Où en sommes-nous avec le passé simple ? Réponses de traductrices

Gustave Courbet, Charles Baudelaire (1848), Musée Fabre, Montpellier

À lire les romans étrangers traduits en français, on s’aperçoit que la traduction littéraire maintient l’usage du passé simple, temps qui a souvent disparu de la langue parlée et qui se fait rare dans la fiction contemporaine, au moins depuis l’Etranger de Camus. Le passé composé le remplace parce qu’il aurait une vivacité, une immédiateté, une simplicité que n’aurait pas le passé simple. Il semble que les règles d’usage en vigueur jusqu’au XIXème siècle soient désormais oubliées, et un certain arbitraire paraît aujourd’hui régner dans le choix entre passé simple et passé composé. La traduction littéraire évoluerait-elle sur ce point ?  Certaines retraductions récentes de romans italiens des années 50 ont par exemple supprimé nombre de passés simples qui se trouvaient dans la première traduction (cf. romans d’Alba de Cespedes chez Gallimard : « Elles » et « Le Cahier interdit »).

Nous avons demandé à deux traductrices réputées, Sophie Benech pour la littérature russe et Françoise Rétif pour la littérature de langue allemande, de répondre à nos deux questions.

1. Êtes-vous d’accord avec ce constat ou vous paraît-il manquer certains aspects importants de la situation ?

2. Dans votre pratique de la traduction littéraire, utilisez-vous encore le passé simple, notamment quand la langue d’origine le pratique (selon sa logique propre) ? Ne craignez-vous pas l’impression d’archaïsme ou à l’inverse craignez-vous que suivre trop facilement la langue parlée aujourd’hui prive le texte littéraire d’une certaine subtilité et de certaines nuances ?

A suivre… La rédaction

Sophie Benech, traductrice de littérature russe

 1. Êtes-vous d’accord avec ce constat ou vous paraît-il manquer certains aspects importants de la situation ?

Pour ce qui est de la fiction contemporaine française, je ne sais pas, je ne lis pas assez de littérature contemporaine pour avoir un avis. Mais vous avez sans doute raison. En ce qui concerne les traductions de romans étrangers, je n’ai pas lu les traductions de l’italien auxquelles vous faites allusion et ne puis donc en juger (je crois néanmoins savoir que le passé simple est beaucoup plus courant en italien qu’en français, même dans la langue parlée, ce qui expliquerait le choix des traducteurs puisque l’effet produit n’est pas le même dans les deux langues), mais je ne suis pas d’accord avec ce que vous qualifiez d’arbitraire : je pense que si des traducteurs choisissent le passé composé, c’est qu’ils estiment cela justifié. Dans certains cas, l’atmosphère d’un texte, son rythme, peuvent être mieux rendus par le passé composé qui, comme vous dites, a aujourd’hui davantage de vivacité et d’immédiateté.

2. Dans votre pratique de la traduction littéraire, utilisez-vous encore le passé simple, notamment quand la langue d’origine le pratique (selon sa logique propre) ? Ne craignez-vous pas l’impression d’archaïsme ou à l’inverse, craignez-vous que suivre trop facilement la langue parlée aujourd’hui prive le texte littéraire d’une certaine subtilité et de certaines nuances ?

Avant de répondre, je voudrais préciser un point concernant la langue que je traduis. En russe, il n’y a qu’un seul temps passé qui est signifié les désinences l, la, lo ou li (masculin, féminin, neutre et pluriel) placées après le radical, mais chaque verbe a deux « aspects », l’imperfectif et le perfectif (le perfectif se marquant souvent par l’ajout d’un préfixe, par exemple parler – govorit à la forme imperfective, deviendra zagovorit, ou pogovorit à la forme perfective), qui expriment respectivement (je simplifie), l’imperfectif une action qui dure ou se répète, le perfectif une action terminée ayant produit un résultat, ou bien qui ne s’est produite qu’une seule fois. Donc, selon que le verbe est dans l’original à la forme imperfective ou perfective, on peut déterminer si l’on doit traduire ce temps passé par l’imparfait ou par le passé simple/passé composé/plus-que-parfait. Car entre le passé simple, le passé composé et le plus-que-parfait, c’est au traducteur de choisir. Il n’a pour s’orienter que son intuition et son appréciation personnelle qui s’appuient sur le contexte, le style du récit, etc. Parfois c’est évident, parfois ce l’est beaucoup moins. On posmotrel, verbe perfectif au passé et à la troisième personne du singulier, peut être aussi bien il regarda que il a regardé ou même il avait regardé .

