Tous pourris ? L’élite et sa morale

Dans son Économie morale de classes dirigeantes, Pierre Lascoumes, sociologue de l’action publique et spécialiste de la corruption1, examine l’aptitude des élites, qu’elles soient économiques ou politiques, à transgresser les règles, soulignant la faiblesse des sanctions et la tolérance envers les fraudes. Il propose une analyse de « l’économie morale » des élites, mettant en lumière les trois facteurs propices aux pratiques illicites : les règles dérogatoires, l’exercice de justification de ces dérogations et des sanctions faibles. L’auteur suggère d’explorer les principes guidant la conception des biens et les croyances collectives valorisées par les élites, soulignant l’élasticité de leur économie morale, et encourage à dépasser l’indignation pour comprendre les fondements de leurs pratiques illicites.

L’autonomie normative

Les élites cherchent, selon Pierre Lascoumes, à établir leur autonomie normative, résistant aux regards extérieurs et instaurant des pratiques dérogatoires. Il convoque notamment les notions de white-collar criminality (Edwin H. Sutherland) et d’illégalisme (Michel Foucault) pour analyser les transgressions qu’on peut leur imputer.  Il note que l’État en tant que régulateur est ambivalent, et souligne l’emprise des élites sur la production légale et réglementaire. Il pointe aussi la capacité des élites à établir une autorégulation, dès le Moyen Âge, contournant ainsi le regard de tiers tels que l’État. Les groupes sociaux constituant les élites de la société sont à même ainsi de définir leurs propres règles, et le contrôle normatif interne prévaut sur la régulation externe, malgré ses limites selon l’auteur. L’autorégulation des élites, soutenue par des facteurs socioéconomiques et institutionnels, opère notamment dans le domaine des affaires.

Pierre Lascoumes explore également le répertoire argumentatif des élites, axé notamment sur le déni, la mise en controverse, la déresponsabilisation et le retournement des accusations, offrant une défense qui évite la stigmatisation. C’est sans doute la partie de l’ouvrage la plus savoureuse où l’on voit défiler, telle dans une sempiternelle pantomime, la rhétorique déployée pour tenter de justifier plus ou moins adroitement les irrégularités commises.

Enfin, le livre aborde la faiblesse des sanctions institutionnelles, en particulier judiciaires, notant une diminution des condamnations et des niveaux de sanctions ces dernières années. Les élites bénéficieraient par exemple, dit-il, de cellules de régularisation et de procédures de transaction en matière fiscale, échappant ainsi aux procès publics et à la stigmatisation. 

Pierre Lascoumes en conclut que cette conjonction d’autorégulation, de rhétorique justificative et de sanctions sociales faibles rend quasi-invisible les déviances des élites, créant un ordre public à deux vitesses qui renforce leur domination sur d’autres groupes sociaux.

La perte de confiance dans les institutions

Cette situation n’est pas sans expliquer la perte de confiance des citoyens dans les institutions – même si ce même citoyen peut parfois être plus élastique sur ses propres pratiques, n’y voyant rien de bien grave alors qu’il n’est pas certain que ses pratiques déviantes ne participent pas d’un identique phénomène dérogatoire. On pourra cependant regretter que l’auteur ne cherche pas davantage à analyser les systèmes institutionnels, juridiques et socio-économiques qui produiraient durablement les conditions d’une moindre corruption, ainsi que les conditions nécessaires pour parvenir à cet état.

La description par Pierre Lascoumes des stratégies de justification dérogatoires est savoureuse. Il n’en reste pas moins que cet exercice de justification n’est en rien spécifique aux élites : le petit délinquant et le mafieux notoire déploient une même rhétorique de défense (juridique et sociale). Et dire que l’élite, dont la caractéristique est précisément d’être proche des sphères décisionnelles, dispose de ressources pour tenter d’agir sur les règles est finalement largement tautologique. La question serait moins de regretter le fait que les élites de facto sont en position d’influer sur les règles, que d’analyser les facteurs organisationnels et anthropologiques qui préviennent les risques de passage à l’acte délinquant (et ainsi éviter le syndrome « tous pourris »).  

