Le Frankenstein de l’atome : Oppenheimer et l’angoisse de la destruction créatrice

Robert Oppenheimer (1904-1967)

Sur le plan historique et dramatique, l’Oppenheimer de Christopher Nolan est un film riche, moralement complexe, psychologiquement sophistiqué, épiquement grandiose ; il est visuellement époustouflant, bien rythmé par une bande-son à couper le souffle, et il est extraordinairement bien interprété – un merveilleux mélange de science, de politique, de psychologie et d’art. Il pourrait remporter presque autant d’Oscars qu’il y eut de lauréats du prix Nobel parmi la myriade de scientifiques travaillant sous la direction de J. Robert Oppenheimer au projet Manhattan, dans la course à la bombe atomique entre le printemps 1942 et l’été 1945 – été 1945 au cours duquel les deux bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki mirent fin à la Seconde Guerre mondiale.1.

Conformément à la fascination de Nolan pour la fongibilité du temps, Oppenheimer se déplace avec fluidité entre quatre périodes : le début de l’âge adulte du protagoniste (Cillian Murphy), étudiant à Cambridge et à Göttingen, puis jeune professeur à l’université de Berkeley ; les années de guerre passées à Los Alamos, au Nouveau-Mexique ; les audiences atroces d’une commission spéciale convoquée par la Commission de l’énergie atomique à l’époque du maccarthysme pour examiner la loyauté du père de la bombe atomique envers les États-Unis, qui se sont soldées par le retrait dévastateur de son habilitation de sécurité ; et les audiences de confirmation en 1959 concernant la nomination de Lewis Strauss (Robert Downey Jr.) au poste de secrétaire au commerce d’Eisenhower…2

La fission de l’atome fonctionne ici comme une belle métaphore de la fission d’un esprit, d’une personnalité, d’une conscience et même d’une conscience morale.

Oppenheimer est un film cubiste, à la fois dans sa relation difficile avec la couleur et dans le tissage associatif par Nolan de plans temporels disparates dans des scènes qui représentent les sentiments, conscients et inconscients, de ce qu’a dû ressentir Oppenheimer dans un monde qui, comme dans une tragédie grecque, l’a d’abord adoré, puis écrasé. Dans une scène du film, le jeune Oppenheimer contemple pendant un temps remarquablement long le tableau contorsionné de Picasso de 1937, Femme assise aux bras croisés, tout en lisant The Waste Land d’Eliot. Nolan évoque d’autres icônes de la modernité : Stravinsky, Freud et Einstein, brillamment interprété par Tom Conti. Le père de la relativité plane, dans plusieurs échanges pointus avec Oppenheimer, comme un Moïse tutélaire qui a ouvert la voie, non seulement sur le plan scientifique mais aussi en alertant Roosevelt sur la possibilité d’une bombe atomique, mais qui ne parviendra pas à entrer pleinement dans l’ère atomique. Le thème de Moïse résonne aussi quand Oppenheimer consulte Einstein au sujet des calculs d’Edward Teller (Benny Safdie) selon lesquels une bombe atomique pourrait enflammer l’atmosphère et lui demande ce qu’il faudrait faire si la théorie de Teller s’avérait exacte. Einstein répond alors : On s’arrête, on ne va pas plus loin.

Un film qui s’écarte du simple récit biographique

Christopher Nolan se fonde sur la biographie d’Oppenheimer American Prometheus de Martin Sherwin et Kai Bird, lauréate du prix Pulitzer en 2005. Mais le film, qui donne vie au livre, s’en écarte de manière importante. Nolan répond à la question qui hante le livre : Pourquoi, compte tenu de l’instabilité psychologique d’Oppenheimer et de sa propension à s’entourer de communistes dans les années 1930, le général Leslie Groves (Matt Damon) l’a-t-il choisi pour diriger ce qui était alors le projet scientifique le plus important au monde et potentiellement la clé de la victoire des États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale alors qu’Oppenheimer n’avait jamais dirigé ne serait-ce qu’un seul laboratoire scientifique ?

