La tribune publiée par un certain nombre de diplomates et anciens diplomates français, dans le Monde du 25 novembre 20231, au sujet de l’épouvantable guerre au Proche-Orient a tout pour intriguer. Les thèses qui y sont défendues ne sont pas nouvelles, et elles peuvent s’autoriser de faits, de réalités reconnus et qu’il est bien normal de déplorer comme le font ces diplomates, qui s’inscrivent dans une tradition française que vient d’illustrer Dominique de Villepin. Qui pourrait contester que le règlement du conflit « passe par une solution politique de la question palestinienne sur la base du droit international » ? Elles sont cependant énoncées sur un ton et avec des arguments qui appellent débat.
Droit international ?
Le souhait que le droit international s’applique, comme le veut cette tribune à la suite du Secrétaire général des Nations Unies, ne mange pas de pain, à ceci près qu’il est utilisé ici pour contester le droit d’Israël à riposter à l’attaque du 7 octobre et à procéder à des bombardements, car il en vient nécessairement de très nombreuses victimes civiles – fait incontestable et dramatique (près de 10.000 morts à ce jour). Selon le droit international, dit cette tribune, il est interdit de procéder à des sanctions punitives à caractère collectif sur des populations civiles, et par exemple à un blocus total sur les approvisionnements en biens essentiels. Admettons, mais c’est quand même faire deux erreurs.
Tout d’abord, cette contestation de la politique israélienne est de nature morale et juridique. Or le registre de la morale et du droit n’aide ni à comprendre les stratégies des acteurs ni à mieux encadrer leurs comportements pour l’avenir, ce qui est impératif si l’on veut que la guerre cesse au plus tôt. Il est étonnant que des diplomates en restent à une analyse aussi superficielle, aussi peu susceptible de convaincre les protagonistes. Pour Israël et moins encore en ce moment, comme pour les différents mouvements palestiniens et pour les pays arabes, la morale et le droit ne sont pas les cadres normaux de la décision. Selon la forte formule du professeur Serge Sur, « sur le plan du droit de la guerre, le Moyen-Orient est un espace de transgression généralisée. ».2 C’est un fait.
Sur le plan des faits aussi, les bombardement actuels sont cruels et ont probablement, au-delà du souci de protéger les soldats au sol, une dimension punitive qui les rend très difficiles à accepter. Israël veut faire savoir qu’il y a un prix aux agressions, et se donne dans le sang le moyen de la dissuasion. Faits sinistres, tragiques mais qu’on ne saurait utiliser dans la démonstration sans noter qu’ils font suite à des exactions d’une nature inhabituelle et qu’ils interviennent dans un territoire où les civils et les hôpitaux sont sciemment utilisés comme boucliers humains ; sans relever non plus que que le Hamas s’est déclaré prêt à répéter les agressions du 7 octobre. La tribune passe bien rapidement sur cet aspect, qui justifierait tout autant critiques au regard du droit de la guerre.
Si l’on veut parler de droit d’ailleurs, il faudrait aussi rappeler qu’il existe un droit international de la légitime défense et des représailles, applicable en ce que le Hamas exerce une souveraineté de nature étatique sur le territoire de Gaza – c’est la thèse israélienne en tout cas.
Dès lors invoquer le droit international pour contester le droit d’Israël à se défendre, c’est rendre nécessairement les Israéliens hermétiques à toute contestation de leur politique ; c’est contreproductif. Avant d’exiger plus de considérations pour les populations civiles, et il y a malheureusement aujourd’hui de bonnes raisons morales pour cela, mieux vaut ne pas dire à celui qui se défend qu’il ferait mieux de ne rien faire, d’autant qu’on ne lui propose aucune autre solution et qu’on ne voit pas d’alternative à l’élimination militaire du Hamas.
Au lieu de cela, la tribune recommande aux grandes puissances de contraindre Israël au respect du droit international sans s’interroger sur ce qui pourrait faire évoluer la position de ceux dans le monde arabe qui veulent sa destruction, avec une Palestine allant from the river to the sea, programme qui dispense les gouvernements israéliens de réfléchir autrement qu’en termes de rapport de force3.
