Quand il marchait, son corps était pris d’un léger balancement, étranger au mouvement naturel de la marche. C’était une oscillation régulière, presque imperceptible. Il tanguait. L’impression de se balancer était plus forte en fin de journée que le matin quand il partait au bureau – la fatigue, le relâchement sans doute ; le corps est moins discipliné vers 5 ou 6 heures du soir. Malheureusement, la fin de journée, c’est le moment où toute la ville sort en promenade, le moment où il redoutait le plus qu’on remarque sa drôle de démarche.
Pour éviter le ridicule, il avait essayé de se corriger. Dans les couloirs du métro, il adoptait souvent le pas du colonel qui passe un régiment en revue, un pas lent, solennel, ou alors il se déplaçait au pas de gymnastique, en athlète. Mais à marcher ainsi, hors-de-propos, on vous prend vite pour un clown – état incompatible avec sa profession d’huissier de justice, profession qui requiert de la tenue, de la dignité, non une démarche affectée. Il avait honte, et craignait par-dessus tout la remarque désagréable d’un passant ou d’un collègue.
C’était auprès de Clarisse, sa fiancée, qu’il avait le plus honte. Sa démarche avait quelque chose de simiesque, de ridicule, et c’était un sentiment insupportable quand ils se promenaient ensemble, le samedi après-midi. Alors, il faisait en sorte de trouver un café, un salon de thé où s’assoir. Son balancement cessait rapidement et il reprenait une contenance humaine, virile. Se tracasser autant pour une bizarrerie que personne n’a pu remarquer… Je suis trop bête, se disait-il, et il retrouvait le calme. Mais il ne suffit pas de raisonner quand la honte est insidieuse. L’idée fixe revient, et finit par vous empoisonner. Cette oscillation presque invisible, imaginait-il, allait peut-être s’aggraver ou s’accompagner de signes bizarres, de cris, de petits sauts.
Cette idée lui faisait peur. Il n’en dormait plus. Elle créait chez lui aussitôt une agitation de toute sa personne, bien visible celle-là. « Il faut que je rentre, vite, vite », et il courait chez lui, montant l’escalier quatre à quatre, au bord de la crise de panique. Sa porte refermée, assis les jambes allongées, il retrouvait le calme.
Il essaya de se documenter. Les livres de médecine étaient trop nombreux et bien difficiles à lire. D’un manuel de psychiatrie, il retint seulement que certains schizophrènes ont une démarche altérée, et il eut l’impression d’avoir trouvé sa maladie. Mais il n’avait aucun autre symptôme de cette schizophrénie, du moins dont il eût conscience. Il ouvrit une histoire des religions. Il y avait des pages intéressantes sur les Hébreux au Mur des lamentations et sur les moines orthodoxes aux rites du 40ème jour. Etait-ce le génie d’une vieille religion qui le poussait confusément à ce rite hors des lieux consacrés ? La marche donnait un signal, et d’un coup, la réminiscence de milliers de prières lui commandait de se balancer… Lors de ses marches solitaires, il lui venait bien à l’esprit le souvenir d’une mélopée, associée au rythme de ses pas, en majeur, et de ses oscillations, en mineur. C’était troublant ; il n’était pas habitué à ces plongées dans l’insondable.
Il y avait cependant quelque chose d’animal dans ce balancement, très loin des rites d’une religion, même celle d’un autre temps ; la physiologie, la génétique y avaient sans doute aussi une part, se dit-il. Un de ses ancêtres, au début de l’espèce humaine, avait reçu un gène particulier, et lui en avait hérité, d’où son balancement quand il commençait de marcher. Dans l’évolution, depuis la jungle primitive, ceci avait probablement préservé sa lignée de mille difficultés. On lui devait peut-être la vie. « Je ne peux critiquer mes ancêtres, ni en avoir honte, se dit-il. Et puis, s’il y a une cause génétique au balancement, nous sommes forcément plusieurs à porter ce gène ».
Il résolut donc d’observer les gens : il se placerait sous un certain angle, de biais, pour bien discerner si ce mouvement singulier se produisait chez d’autres. Il imaginait la scène : remarquant un petit groupe de personnes qui se balanceraient imperceptiblement, il s’approcherait d’eux et se mettrait à osciller à leur rythme. Ils se reconnaitraient et pourraient sympathiser. Il parcourut la ville et même les plages durant les vacances. Quand les gens sont en maillots de bain, ils sont plus faciles à observer. S’obligeant à rester calme, marchant d’un pas lent, il se faisait l’effet d’un chasseur qui part en battue.
Son enquête ne fut pas sans créer un certain trouble. « On ne parle pas au gens en se mettant de biais ; on les regarde sans s’agiter », lui dit sa fiancée, un jour qu’il s’écartait d’un groupe d’amis pour les regarder en enfilade. A la plage, il eut même droit à la protestation d’une dame qu’il fixait un peu trop à son goût. La situation devenait embarrassante. De toute façon, cette enquête ne donnait rien. Une fois ou deux, il crut reconnaitre un semblable, mais c’était un pied-bot ou un ivrogne qui déambulait. Chez personne, il ne vit l’oscillation qu’il constatait chez lui. Il cessa ses recherches.
« Si c’est un gène, peut-être en suis-je le dernier porteur. Trouvons un laboratoire pour me tester. Le code génétique, c’est la clef de tout. Les journaux le disent tout le temps ». Mais à la réflexion, la chose lui parut dangereuse : si un gène préhistorique était identifié, il deviendrait un phénomène, un cobaye, une sorte d’Homme de Florès mais encore en vie. « Comment vivre en paix si je deviens célèbre ? Je ne suis pas une curiosité pour congrès scientifiques. Je ne veux pas qu’on m’ausculte devant tout le monde. Le mieux est de faire comme si de rien n’était. N’en parlons plus ». Pour quelques jours, il retrouva le calme et le sommeil.
Malheureusement son état empirait, et sa fiancée finit par le remarquer : il s’exprimait par phrases de plus en plus brèves, de plus en plus obscures ; parfois, de rage, il tapait du pied. Elle s’inquiétait, d’autant que le mariage était prévu pour le printemps suivant. « Sois plus calme, détends-toi » lui dit-elle un soir qu’il l’avait effrayée par sa brusquerie. Il y eut ensuite les petits sauts qu’il faisait chaque fois qu’il était contrarié, ses colères brutales, rageuses, ses phrases encore plus chaotiques.
Clarisse, bien sûr, l’avait quitté.
C’est alors qu’un jour, en pleine rue, il fut observé à pousser de petits cris, simiesques, aigus, tandis qu’il se balançait de gauche à droite et d’avant en arrière. Il se rendait parfaitement compte de son état mais il était incapable de se reprendre. Le son de sa voix, criarde, sauvage, lui faisait honte, et la honte décuplait sa panique. Il sautillait en agitant ses bras. Les passants s’écartaient de lui comme d’un possédé.
Quand on vint l’emmener à l’hôpital, il montra les dents et hurla de colère. Il fallut trois infirmiers pour l’attacher aux brancards.
Pierre-Yves Delair