Le Ciel rouge de Christian Petzold

Après Barbara (2012), Transit (2018) et Ondine (2020), Christian Petzold, sans doute le cinéaste allemand actuel le plus intéressant, réalise avec Le Ciel rouge (2023), Ours d’argent, Grand Prix du jury du festival de Berlin 2023, une œuvre d’une grande subtilité dont l’humour, le comique et l’insouciance idyllique du début cèdent peu à peu la place à la menace environnementale de prime abord peu alarmante, car distante. Ainsi s’éloigne progressivement la référence au long-métrage Pauline à la plage (1983) d’Eric Rohmer, l’un des metteurs en scène préférés du réalisateur allemand. L’œuvre de Petzold se distingue en effet par sa dimension écologique et apocalyptique, totalement étrangère à la comédie sentimentale légère du cinéaste français. Cependant tout, dans le film allemand, n’est que suggéré : la beauté de l’image de Hans Fromm et la finesse du scénario écrit par le réalisateur lui-même sont plus convaincants que n’importe quel discours militant. Après Ondine, magnifique hymne à l’eau, Le Ciel rouge met en scène la splendeur meurtrière du feu. La forêt brûle et se rapproche de la mer, et l’eau elle-même finit ici par devenir luminescente … Comme Ondine toutefois, le film est avant tout un film sur l’amour, ses intrications et ses soubresauts, vécus par la génération contemporaine.

Sur les rives de la mer Baltique, non loin de Rostock, sur le territoire de l’ex-RDA, deux amis, Leon (Thomas Schubert) et Felix (Langston Uibel) rejoignent la villa prêtée par la mère de Felix. Tous deux doivent profiter du séjour balnéaire pour travailler : Leon à son deuxième roman, Felix pour trouver l’inspiration au sujet d’un dossier photos qu’il doit présenter en vue d’une éventuelle admission aux Beaux-Arts. Après une panne de voiture en pleine forêt et une marche forcée, mal supportée par Leon, pour atteindre leur but, ils ont la mauvaise surprise de trouver la villa déjà occupée par Nadja (Paula Beer), nièce d’une amie de la propriétaire. Les ébats amoureux de Nadja avec celui qui se révèle être le maître-nageur de la station balnéaire, Devid (Enno Trebs), athlète aux solides appétits sexuels, troublent leur nuit.

Le film commence comme une comédie de caractère autour des réactions ambigües de ces quatre personnages : Leon, bougon, grincheux, maladroit, infatué, persuadé de sa supériorité de citoyen de l’ex-Allemagne de l’Ouest et de créateur (en herbe), peine à s’insérer dans les rapports amicaux et les passions physiques qui se nouent autour de lui. Bien que troublé dès le premier instant par Nadja, il reste sur son quant-à-soi et passe ainsi à côté de la réalité qui devrait lui sauter aux yeux. Ainsi ne voit-il en la jeune femme qu’une modeste employée d’hôtel, alors qu’elle prépare une thèse en études littéraires dans une des plus grandes universités allemandes … Quand il se décide à lui donner à lire le roman envoyé au lecteur (Matthias Brandt) de sa maison d’édition, dont il attend impatiemment la visite, et qu’elle émet un jugement foudroyant, il lance sur elle l’anathème. Toutefois, il s’avère rapidement qu’elle avait raison et que son aura physique, magnifiquement incarnée par Paula Beer, se double d’une intelligence redoutable …

Car Le Ciel rouge est également un film sur la création. Christian Petzold parachève ici son dialogue avec la littérature, initié avec Transit, qui s’inspirait du roman éponyme d’Anna Seghers, ainsi qu’avec Ondine, qui réécrivait les contes et légendes romantiques. Non seulement l’un des principaux protagonistes est un écrivain en mal d’inspiration, auquel s’identifie volontiers Petzold avec auto-dérision, non seulement le scénario débouche sur la lecture à voix haute de la fin du nouveau roman, enfin abouti, qui n’est rien d’autre que l’histoire du film, mais les références et allusions littéraires plus ou moins explicites confirment encore la volonté du scénariste d’abolir les frontières entre le septième art et la poiêsis, la poésie ou création au sens étymologique du terme.

Rayonnante et solaire dans sa robe rouge feu, « la Russe », telle que l’appelle avec quelque condescendance Leon, car son nom s’écrit comme en russe, n’a certes pas grand-chose à voir avec la sombre héroïne de Breton, si ce n’est le nom justement, qui est, en russe, « le commencement du mot espérance, [mais] que le commencement »1. Petzold ne laisse jamais le spectateur oublier que les protagonistes se trouvent certes non loin de Berlin, mais en territoire « reconquis » après la chute de l’URSS et la réunification allemande et que les différences entre les deux parties de l’Allemagne imprègnent aujourd’hui encore la réalité et les mentalités. C’est ainsi qu’il faut interpréter la référence à l’écrivain Uwe Johnson, né à Cammin, près de Rostock et donc vénéré en Poméranie occidentale au point de lui consacrer une chambre d’hôtel transformée en musée, bien que l’écrivain ait quitté clandestinement la RDA dès 1959…

Heinrich Heine lui aussi, s’expatria, à une autre époque, mais vers la France, parce qu’il critiquait trop ouvertement  l’Allemagne morcelée et désunie de la première moitié du XIXe siècle, une mosaïque de principautés « illibérales », voire féodales. Le romantisme inventé en Allemagne à la fin du XVIIIe, avait depuis longtemps perdu nombre de ses plus grands génies, mais c’est Heine qui le baptisa tout en le dénigrant dans sa célèbre École romantique de 1836, corrigeant avec vigueur la vision selon lui trop positive qu’en avait donné Madame de Staël dans De l’Allemagne en 1813. Petzold, par la voix de Nadja, rend hommage au poète, journaliste et satiriste d’origine juive : par deux fois la jeune femme récite le poème Asra, publié en 1846 et inspiré d’une légende arabe, sorte de Roméo et Juliette oriental, découverte par Heine à la fois dans un roman d’amour persan et dans De l’amour de Stendhal. Le Lied évoque l’amour que les différences de classes rendent impossible. Dans le film de Petzold, ce sont plutôt les éléments déchaînés, en l’occurrence le feu, qui tue les amours d’un autre genre…

Le deuxième volet de la tétralogie petzoldienne consacrée aux quatre éléments ne renie nullement l’intérêt premier pour l’eau : la mer fascine Felix, qui photographie les gens fascinés par elle et tombe amoureux du maître-nageur. À quand les prochains films sur l’air et la terre ?

Françoise Rétif

Le Ciel rouge, film allemand de Christian Petzold. Avec Thomas Schubert, Paula Beer, Langston Uibel, Enno rebs (1 h 43)

Notes

Notes
1André Breton, Nadja, Folio Gallimard, 1964, p. 75.
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