Cécité
Il est étonnant de lire sous la plume de ces diplomates que le risque d’une extension de la guerre à la Cisjordanie, au Liban, voire à l’Iran est de plus en plus évident. Ce qui est frappant au contraire en cette fin du mois de novembre, c’est que les grandes et moyennes puissances impliquées dans le conflit sont prudentes et qu’il n’y a pas eu d’embrasement. Il faut le craindre et on ne saurait l’exclure, mais à ce stade, contrairement à ce que souhaitait le Hamas, la séquence qui a commencé par l’agression d’un kibboutz et de festivaliers suivie par d’intenses bombardements et une offensive militaire, ne débouche pas sur l’embrasement redouté – tant mieux.
La tribune se risque aussi à des prévisions sur le développement du conflit qui paraissent biaisées. Pour ces diplomates, éradiquer le Hamas est une entreprise cruelle et vaine car il saura renaître et, de toute façon, l’armée israélienne « ne pourra venir à bout d’une mouvance soutenue par une grande partie de la population palestinienne, à Gaza ou en Cisjordanie, face à une Autorité palestinienne disqualifiée ». On se demande d’où viennent leurs certitudes puisque après deux mois de combat, le potentiel militaire du Hamas semble très affaibli, et son écho dans la population de plus en plus contrarié par la colère des civils manipulés et abandonnés à leur sort. Les tirs de roquettes depuis Gaza vers Israël ont cessé, les premiers otages ont été rendus ; sans pression militaire, ceci ne se serait pas produit.
On se demande aussi pourquoi ces diplomates4 considèrent toujours le Hamas comme un représentant inévitable, « incontournable », de la cause palestinienne. Est-ce l’effet d’un certain conservatisme, d’une cécité sur les enchaînements de court ou moyen terme qu’on commence à pressentir ? Est-ce un aveuglement sur la nature de ce mouvement, dispensé de rendre des comptes sur le terrain de la morale et du droit quand on en exige d’Israël ? Ils ne voient pas que l’option que représente le Hamas fait partie des obstacles absolus aux processus de paix qu’on pourrait imaginer.
En tout cas, l’idée que les bombardements de Gaza ne peuvent conduire qu’à une nouvelle radicalisation palestinienne, à de nouveaux candidats au martyre, repoussent toute perspective de paix… est un peu courte. Le calme relatif des années précédentes, depuis la séquence précédente (en 2014), n’a pas vraiment servi la cause de la paix5. Il a donné l’occasion au Hamas de préparer son offensive, au lieu de gérer Gaza dans l’intérêt de ses habitants et de prouver sa capacité à construire une paix durable. On ne voit pas non plus comment le maintien intact de l’infrastructure militaire du Hamas à Gaza pourrait rapprocher de la paix. Rien enfin n’en éloignerait davantage qu’une fin du conflit qui permettrait au Hamas de revendiquer une victoire. Des diplomates devraient être plus attentifs aux réalités régionales, aux dynamiques, aux stratégies.
Quant à une solution possible, la tribune évoque l’État binational et la solution à deux États, notant bizarrement que l’État binational serait de nouveau d’actualité. Le mot « cécité » paraît ici bien faible. S’il y a une solution qui apparaît impossible, encore plus qu’auparavant, c’est celle de l’État binational au vrai sens du terme ou même dans le sens d’une fédération de deux Etats jumelés, selon une idée qui a effectivement réapparu ces derniers temps. L’Etat binational aurait pour conséquence qu’Israël perdrait ce qui a fait sa raison d’être et que deux communautés nationales seraient désormais intimement liées sur un seul territoire, par un seul droit, par des institutions communes… L’Europe n’a même pas réussi à faire vivre ensemble les Tchèques et les Slovaques, sans parler des Serbes et des Croates, et au Proche-Orient, un État binational pourrait réunir juifs et arabes dans une nouvelle entité ! Quel sens des réalités, et quel oubli du décalage culturel entre Israël et son environnement6. Dire aux israéliens qu’ils feraient mieux de se dissoudre dans un État binational, c’est se condamner à n’être écouté de personne, ni des palestiniens qui ont un autre objectif, ni des israéliens.