Pour commencer, Nolan s’attarde sur la tentative d’Oppenheimer d’empoisonner son conseiller de Cambridge, Patrick Blackett (James D’Arcy), en injectant du cyanure de potassium dans une pomme laissée sur le bureau du professeur. Plus tard, lorsqu’on lui demande s’il détestait Blackett, Oppenheimer répond de façon frappante que non, il l’aimait bien. Avant même cela, lorsqu’on lui demande s’il était heureux à l’école, Oppenheimer répond par la négative. Dans des flashbacks caractéristiques de la cinématographie de Nolan, on le voit se morfondre dans son lit, tourmenté par des cauchemars dans lesquels des galaxies semblent exploser et se fragmenter – des rêves qui préfigurent les fragmentations à venir. Surtout, Nolan insiste sur le statut de compagnon de route d’Oppenheimer. Son frère Frank (Dylan Arnold) et sa belle-sœur Jackie (Emma Dumont), son meilleur ami à Berkeley Haakon Chevalier (Jefferson Hall), l’une de ses petites amies Jean Tatlock (Florence Pugh), nombre de ses étudiants diplômés et sa femme Kitty (Emily Blunt) étaient tous membres du Parti. Oppenheimer lui-même épousait des causes de gauche, de la guerre civile espagnole à l’organisation d’un syndicat d’enseignants de la région de San Francisco. Le FBI recueillait toutes ces informations, ce qu’illustrent les scènes de surveillance policière qui semblent aujourd’hui désuètes : le suivi des plaques d’immatriculation lors de rassemblements locaux en faveur de causes radicales, la mise sur écoute du téléphone d’Oppenheimer et le tri maladroit de ses ordures3.

Robert Oppenheimer (Cillian Murphy)

Complexité morale et paradoxes

Nolan se sert de ces preuves, à la fois politiques et psychologiques, pour aborder de front la question de savoir pourquoi Oppenheimer fut choisi pour diriger le projet Manhattan. Il fait dire par Oppenheimer au chef de projet de l’armée et à son supérieur hiérarchique, le général Groves : « Je sais pourquoi vous m’avez choisi : parce que vous saviez que vous pourriez me contrôler ». En effet, Groves, qui était au courant du passé d’Oppenheimer, savait qu’il avait été approché par son ami Chevalier pour transmettre des secrets nucléaires aux Russes et qu’il n’avait rien dit à l’époque. Pour Oppenheimer, qui espérait avoir son mot à dire sur la future politique nucléaire, cela pouvait être ravageur.

Ce contrôle s’exerce presque immédiatement après Trinity, la première explosion nucléaire réussie, à la mi-juillet 1945. L’Allemagne avait capitulé en mai, et la question qui tourmentait ceux qui avaient travaillé à Los Alamos et ailleurs était de savoir s’il fallait larguer la bombe A, initialement prévue pour l’Allemagne, sur le Japon. Quelque 250 scientifiques travaillant sur le projet, menés par Leo Szilard, qui, avec Einstein, avait écrit à Roosevelt, avaient signé une pétition appelant à la retenue. Oppenheimer, dont la voix est la seule qui aurait pu faire la différence, refuse de la signer. Lorsqu’il rencontre le président Harry Truman (Gary Oldman) pour discuter de la politique nucléaire mondiale en octobre 1945, Oppenheimer est visiblement devenu mièvre. Après avoir refusé de s’exprimer publiquement, il avoue en privé à Truman qu’il a du sang sur les mains. Truman lui répond avec un mouchoir et le traite sotto voce de pleurnichard.

La complexité morale s’aggrave. L’une des grandes réussites de Nolan est d’avoir dépeint le piège que représente pour Oppenheimer le fascisme mou de l’ère McCarthy. Son interrogatoire par Roger Robb (Jason Clarke), au mépris de toutes les règles de droit, est digne des simulacres de procès soviétiques des années 1930 – et c’est un avertissement de ce qui pourrait arriver aux États-Unis si l’autoritarisme contamine davantage le paysage politique actuel, et à tout le moins, une leçon sur la manière dont les convictions peuvent être mises à l’épreuve. Nolan oppose Robert Oppenheimer à son frère Frank, qui l’exhorte à rester fidèle à ses principes et lui dit qu’il ne vivra pas sa vie en ayant peur de « faire une erreur ». Le vent tourne toutefois dans les deux sens, puisque la nomination de Lewis Strauss au poste de secrétaire au commerce est rejetée par le Sénat lors d’un scrutin au cours duquel un jeune sénateur du Massachusetts, qui n’est autre que John F. Kennedy, émet un vote négatif en raison du rôle de Strauss dans l’affaire Oppenheimer.

