Voyage d’hiver

Caspar David Friedrich, Le matin (1821)

Silence, il fait silence soudain, silence, ça fait tellement de bien, tout le monde sans doute est parti, c’est extraordinaire, d’un seul coup je me sens légère, je n’ai plus froid, je ne sens plus mon corps, c’est comme si je glissais, je ne marche pas, je glisse, je dois rêver, je glisse sur un lit de glace, c’est l’hiver, les lacs sont gelés, je n’ai jamais appris à patiner, mais je glisse sans patins, je n’ai plus froid, je n’ai plus peur, il y a une fine couche de neige, trop fine pour laisser des traces, je glisse à travers les paysages givrés, les châtaigniers sont squelettiques, les sapins marbrés, mon corps est léger à la manière d’une âme, des enfants glissent avec moi, ils ont des patins, ils patinent bien, ils dansent même, le vielleux du village les accompagne de ses vieilles rengaines, l’amour aime voyager,  où trouverai-je une fleur, où trouverai-je de l’herbe verte, si j’avais su j’aurais appris moi aussi à patiner, si j’avais pu, il y a tant de choses que j’aurais aimées apprendre, j’ai le sentiment de connaître ces enfants, pourtant d’enfant je n’en ai eu qu’une, ce ne sont pas mes sœurs quand nous étions jeunes, ni leurs enfants, mes camarades d’école peut-être ? pourquoi se souviendraient-elles de moi, il y a si longtemps, et nous nous sommes si peu fréquentées,  c’est étrange tous ces enfants que je reconnais sans les avoir jamais vus, il n’y a jamais eu beaucoup d’enfants autour de moi et me voilà entourée d’enfants comme une institutrice, mais eux ne font pas de bruit, non du bruit il n’y en a plus aucun, même la vielle du vieil homme je la perçois à peine, le son est si faible, et de surcroît étouffé par la neige, c’est merveilleux ce silence, un silence comme il n’y en a qu’en hiver, quand la nature vit au ralenti et que l’homme est obligé de ralentir lui aussi, le mieux, c’est quand la neige fait ployer les lignes électriques, plus d’électricité, plus d’activité, alors plus aucun bruit, même pas le ronronnement du réfrigérateur, et quand les voitures sont bloquées, alors c’est génial, génial ! (c’est mon petit fils qui dit comme ça), alors l’univers renaît, le froufrou des étoiles redevient audible …

Décidément je ne sais pas qui sont ces enfants, je ne saurais les nommer, ce sont les enfants sans nom, ceux qui n’ont pas le droit d’exister, d’habitude les enfants sont toujours heureux quand il y a de la neige, ils jouent, ils rient et ils chantent, quoi de plus drôle que de s’envoyer des boules de neige, encore faut-il être chaussé pour ne pas avoir froid, je les vois, mais leurs voix ne me parviennent pas, ce sont peut-être mes enfants morts, tous ceux que je n’ai pas mis au monde, ceux qui sont restés dans les limbes de mon ventre, je ne souvenais pas d’avoir conçu autant d’enfants, j’aurais tant aimé avoir une famille nombreuse comme toi maman. Cela me réchauffe cette foule autour de moi, ils sont là tous ceux qui sont morts et que j’ai aimés, et bien plus encore, mon chien et mes chats aussi, tous mes chats chéris, et mon mari !

Mon mari, je l’avais presque oublié, il est mort il y a tant d’années, toute une éternité, il ne m’a pas attendue, il n’est pas venu me chercher, moi, je l’ai attendu si longtemps, il faut croire qu’il m’avait abandonnée. C’est terrible d’abandonner, je ne comprends pas que cela puisse exister, tous ces gens qui laissent leurs chats et leurs chiens sur le bord de la route, et leurs parents aussi, oui, leurs vieux parents souvent, parfois même leurs enfants. Mon mari, le plus fidèle des maris, comment puis-je lui en vouloir, le pauvre il ne l’a pas fait exprès, nous n’avons même pas eu le temps de nous dire adieu, c’est arrivé si brusquement, je n’ai jamais compris comment, d’un coup il s’est mis à étouffer, à étouffer, et il est mort, je n’ai pas eu le temps d’appeler, d’appeler au secours, le docteur est arrivé trop tard, c’est arrivé si vite, j’étais tétanisée, mon cœur est paralysé, comment est-ce possible, passer toute une vie ensemble, soixante ans ensemble, presque un siècle, et puis d’une seconde à l’autre vous vous retrouvez seule, sans même le temps d’un baiser, d’un mot, d’un au revoir, en une seconde vous basculez de vie à néant. Il ne voulait pas mourir, il ne voulait pas me laisser seule, il savait que je ne pourrais pas vivre sans lui. Et pourtant j’ai vécu. Je n’ai pas vécu. J’ai survécu. Ai-je jamais vécu ? Je ne sais pas comment j’ai fait. J’ai mal fait. Si j’avais pu je serais morte avec lui. Il n’y a plus de place pour moi dans un monde où personne ne désire ma présence.