C’est encore plus délicat avec le verbe être qui, lui, n’a qu’une seule forme, et quand il est employé au passé, seul le contexte permet de savoir si ce passé doit être traduit par un imparfait, un passé simple, un passé composé, ou même un plus-que-parfait. Dans un récit qui débute par la phrase « L’hiver (être au passé) épouvantable », cette phrase peut être traduite par : « L’hiver a été épouvantable », « L’hiver fut épouvantable », « L’hiver était épouvantable », « L’hiver avait été épouvantable ». Ce qui laisse une grande latitude au traducteur ! C’est à lui de sentir ce qui correspond le mieux au contexte, et ce que l’auteur a cherché à exprimer.

Pour répondre à votre question, bien sûr, j’utilise encore le passé simple, surtout lorsqu’il s’agit d’une narration de longue haleine. Pour des textes « anciens » (du XIXe, par exemple), presque toujours, car cela leur confère un certain parfum évoquant l’époque à laquelle ils ont été écrits. Mais même certains textes du XIXe peuvent nécessiter l’emploi du passé composé quand il faut mettre l’accent sur un aspect « parlé », dans une correspondance, par exemple, ou dans un texte où l’oralité est perceptible. Ou pour distinguer la narration de l’intervention du narrateur.

Dans les textes contemporains ou du XXe siècle, s’il s’agit d’une narration, le passé simple s’impose généralement, ne serait-ce que parce qu’un texte entièrement au passé composé finit par être très lourd et perd souvent en élégance. Mais j’utilise aussi le passé composé. Selon l’impression que je ressens en lisant le texte original, j’opte pour l’un ou pour l’autre, et parfois même j’alterne les deux. Le russe nous laisse cette liberté… d’ailleurs c’est parfois un cadeau empoisonné ou en tout cas qui complique la tâche ! Je dois néanmoins préciser qu’en ce qui concerne l’emploi de l’imparfait du subjonctif passé, qui n’existe pas en russe, il m’arrive de renoncer à « bien que » et de le remplacer par « même si », de remplacer par exemple, quand c’est possible, « bien que vous fussiez » par « même si vous étiez », ce qui évite certaines formes ayant une connotation par trop archaïque qui peut, dans certains cas, donner au texte un aspect précieux qui n’est pas vraiment justifié. On peut bien sûr estimer que c’est regrettable car les lecteurs, les jeunes surtout, se déshabituent d’une nuance importante de la langue, mais telle est l’évolution du français. On touche là au mystère du vieillissement des traductions ou plutôt, de leur inscription dans une époque. Toujours est-il qu’il est difficile de porter un jugement général, cela dépend des cas.

Bref, tout ce que je peux dire en ce qui concerne le russe, c’est que le traducteur jouit d’une grande liberté en ce qui concerne l’emploi du passé simple ou du passé composé, puisqu’il n’y a pas de différence en russe. Mais je pense que ses choix ne sont pas si arbitraires que cela, et qu’ils dépendent plus du contexte et de sa sensibilité que de la mode. Toujours est-il qu’ils témoignent une fois de plus de l’importance de l’interprétation personnelle, et là, les retraductions permettent aux lecteurs de prendre de plus en plus conscience du rôle du traducteur, lequel n’est ni un traître, ni un serviteur qui reproduit aveuglément ou mécaniquement un texte original, mais bien un interprète qui le met (ou non) en valeur en fonction de sa sensibilité et de son art de manier son instrument, c’est-à-dire la langue dans laquelle il traduit.

Sophie Benech

Francoise Rétif, traductrice de littérature allemande

1. Êtes-vous d’accord avec ce constat ou vous paraît-il manquer certains aspects importants de la situation ?

