Quand la jeunesse radicale en vient à défendre le Hamas

Quand l’épouvantable guerre au Proche-Orient se sera terminée, il faudra se demander pourquoi une partie de la jeunesse radicale du monde occidental, principalement dans les pays anglo-saxons parmi les étudiants, mais aussi parfois en France, s’est montrée si violemment, si agressivement proche du Hamas, et si délibérément hostile à Israël1. Rien dans le mode de vie de cette jeunesse ne peut la rapprocher d’un mouvement islamiste, et pourtant même certains groupes Queer l’ont défendu bec et ongles. La cruauté sadique du Hamas lors de l’attaque du 7 octobre, sa profession de foi génocidaire n’ont pas empêché cette jeunesse de voir en ses combattants d’authentiques résistants à la colonisation israélienne. Elle n’a même pas réfléchi dans les termes du vieux débat sur la fin et les moyens (Lénine contre Camus) ; elle a pris fait et cause pour le Hamas, assimilé indûment à toute la cause palestinienne – alors qu’il en serait plutôt le fossoyeur.

Une partie de cette jeunesse, de sensibilité complotiste, conteste les actes de barbarie ou ne veut pas reconnaitre la cruauté sadique exercée sur des civils désarmés. Une autre, peut-être plus importante, les reconnait, mais comme de simples éléments dans le cycle attaques-représailles qui marque la confrontation depuis plus de 70 ans ; elle les relativise, parle aux mieux (comme les mélenchonistes) de crimes de guerre comme il s’en commet toujours, d’où ce refus obstiné du mot « terrorisme ».

Sans chercher à tout expliquer, et encore moins dans tous les pays occidentaux, on peut néanmoins risquer certaines hypothèses.

Occupy Wall Street et Black Lives Matter, deux échecs à dépasser

On ne comprend pas la radicalité, la virulence de cette jeunesse pour la cause palestinienne, et partant (là est le problème) pour le Hamas, si l’on oublie que les deux grands mouvements qui l’ont occupée ces dix dernières années ont été des échecs politiques, et qu’il reste donc une énergie militante, une hargne contre le monde tel qu’il est, avec certaines bonnes raisons pour cela, qui cherche à s’employer comme elle peut.

À la suite de la crise financière de 2008, le mouvement Occupy Wall Street avait exigé une alternative au capitalisme financiarisé. Des réformes substantielles ont bien été conduites, purement techniques, mais rien qui ressemble à une remise en cause du modèle capitaliste. L’échec de la contestation est patent.

Le second mouvement qui a occupé cette jeunesse est le célèbre Black Lives Matter, lié à la « Théorie critique de la race » et attaché à débusquer le racisme systémique dans toutes les sociétés. Ce mouvement qui est au cœur de la sensibilité woke a beaucoup mobilisé la jeunesse des campus, mais son bilan politique est catastrophique puisqu’il a puissamment contribué à la polarisation politique aux États-Unis et ainsi, à son corps défendant mais de façon très prévisible, à l’élection de Donald Trump en novembre 2016. Les slogans idiots tel Defund the Police ont fait long feu. On ne répète pas à une société à majorité blanche qu’elle est foncièrement raciste et doit abandonner ses privilèges, sans créer du ressentiment dans des couches populaires blanches qui ne se voient pas comme privilégiées. Trump pourrait bien être réélu à la présidentielle de 2024, ce qui défie l’entendement. L’échec politique est là encore patent.

Mais Occupy Wall Street et Black Lives Matter ont créé dans la jeunesse occidentale, celle des campus, des espoirs de nature révolutionnaire, et la déception, la colère devant la maigreur des résultats obtenus devaient bien s’épancher dans une nouvelle direction. Pour une partie de la jeunesse occidentale, frustrée et mécontente, la cause palestinienne est donc devenue un point de fixation. Elle croit y retrouver ses thèmes de prédilection : lutte contre toutes les formes de colonisation, privilège blanc, émancipation des peuples non-blancs, lutte contre l’islamophobie

Une détemirnation rageuse

Ceci ne suffit pourtant pas à expliquer la détermination à embrasser la cause du Hamas qui transparaît dans ces manifestations, et surtout la joie féroce dans l’arrachage des affichettes apposées pour rappeler l’existence des Israéliens de tous âges, kidnappés le 7 octobre. Comment ne pas être surpris par ces vidéos tournées sur les campus et dans les villes américaine, à Londres, par les chants et les mots d’ordre joyeux qui appellent à la disparition pure et simple d’Israël (projet de facto génocidaire), par cet entrain à lacérer les affichettes, le tout avec bonne conscience et le sentiment de son bon droit ? Par cette frivolité, pour employer un mot plus en usage en anglais qu’en français dans le débat politique, quand la situation est tragique et complexe ?

