’il ne reconnaissait pas la légitimité du tribunal, il s’agite ostensiblement et semble sur le point de parler, mais s’affaisse ensuite sur sa chaise. Puis soudain, c’est le drame quand Pierre Laval, le méchant (comme on a voulu le voir) du régime de Vichy, arrive de façon inattendue. Depuis deux semaines, tout le monde disait “oh c’est à cause de Pierre Laval, c’est Laval le vrai méchant”. Et soudain, Pierre Laval, qui s’était réfugié en Espagne, est extradé vers la France et comparaît devant le tribunal. Ce fut un moment extraordinairement dramatique.
En ce qui concerne les sources, la plus importante est évidemment la transcription du procès publiée au Journal officiel, qui m’a permis de lire les débats. Il fallait la compléter par les archives relatives à l'”instruction” – les entretiens préalables au procès avec tous les témoins, la collecte des documents – qui sont toutes disponibles aux archives nationales françaises. Les Britanniques et les Américains étaient très intéressés par ce qui se passait, et il y a donc du bon matériel dans les archives britanniques, moins dans les archives américaines. La presse a également été une source extrêmement importante : pendant trois semaines, le procès a été presque la seule nouvelle dans les journaux français et il a été couvert par certains des journalistes et écrivains les plus éminents de l’époque, Joseph Kessel, Léon Werth, Maurice Clavel, Jean Schlumberger, Albert Camus, François Mauriac et bien d’autres. Il a aussi été largement couverte par la presse britannique et américaine.
Si vous connaissez le livre d’Alice Kaplan sur Brasillach3, vous vous souviendrez que l’une des parties les plus fascinantes est sa tentative de reconstituer la vie, ou l’arrière-pays si l’on veut, des jurés du procès. Dans le procès Pétain, il y avait 24 jurés : 12 jurés résistants et 12 parlementaires d’avant-guerre. Nous connaissons leurs noms mais, malheureusement, nous ne savons pas grand-chose de ce qu’ils pensent pendant le procès. Mais j’ai eu la chance de tomber sur le journal inédit d’un des jurés résistants, un certain Lecompte-Boinet qui était un résistant très important en zone nord. Ses mémoires viennent d’être publiées, mais pas la partie qui concerne le procès. Ce que j’ai trouvé fascinant à son sujet, c’est que c’était un résistant conservateur ; il était contre Pétain depuis le tout début, mais il n’aimait pas particulièrement la nouvelle politique de gauche de la Résistance. Il était donc là, à vouloir connaître la vérité. Ce qui est fascinant dans son journal, c’est que nous suivons ses doutes : il se demande s’il a raison, s’il y a quelque chose à dire en faveur de Pétain, s’il faut croire le témoin du jour. C’est un homme qui prend au sérieux son devoir de juré.
Quels sont les arguments de base du livre, les points essentiels que j’essaie de mettre en lumière ?
Tout d’abord, je voulais explorer une question simple : quel était le crime de Pétain, de quoi était-il coupable ? Et à travers cela, je voulais ouvrir la possibilité de discuter de ces quatre années difficiles de l’histoire de France à travers le prisme du procès. J’ai commencé par prendre trois personnes qui étaient toutes hostiles à Vichy depuis le début : le Général de Gaulle, l’intellectuel Raymond Aron et la philosophe Simon Weil. Chacun d’eux a été hostile à Vichy, mais chacun comprend différemment le crime de Pétain.
Raymond Aron, qui était à Londres pendant la guerre, avait écrit des articles très durs contre Pétain, mais en 1945, il a soutenu que l’Armistice était justifiable. La France avait été battue et il fallait une cessation formelle des hostilités avec l’Allemagne et l’établissement d’une autorité française capable de protéger les intérêts des Français dans un pays occupé. Pour Aron, le moment où Pétain devient un criminel se situe en novembre 1942, lorsque les Américains débarquent en Afrique du Nord et que les Allemands, en représailles, occupent toute la France. A ce moment-là, Aron dit que Pétain ne sert à rien et qu’il aurait dû aller en Afrique du Nord : La France n’a plus d’Afrique du Nord et n’a plus de zone libre en France, comme le prévoyait l’Armistice. Enfin, Simone Weil, de New York puis de Londres, dit plus ou moins ce qui suit : “oui j’étais contre l’Armistice, l’Armistice c’était mal, mais ce n’était pas le crime de Pétain, c’était un crime français. Tout le monde était complice de l’Armistice”.