De même, l’appel à un rôle plus marqué de la part de l’Etat pour lutter contre la corruption des élites trouve certaines limites : l’Etat lui-même n’est pas exempt d’arrangements lorsqu’il est aux affaires économiques. Ses pratiques de mécano industriel pour éponger les pertes des entreprises cotées à la Bourse de Paris, mais dans lesquelles l’Etat a une part significative du capital, restent incompréhensibles pour les autorités de régulation boursières et les investisseurs anglo-saxons, qui y voient là au mieux une mauvaise gouvernance, voire un délit d’initié caractérisé.

Par ailleurs, plus l’économie est administrée, et plus l’accès au marché est facilité par la proximité du pouvoir politique, ce qui est un bon terreau pour toutes les formes de corruptions (comme le rappel le fameux adage :  « quand il y a du béton, il y a de la corruption »).

Plus que la dérégulation des années 1980, c’est assurément la dématérialisation et l’internationalisation des flux financiers qui facilitent aujourd’hui grandement les manœuvres frauduleuses, ce qui appelle conséquemment des instruments de régulation dépassant largement le cadre national. On pourra s’étonner du reste qu’il soit accordé dans l’ouvrage aussi peu d’intérêt à l’endroit des cabinets d’expertise comptable et fiscaux, qui sont pourtant les bras armés de la fraude internationale, malgré tous les apparats de la bonne figure.

Résoudre les litiges entre gens de bonne compagnie

L’auteur examine le concept d’auto-régulation dans le contexte économique, mettant en lumière les avantages dont jouissent les élites pour résoudre les litiges auxquels elles sont parties prenantes. 

Les tribunaux de commerce, régis par un code distinct, agiraient comme des instances privilégiées conférant une autonomie significative au secteur commercial. Ceci protégerait les élites économiques des incertitudes du système judiciaire, tout en favorisant une « communauté de pensée » axée sur le pragmatisme, l’efficacité et la quête du profit, plutôt que sur des principes universalistes et égalitaristes.

Il restera à montrer que ce « pragmatisme » puisse réellement être source de dérives. On pourrait au contraire se féliciter que les affaires économiques soient appréhendées par des praticiens du secteur, permettant ainsi d’en appréhender la complexité. On pourrait aussi rappeler que les tribunaux de commerce statuent sous le contrôle des cours d’appel et de la Cour de cassation, faisant échapper ce secteur à l’autorégulation dont la juridiction commerciale pourrait sembler l’instrument.

C’est ainsi ce même « pragmatisme » qui, dans le dossier du Mediator, permit de condamner lourdement le groupe Servier pour tromperie aggravée, homicides et blessures involontaires, ainsi que d’obtention indue de mise sur le marché déclarée comme prescrit en première instance et d’escroquerie. Les six sociétés du groupe Servier devront ainsi rembourser 415,6 millions d’euros à l’Assurance Maladie et aux mutuelles ainsi que 1,4 million au titre du préjudice de désorganisation et cinq millions d’euros au titre des frais d’avocat. De plus, les six sociétés composant le groupe Servier ont été condamnées, au total, à des peines d’amendes de 9,173 millions d’euros, et le bras droit du du fondateur du groupe Servier (décédé en 2014) a de la prison ferme. La cour n’a pas en revanche retenu la demande de « confiscation » des bénéfices liés au Mediator, soit 182 millions d’euros demandés par le Parquet général dans ses réquisitions pour ne « pas mettre en péril » l’entreprise.

Nicolas Mariotte

Nicolas Mariotte est associé de Viggo, société de conseil en stratégie et transformation. Il est par ailleurs board member de plusieurs startups.

Pierre Lascoumes, L’économie morale des élites dirigeantes, Presses de Sciences Po, 2022

Notes

Notes
1Directeur de recherche émérite du CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po.
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