J’ai vécu en étrangère et suis partie en étrangère. J’ai vécu, je n’ai pas vécu, j’ai survécu, et j’ai oublié, je l’ai oublié. Et maintenant il est là, avec les autres, vingt ans après, vingt ans après sa mort, il est venu pour ma fête, il n’oubliait jamais ma fête, cette année il est venu me chercher la veille au soir, comme le veut la coutume, mon mari ne m’a pas oubliée, il ne m’a pas abandonnée, ni toutes celles qui sont là, mes sœurs, mes tantes, mes cousines, maman je pensais mourir seule et je suis entourée, je pensais être devenue aveugle et je vois, je les vois tous là-bas dans l’immensité constellée, j’ai toujours aimé regarder les ciels étoilés, avec Louis nous n’en manquions pas un, surtout les soirs sans lune, même quand nous étions en tournée, nous prenions le temps d’aller nous promener pour voir le ciel, l’amour aime voyager, quand nous n’étions pas en ville, car en ville bien sûr, on ne voit rien, à cause de tous leurs éclairages, et comme il avait une meilleure vue que moi, il me racontait ce que je ne voyais pas. Un jour, nous étions au bord de la mer, loin de toute lumière terrestre, et nous avons vu la voie lactée grosse comme jamais, proche et brillante, un épais ruban constellé qui se jetait dans la mer, comme si une énorme cruche avait déversé une coulée de pépites d’or sur la surface obscure …

Mon mari est mort, que voulez-vous que je fasse encore sur terre, je voulais partir avec lui, la tombe est si proche, d’ailleurs cela fait un moment que je vis avec mes morts, les vivants sont aveugles, ils fuient la mort, les morts, sans voir qu’ils sont parmi eux, que les morts sont parmi eux, au moins certains, les vivants pensent s’en débarrasser, être tranquilles en les mettant sous terre, sous une grosse pierre tombale, ainsi ils ne peuvent pas sortir, pas s’échapper, pensent-ils, les idiots, comme si une pierre tombale pouvait arrêter les morts, avant les gens croyaient aux fantômes, aux revenants, à l’ère scientifique, à l’ère de la quatrième révolution scientifique, comme ils disent, cela ne fait pas sérieux, et ça ne l’est pas, mais ça ne veut pas dire qu’on s’est débarrassé des morts, les vivants ne les voient pas, voilà tout, mais moi, je les vois, je les sens autour de moi, je les écoute en moi, j’aime écouter le silence en moi, mon mari j’ai entendu longtemps son courroux, il n’était pas content du tout de ce qui s’était passé à sa mort, il me faisait peur tellement il était en colère, vivant j’ai toujours craint ses colères, bien qu’il n’ait jamais levé la main sur moi, mais j’ignorais que les morts aussi pussent être en colère, oh, ce n’était pas pour moi que j’avais peur, et puis au bout d’un certain nombre d’années, il s’est calmé, et je l’ai oublié, alors c’est ma mère qui est venue me tenir compagnie, je l’entendais me parler quand j’étais seule, surtout quand j’allais m’asseoir sous le tilleul, dans le parc, au moment de la floraison, et que je rêvais dans son ombre, ou encore quand j’allais me promener, dans la joie ou dans la peine le tilleul m’attirait toujours à lui, son feuillage murmurait dès que j’étais à proximité, viens vers moi, ma chérie, ici tu trouveras le repos, maman me parle ainsi quand il fait beau, maman chante en moi car maman est ma voix, maman chante ainsi quand le parfum des fleurs s’épanouit dans les narines, maman m’arrive par le nez car maman est le parfum du monde, à proximité des boulangeries aussi, maman tu as toujours eu ce ton de bon pain chaud, quand la chair blanche et tendre de tes bras m’enveloppait j’étais aux anges, cela n’arrivait pas souvent, au point que je me demande si je ne l’ai pas rêvé, mais à présent maman je glisse dans un courant d’eau glacée, un fleuve de glace m’emporte et je voudrais m’envoler, j’ai toujours aimé voyager, mais pas en hiver …

Françoise Rétif, extrait du Tombeau de Marie-Louise. Suite pour quatre voix, Édition Tarabuste, 2020

Partage :