Pour de Gaulle, le crime de Pétain est très simple : il a signé l’Armistice avec l’Allemagne. De Gaulle estime que la France aurait pu poursuivre la guerre à l’étranger – idéalement en Afrique du Nord – et que le crime de Pétain est d’avoir accepté la défaite. Pour de Gaulle, tous les crimes de Vichy découlent de cet acte de capitulation. Il y a donc là trois façons différentes de considérer le crime de Pétain.
Ce qui est également intéressant, c’est que les avocats de la défense étaient eux-mêmes divisés sur la meilleure façon de défendre Pétain. L’avocat le plus ancien, Fernand Payen, voulait essentiellement faire valoir que “Pétain a été dévoyé par ses mauvais conseillers, il faisait de son mieux, c’était un vieil homme”, alors que son jeune et dynamique collègue Jacques Isorni, qui est une sorte d’anti-héros dans le livre d’Alice Kaplan, voulait dire “non, je ne vais pas expliquer Vichy, je vais défendre tout ce qu’a fait Pétain”. Non seulement les avocats de la défense étaient divisés, mais l’accusation avait également des doutes sur les faits pour lesquels Pétain devait être jugé. Juste avant l’ouverture du procès, une conversation très intéressante a lieu entre le ministre de la Justice, Pierre-Henri Teitgen, et les ambassadeurs américain et britannique. Teitgen a déclaré que les procureurs se concentreraient sur la période postérieure à novembre 42, lorsque Pétain aurait pu quitter la France mais ne l’a pas fait. Mais en fait, ce n’est pas ce que le procureur a fait. Il a perdu au moins une semaine du procès à poursuivre une thèse absurde selon laquelle Pétain avait comploté la défaite de la France et la chute de la République tout au long des années 1930. Il y a donc eu toute une série de débats sur le crime de Pétain. Cela m’a conduit, à la fin du livre, à essayer une série d’arguments contrefactuels, car l’une des affirmations des avocats de la défense était que, quelle que soit la gravité de la situation sous Vichy, elle aurait été pire si Vichy n’avait pas existé.
Ce qui m’a amené à la question suivante : et s’il n’y avait pas eu de régime de Vichy, que se serait-il passé ? Et j’essaie de jouer avec cette idée, d’imaginer quel aurait été le sort du peuple français si le gouvernement était parti en Afrique du Nord, n’avait pas signé l’Armistice, et si la France avait été totalement occupée dès 1940.
Le deuxième grand thème du livre (il y en a beaucoup mais j’essaie de retenir ceux qui me semblent les plus intéressants) est la place des Juifs dans le procès. Beaucoup de gens sont surpris par le fait que le procès n’a pas porté sur l’antisémitisme. Aucun survivant de la Shoah ou parent d’un survivant de la Shoah n’a été appelé à témoigner ; en effet, aucun Juif n’a témoigné au procès. Le seul Juif était le leader socialiste Leon Blum, qui n’était pas là en tant que Juif mais en tant que socialiste. La seule fois où la question juive a été explicitement soulevée (elle revient de temps en temps), c’est par deux témoins qui, étonnamment, ont été appelés non pas par l’accusation mais par la défense. La défense pensait avoir une bonne position sur la question juive : sa ligne était que Pétain avait défendu les Juifs français contre les Allemands et que ce qui était arrivé aux Juifs était le résultat d’une politique allemande, non d’une politique française.
La position des groupes juifs durant cette période est assez intéressante. Ils s’étaient regroupés au sein d’une organisation qui existe toujours en France aujourd’hui, le CRIF. Ils étaient très nerveux à l’idée du procès car en France, en mai 1945, il y avait beaucoup d’antisémitisme ambiant attisé par les Français qui avaient repris ou acheté (dans certains cas de bonne foi) des propriétés qui avaient appartenu à des Juifs qui avaient été déportés. Ceux qui ont survécu sont revenus et ont voulu reprendre leurs biens, et le CRIF était donc très inquiet de savoir s’il devait témoigner au procès de Pétain, disant “peut-être que ce n’est pas le bon moment, peut-être que nous devrions faire profil bas, etc. Les arguments de la défense selon lesquels Vichy avait défendu les Juifs de France ont manifestement eu un certain impact. Lorsque les jurés discutent du verdict, l’un d’entre eux, le vétéran Georges Levy-Alphandery, s’exprime à peu près en ces termes : “En tant qu’Alsacien-Lorrain, je voterais pour la mort de Pétain parce qu’il a abandonné l’Alsace-Lorraine aux Allemands, mais en tant que Juif, je voterais pour sauver sa tête parce que je pense qu’il a œuvré pour sauver les Juifs”.