A voir les vidéos des séances d’arrachage, souvent pratiqué d’ailleurs par de très jeunes femmes dont on aurait pu attendre plus de sollicitude pour d’autres jeunes femmes, l’idée vient cependant que c’est la réalité que ces jeunes gens ne supportent pas. Le visage des personne capturées leur est à proprement parler insupportable. Il leur faut disqualifier cette réalité comme de la propagande, conçue pour dissimuler et faire oublier le malheur palestinien, celui des populations bombardées aujourd’hui à Gaza. Ces affiches leur rappellent que les victimes israéliennes sont de vraies personnes, martyrisées, et que leurs bourreaux sont cruels, sadiques, et non de valeureux combattants de l’anticolonialisme. La réalité fait irruption dans un monde bien reconstruit par les thématiques décoloniales, si présentes dans les universités (en sciences humaines surtout) et qui est devenu le climat intellectuel dominant dans nombre d’institutions, et certainement chez un grand nombre d’étudiants et d’intellectuels occidentaux.

La dissonance cognitive

Leur vision est manichéenne, la réalité ne l’est pas. Ils le pressentent s’ils ont deux sous d’intelligence, et déchirer ces affichettes, c’est faire cesser une dissonance cognitive à laquelle ils n’étaient pas préparés2; c’est retrouver en soi et dans le groupe la cohérence de l’idéologie décoloniale, cette forme pervertie de l’anticolonialisme d’autrefois3, ce qui n’est pas sans expliquer la détermination rageuse ressentie par ceux qui dans les vidéos sont filmés en train de les déchirer, si étonnante. Avec cet acte, ils évacuent une tension psychologique qui dépasse leurs forces.

Impossible pour eux  d’admettre qu’ils ne sont pas dans le camp du bien, ou en tout cas que les situations historiques ont une complexité qui ne permet pas de tout résoudre par la division du monde à laquelle ils sont habitués. On aurait pu imaginer qu’ils apposent eux aussi des affichettes au sujet des civils palestiniens tués dans les bombardements, mais ce n’a pas été la voie choisie. Ce serait littéralement représenter la complexité de la situation, non annuler ce qui les dérange.

La dissonance cognitive, c’est aussi l’explication du silence de certains mouvements féministes devant des massacres qui ont délibérément recherché l’humiliation sexuelle des femmes israéliennes, par le viol et par le meurtre. Admettre que ces combattants du Hamas portent au fond d’eux la forme la plus vicieuse du machisme, c’est au dessus de leur forces. La sororité s’arrête aux frontières d’Israël, aux nécessités du combat contre les « privilèges coloniaux » dont les Israéliens sont, imaginent-ils, les bénéficiaires. Le mutisme est, pour ce féminisme-là, le moyen de retrouver un équilibre mental compromis.

On n’est pas loin de l’aveuglement des générations militantes qui refusaient de reconnaître l’existence du goulag stalinien ou des massacres du maoïsme, incompatibles avec la vision manichéenne du monde propre au communisme. Le wokisme, littéralement le mouvement des éveillés, n’a pas rendu très perspicace ni très lucide sur soi-même et sur le monde. Les guerres du Proche-Orient sont malheureusement trop graves, trop cruelles, et celle-là en particulier, pour autoriser le dilettantisme.

Quand ils dessouleront, viendra probablement le temps de la dépression, celle qui  a frappé les militants staliniens ou maoïstes quand la réalité a fini par s’imposer.

Serge Soudray

A lire ici notre sélection d’articles en français et en anglais sur la guerre actuelle.

Notes

Notes
1Dans le monde arabo-musulman, l’hostilité à Israël et l’empathie pour les souffrances palestiniennes ont d’autres causes.
2En psychologie sociale, nous dit Wikipédia, la dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction les unes avec les autres. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances.
3Pas pour rien que ces jeunes militants occidentaux rappellent à tout bout de champ l’exemple algérien, sans le connaitre et à mauvais escient.
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