Le constat est évident. Le passé simple, comme l’imparfait du subjonctif, n’est plus ou presque plus utilisé en français, même dans les textes littéraires. Ils ont la réputation d’être trop compliqués et de « faire » archaïque. Pourtant, le passé simple (pour se limiter à lui) représente une richesse de la langue française, dont ne disposent pas certaines langues, comme par exemple l’allemand. En allemand, un seul temps, le prétérit, correspond à deux temps du français, le passé simple et l’imparfait, ce qui est une source de difficultés pour les germanophones voulant parler ou traduire le français. La différence entre ces deux temps est cependant bien connue: le passé simple exprime qu’une action se situant dans le passé fut brève, par opposition à la durée exprimée par l’imparfait. Exemple: Elle lisait, lorsqu’il arriva. L’imparfait exprime également une répétition dans le passé par opposition au passé simple marquant une action unique. Exemple: Elle se rendait tous les jours à la ville, à l’exception du jour où il tomba malade. Ce jour-là, elle resta de longues heures à son chevet.

Le passé composé est plus simple à utiliser que le passé … simple, surtout aux personnes du pluriel: Nous arrivâmes avant lui / Nous sommes arrivés avant lui. À l’origine, il indiquait un passé plus immédiat, plus proche du présent. Ex:  il est arrivé  peu de temps avant moi. Si j’écris: il arriva peu de temps avant moi, je situe l’action dans un temps plus lointain, celui du récit achevé, situé dans un passé lointain.

Il y a donc une nuance très nette entre les deux temps. Supprimer le passé simple revient à perdre le temps de l’histoire, voire de l’Histoire. Il me semble que cette suppression correspond à une tendance du roman contemporain, qui met en scène le narrateur autant que les faits narrés et lie l’un et les autres dans une interdépendance justifiant l’emploi du passé composé. Ceci, dans le meilleur des cas. Cependant, la tendance correspond également à une simplification générale de la langue parlée et écrite, susceptible d’être comprise par un plus grand nombre et tendant à mimer les modèles anglo-saxons.

2. Dans votre pratique de la traduction littéraire, utilisez-vous encore le passé simple, notamment quand la langue d’origine le pratique (selon sa logique propre) ? Ne craignez-vous pas l’impression d’archaïsme ou à l’inverse, craignez-vous que suivre trop facilement la langue parlée aujourd’hui prive le texte littéraire d’une certaine subtilité et de certaines nuances ?

Dans mes traductions, que ce soit des textes d’Ingeborg Bachmann ou d’Achim von Arnim, si le texte allemand utilise le passé composé, je traduis  par un passé composé français. En revanche, en face d’un prétérit allemand, je continue d’employer le passé simple, ainsi que l’opposition entre passé simple et imparfait, non seulement parce que je ne veux pas renoncer à cette richesse de la langue française, mais aussi parce que la langue littéraire se prête bien à l’emploi du passé simple et que la compréhension du texte ne peut qu’être renforcée par les nuances introduites par la différence entre les temps français du passé. 

Traduire signifie trouver des équilibres subtils entre pertes obligées et gains potentiels. Quand une langue est plus riche que l’autre, il faut en profiter. C’est le cas du français pour les temps du passé; à l’inverse, pour ne citer qu’un exemple, la langue française ne dispose pas d’un mode du discours rapporté, ce qui pose souvent aux traducteurs  de grosses difficultés. 

NB: la désaffection pour le passé simple et l’imparfait du subjonctif sont liées: les enseignants peuvent ainsi constater que les élèves ou étudiants, quand ils utilisent ou essaient d’utiliser le passé simple, l’affuble toujours d’un accent: il fût [sic] content d’être reçu au bac …!

Françoise Rétif

Sophie Benech est une spécialiste de la littérature russe des XIX et XXème siècles, éditrice et traductrice, notamment des oeuvres d’Isaac Babel, de Varlam Chalamov et de Lumilla Oulitskaïa.

Françoise Rétif est une spécialiste des littératures allemande, autrichienne et française des XIX et XXème siècles, essayiste et traductrice, notamment des oeuvres d’Achim von Arnim et d’Ingeborg Bachmann.

A lire aussi : Où en sommes-nous avec le passé simple (suite) ? Le cas italien pour la réponse de Jean-Pierre Pisetta

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