Enfin, toute la troisième partie de l’ouvrage se penche sur le débat depuis 1945. Et je suis ce débat à travers les efforts de l’avocat de la défense de Pétain, Jacque Isorni, pour que la dépouille de Pétain soit transférée pour reposer avec les soldats qu’il avait commandés à Verdun pendant la Grande Guerre. En ce qui concerne la fin du livre, certains lecteurs ont critiqué ma dernière phrase, dans laquelle j’écrivais que l’affaire Pétain était désormais close. Ce que j’ai voulu dire, c’est ceci : depuis que Jacques Chirac a prononcé son célèbre discours en 1995, dans lequel il a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation et la mort des Juifs dans la France occupée, la question de la complicité de la France dans la Shoah est pour l’essentiel aujourd’hui close. Le discours de Jacques Chirac a été controversé à l’époque, car pour le gouvernement du Général de Gaulle, après la guerre, Vichy n’existait pas. Vichy n’était pas la France, la France était à Londres avec de Gaulle. Vichy était décrit comme le “soi-disant gouvernement de Pétain”.
Après Chirac, il est devenu plus difficile de dire cela, même si deux idées contradictoires circulent encore aujourd’hui : l’ordonnance du 9 août 1944 en droit français, qui dit en toutes lettres que Vichy n’a jamais existé, et Chirac qui dit que la “France” a commis un crime sous Vichy. Nous avons deux discours qui ne s’accordent pas complètement. Mais ce que je veux dire, c’est que la culpabilité du régime de Pétain dans ce qui est arrivé aux Juifs est à peu près établie. En 2022, lors de la dernière élection présidentielle, le candidat d’extrême droite Eric Zemmour a ressuscité un vieil argument qui était présent dans le procès de 1945, selon lequel Pétain avait sauvé les Juifs français au prix du sacrifice des Juifs non français, c’est-à-dire les Juifs étrangers. Finalement, Zemmour n’a obtenu que 6 % à l’élection présidentielle, alors que Marine Le Pen, l’autre leader d’extrême-droite, qui a pris ses distances avec Pétain et avec son propre père, Jean-Marie Le Pen, pétainiste, est arrivée au second tour.
Lorsque je dis que l’affaire Pétain est désormais close, je veux dire par là que l’extrême droite n’a pas intérêt à invoquer le nom de Pétain, et à la fin de la traduction française de mon livre, j’essaie d’expliquer cela plus clairement que dans la version anglaise : “la stratégie des extrêmes- et pas seulement celle de l’extrême-droite en France aujourd’hui consiste à prôner des idées et proposer des politiques dans la droite ligne de la tradition pétainiste – le racisme, le repli national, la stigmatisation d’ennemis de l’intérieur, la discrimination envers des citoyens français (en l’occurrence d’origine non pas juive, mais maghrébine) -, tout en se réclamant sans vergogne de l’héritage et de l’action du Général de Gaulle. Si le dossier Pétain est clos, le pétainisme n’est pas mort. “
Merci.
Deuxième partie : débat avec le professeur Shannon Fogg
Troisième partie : débat avec le professeur Alice Kaplan
Traduction faite par Contreligne sur une base fournie par Deepl Pro.
Nous remercions le History & Public Policy Program du Woodrow Wilson International Center for Scholars, et l’American Historical Association, co-sponsors de l’événement, de nous avoir autorisé à publier cette transcription, traduite en français.
Voir https://www.wilsoncenter.org/event/france-trial-case-marshal-petain
Notes
↑1 | Harvard University Press, août 2023. |
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↑2 | Enregistrement YouTube. |
↑3 | Intelligence avec l’ennemi : le procès de Robert Brasillach, Gallimard, 2001 |