Nolan s’éloigne du Prométhée américain en mettant l’accent sur la relation d’Oppenheimer avec Jean Tatlock, psychiatre de la Bay Area et organisatrice du Parti. Dans certaines des scènes de sexe les moins érotiques du cinéma moderne, ils font l’amour pendant que Tatlock (sur le dessus) demande à Oppenheimer de lire des mots d’un livre de sanskrit, qui reviennent après Trinity comme la célèbre citation de la Bhagavad Gita : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes ». C’est de l’IMAX sans point culminant. Il préfigure le destin de Tatlock, car Oppenheimer, avant que d’autres mondes ne soient détruits, détruit le monde de Tatlock. Il l’abandonne et elle se suicide.

Kitty Oppenheimer (Emily Blunt)

Nolan se concentre également sur Kitty Oppenheimer d’une manière qui est absente du livre. Jouée de manière émouvante par Emily Blunt, dont le visage exprime une souffrance perpétuelle, elle devient la plupart du temps un albatros alcoolique pendue au cou du grand scientifique. Pourtant, à la fin d’Oppenheimer, Kitty est la seule personne qui voit clair dans les machinations de Lewis Strauss et qui affronte de front les inquisiteurs de l’AEC, exhortant son mari au courage et lui enjoignant de refuser le rôle de martyr. Kitty est mise ici sur un pied d’égalité avec Einstein, lui qui avertit Oppenheimer qu’aimer son pays, cela ne peut conduire à se soumettre  ce genre d’interrogatoire. L’avertissement d’Einstein rappelle l’Apologie de Platon, dans laquelle Socrate consent à un procès dont l’issue est tout aussi prévisible. Pour I.I. Rabi (David Krumholtz), le scientifique ami d’Oppenheimer, c’est parce qu’il était incapable d’assumer son identité juive, qu’Oppenheimer était si timide, si peu sûr de lui.  En effet, à un moment du film, Edward Teller accuse Oppenheimer de ne pas savoir qui il est. Et Rabi, dépeint comme doux, humain et initialement peu enclin à participer au projet Manhattan, fait remarquer que la bombe A tomberait sur les justes comme sur les injustes, des mots qui font étrangement écho aux lignes de Portia sur la qualité de la miséricorde dans Le Marchand de Venise de Shakespeare.

Tout le film de Nolan est pétri de paradoxes. Lorsque Oppenheimer, physicien théoricien, entend parler pour la première fois de la fission de l’atome, il s’étonne : “C’est impossible ! C’est impossible ! Son collègue Ernest Lawrence (Josh Hartnett) sourit et lui dit de regarder dans le laboratoire voisin : Ils viennent de le faire. La théorie, dit-il en plaisantant, n’a qu’une portée limitée. Oppenheimer change d’avis ; il réunit un groupe de scientifiques de renom, dont beaucoup sont réticents à s’impliquer et doivent être convaincus. Cigarette aux lèvres, il se lance dans le projet Manhattan et le dirige.

Le Frankenstein de l’atome

Le portrait psychologique qu’en fait Nolan semble canaliser le fascinant Frankenstein de Mary Shelley, ou le Prométhée moderne de 1818, dans lequel un scientifique tout aussi obsédé perd le contact avec sa famille, sa fiancée, ses amis et la vie de tous les jours afin de poursuivre son objectif de transformer le fantasme en réalité, dans son cas, en créant un être humain vivant à partir de cadavres fragmentés. Pris dans le processus, Victor Frankenstein n’en imagine pas les conséquences. L’Oppenheimer de Nolan est également chargé de transformer la pensée en chose, en l’occurrence une chose qui détruit d’autres choses. Dans les deux cas, le coût est presque insupportable pour les créateurs, les œuvres créées et les victimes. De même que Shelley a modelé son scientifique Frankenstein sur le sculpteur Pygmalion d’Ovide, de même Nolan, après Bird et Sherwin, fait de son Oppenheimer un avatar du Titan Prométhée d’Hésiode. Comme Prométhée, Oppenheimer vole le feu et est puni.