On n’est pas loin de penser que ce qui embarrasse les signataires de la tribune, c’est au fond l’existence même d’Israël, qui a eu le malheur de naître en provoquant le traumatisme indéniable de la nakba chez les populations palestiniennes et qui ne craint pas d’assurer sa défense par une politique d’une extrême brutalité. Pour ces diplomates, cette réalité ne passe toujours pas, et Israël leur paraît encore relever de l’erreur historique.
On leur saura néanmoins gré de ne pas reprendre la thèse du génocide, dont les bombardements de Gaza seraient une forme nouvelle, au mépris de la définition classique de ce terme et dans un souci qui relève de la provocation plus que de l’analyse. Le mot de génocide est vicié parce qu’il est probablement dans les cauchemars profonds des israéliens comme des palestiniens, chacun se croyant promis par l’autre à la disparition ; ce mot qui fait disparaitre toute capacité d’empathie chez celui qui le redoute.
Les signataire de la tribune reprennent cependant l’accusation contre Israël de préparer un déplacement massif des populations, une nouvelle nakba, ce qui est donner beaucoup de conséquences à des propos qui ne correspondent pas à ce jour à une politique gouvernementale. On ne voit d’ailleurs pas quels pays accueilleraient une nouvelle vague de réfugiés. Ils auraient pu se dispenser de cette accusation gratuite.
La tribune paraît enfin regretter, et c’était probablement sa raison d’être, que la France n’ait pas une politique plus proche des sentiments profonds des populations arabes, plus équilibrée, qui lui redonnerait l’influence qu’elle aurait dû garder. Mais en réalité, la perte d’influence vient surtout de l’incapacité à comprendre les vrais déterminants de la politique israélienne, et à imaginer que les Palestiniens puissent mériter mieux que le Hamas, et Israël mieux que la droite obtuse qui l’a conduit à cette situation. Comment inciter les deux sociétés antagonistes à constituer, chacune en leur sein, un bloc majoritaire prêt à rechercher une paix rationnelle ? Le désastre humain sous nos yeux appelle de la part des démocraties occidentales et des esprits éclairés du monde arabo-musulman de l’invention, des réflexions nouvelles, de quoi sortir de l’impasse bien décrite par Shlomo Ben-Ami, deux jours après l’attaque du Hamas, hubris et nemesis.
Au lieu de penser à l’étape d’après, ces diplomates regrettent l’étape d’avant… Tribune passéiste et inutile, faut-il conclure.
Serge Soudray
Lire aussi
L’hubris trouve en Israël sa némésis, Shlomo Ben-Ami, 9 octobre 2023, Project Syndicate
Interview d’Eva Illouz, sociologue : « Je crois qu’après les attaques terroristes, pour la société israélienne, le Hamas est devenu le nazi », par Luc Bronner, 17 octobre 2023, Le Monde du 17 octobre 2023
Interview de Serge Sur, professeur de droit international, « Le Moyen-Orient est un tombeau du droit international », par Cédric Pietralunga, Le Monde du 28 novembre 2023
Notes
↑1 | Le Monde du 25 novembre 2023, “Guerre Israël-Hamas : « Il convient de tout faire pour prolonger la trêve, de façon qu’elle se transforme en un véritable cessez-le-feu ».” |
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↑2 | Le Monde du 28 novembre, Serge Sur : « Le Moyen-Orient est un tombeau du droit international ». |
↑3 | Au demeurant, l’idée que les membres permanents du Conseil de sécurité devraient de concert faire pression pour une paix raisonnable occulte que la Russie a intérêt à ce que le monde occidental reste en état de crise permanente. Mais parions que ces braves gens ont une idée bien eux de la Russie… |
↑4 | Et certains depuis longtemps, le fait est notoire. |
↑5 | Cause de la paix qui a été mal servie par la politique de la droite israélienne, dont le 7 octobre signe la faillite. Voir l’article de Shlomo Ben-Ami cité ci-dessus. |
↑6 | Ce qui est l’une des principales causes de la difficulté. Il faudra au monde arabe plusieurs décennies d’institutions stables et démocratiques, la liberté de conscience et la liberté de la presse… Les Accords d’Abraham, fondés sur le calcul et la crainte de l’Iran, seront loin de suffire à rapprocher peuples et cultures en présence. |