À voir le film, le spectateur comprend peu à peu que la fission de l’atome est une belle métaphore de la fission d’un esprit, d’une personnalité, d’une conscience et d’une conscience morale. Scène après scène, l’Oppenheimer de Nolan révèle l’étrange capacité de son protagoniste à se concentrer et à ignorer simultanément ce qui l’entoure. Émotionnellement prisonnier d’un paradoxe intellectuel (la lumière n’est ni une onde ni une particule, mais les deux à la fois), Robert Oppenheimer, comme les étoiles qu’il a étudiées dans sa jeunesse, reste distant, sans réaction aux autres personnes réelles. Nos corps et nous-mêmes sommes essentiellement composés d’espace vide, explique-t-il à Kitty lors de leur première rencontre. Muet sur les conséquences humaines, il blesse ceux qui l’aiment. « Tu as dit que tu répondrais toujours », accuse Jean Tatlock. Le bébé de Robert et Kitty, qui n’est pas filmé, pleure et pleure, sans qu’on l’écoute. La douleur accompagne chaque échange humain, et l’on en vient à se demander si sans cet aveuglement, Oppenheimer aurait pu aller de l’avant et ne pas rejoindre les autres scientifiques qui, après Trinity, refusaient l’emploi de la bombe A contre le Japon. Avec sagesse, Nolan évite de montrer des images de l’horreur. En nous épargnant, il ne nous absout pas, mais nous pousse à imaginer et à porter un jugement moral par nous-mêmes.

À plusieurs reprises, au cours de la préparation de Trinity, le général Groves avertit sévèrement Oppenheimer que la sécurité dépend de la compartimentation. La compartimentation est une idée qui n’est pas sans rapport avec la fragmentation, la division. Ici encore, Nolan dévoile les liens entre le public et le personnel, entre la science, la politique et la psychologie. C’est illustrer que le projet exigeait que tout fût compartimenté, et pas seulement pour des raisons de sécurité. Rester en contact émotionnel avec les retombées, littérales et figurées, de la bombe atomique pouvait paralyser ceux qui la fabriquaient et, comme l’a prévenu Einstein, les conduire à s’arrêter. Pour l’Oppenheimer de Nolan, les femmes de sa vie et les victimes japonaises innocentes qui allaient périr restaient lointaines, tout comme le bébé qui pleure : on ne les entend pas. Et bien que Niels Bohr (Kenneth Branagh) lui ait demandé un jour s’il pouvait entendre la musique et apprendre les notes, Oppenheimer a répondu par l’affirmative, il y a des registres de musique humaine auxquels il est cruellement sourd. D’ailleurs, l’une des scènes les plus glaçantes de ce film de trois heures montre la jubilation des scientifiques devant le succès de Trinity. Après trois années de labeur, de sacrifices et d’incertitude, les scientifiques ont enfin réussi. Nous voyons leurs visages, nous les entendons, et nous restons silencieux, rangée après rangée, dans les salles obscures du monde entier. Leurs cris sont sinistres et inquiétants ! Contrairement à eux, nous savons ce qui s’est passé ensuite. Nous savons que le monstre de Frankenstein est toujours en liberté.

R. Howard Bloch et Ellen Handler Spitz

R. Howard Bloch est Sterling Professor of French and Humanities (Yale University)

Ellen Handler Spitz est Senior Lecturer in the Humanities (Yale University), et Honors College Professor Emerita, University of Maryland (UMBC).

Oppenheimer, film américain de Christopher Nolan. Avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Robert Downey Jr., Matt Damon, Florence Pugh (3 h 01)

Notes

Notes
1Une première version de cet article a été publiée le 28 juillet 2023 dans The American Prospect. Voir ici.
2Il faut aussi mentionner les audiences de confirmation en 1959 de la nomination de Lewis Strauss (Robert Downey Jr.) au poste de secrétaire au commerce d’Eisenhower. Strauss, membre éminent du CEA bien qu’il n’ait pas fait d’études universitaires, avait nommé Oppenheimer directeur de l’Institute for Advanced Study à Princeton après la guerre, mais celui-ci l’avait ensuite humilié publiquement lors d’auditions au Congrès sur la politique nucléaire. L’homme qui occupait de hautes fonctions sans aucune accréditation en était venu à détester le scientifique le plus célèbre du monde.
3Ce fut la base d’une partie du dossier utilisé contre lui lors de l’audition de 1954 devant l’Atomic Energy Commission.
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