Titina ou l’Arctique au temps des Soviets

Quelque cent ans plus tard, l’histoire de la conquête de l’Arctique révèle bien des surprises.

Roald Amundsen

En février 2023, lors des vacances scolaires d’hiver, parents et grands-parents auront remarqué la sortie sur les écrans français du film d’animation « Titina » de la réalisatrice norvégienne Kajsa NÆSS. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer ce nom enfantin qui est celui d’un petit chien, ce film relate une « extraordinaire aventure polaire » qui a vraiment eu lieu. Il s’agit de l’épopée du Norvégien Amundsen, considéré comme le plus grand explorateur polaire du monde et de l’Italien Umberto Nobile, ingénieur aéronautique et  grand voyageur lui aussi. Leur voyage en mai 1926 à bord du dirigeable Norge, conçu par Nobile, avec également à bord Titina, son fox-terrier blanc, constitue une date mémorable de la conquête du pôle Nord. Le film montre de façon très éloquente ce qui rapprochait ces deux hommes, à savoir la passion de la découverte des pôles et l’intérêt pour les dirigeables, mais aussi ce qui les divisait profondément, la jalousie réciproque qui les tenaillait. Ils étaient en fait très différents de par leur caractère et tempérament, ce qui ne saurait étonner. Le Norvégien avait treize ans de plus que Nobile, c’était un sportif austère  et responsable, remarquablement organisé, Nobile était un latin expansif, exubérant et insouciant. Leur survol commun du pôle Nord donna lieu à un différend, chacun voulant s’en attribuer la primeur.

Lorsqu’en 1928 Nobile repartit, à bord cette fois-ci du dirigeable Italia  qui s’écrasa au nord du Spitzberg, Amundsen accepta néanmoins de participer à la recherche et au sauvetage de son ami.  Il prit place à bord d’un hydravion de la marine nationale française, avec un équipage français, mais fit naufrage dans la mer de Barents et son corps ne fut jamais retrouvé. Il existe à Nome, en Alaska, un monument érigé en sa mémoire en 1976, pour marquer le cinquantenaire du survol du pôle Nord à bord du Norge. Le film d’animation Titina a aussi le grand mérite de présenter quelques photos et films d’époque très émouvants1. De plus, il fait allusion aux déboires que connut Nobile sous l’Italie fasciste, dont le duce Mussolini apparaît de façon caricaturale à plusieurs reprises. Bien sûr, quoique se fondant sur une histoire véridique, le film ne prétend pas raconter en détail tous les épisodes liés à l’aventure polaire de Nobile. Quelques invraisemblances sont à noter, comme la longévité étonnante de Titina, puisque l’action est supposée se dérouler de 1925 à 1978, quand Umberto Nobile mourut de vieillesse à 93 ans.

Nobile et l’URSS

Umberto Nobile

Il faut par contre noter que l’histoire russe et soviétique de la conquête de l’Arctique est totalement passée sous silence dans ce film. Or l’URSS joua un grand rôle dans la vie professionnelle de Nobile. Les Soviétiques furent impliqués dans les opérations de sauvetage de l’équipage du dirigeable Italia. La compétition scientifique à caractère géopolitique entre grandes puissances fut féroce de tout temps. Pour l’empire russe, puis l’URSS, pays qui possède le plus long rivage au bord de l’Océan arctique, la conquête des pôles et l’exploration de l’Arctique ont toujours été considérées comme une mission nationale prioritaire. Rappelons-nous l’action spectaculaire des scientifiques russes qui plantèrent en août 2007 un drapeau en titane à la verticale du pôle Nord, à 4261 m de profondeur. L’importance de cette expédition fut soulignée par le président Vladimir Poutine qui cherchait à rappeler au monde entier les  intérêts stratégiques, économiques, scientifiques et de défense de la Russie.

De nombreuses archives disponibles de nos jours nous permettent de dresser un tableau plus détaillé des événements qui marquèrent l’histoire soviétique de l’Arctique au cours des années 1920 et 1930.

Ainsi, les lettres d’Olga Aleksandrovna Voeïkova2, adressées très régulièrement à sa fille émigrée à Kharbine en Mandchourie,  contiennent des précisions étonnantes. Olga Voeïkova était la belle-sœur d’un célèbre géographe russe, Aleksandr Ivanovitch Voeïkov (1842-1916). La plupart des membres de la famille Voeïkov résidant à Leningrad faisaient partie de la Société russe de Géographie et fréquentaient assidûment les conférences et réunions diverses qu’elle organisait. La correspondance d’Olga Voeïkova constitue par certains côtés une chronique très vivante de la vie de la Société russe de géographie. C’est notamment dans une lettre du 12 octobre 1933 qu’apparaît curieusement le nom de Titina, que portait l’adorable fox-terrier blanc d’Umberto Nobile. En effet, Olga Voeïkova était venue assister à une conférence à la Société russe de géographie. Le professeur Rudolf Lazarevitch Samoïlovitch devait raconter l’épopée du brise-glaces soviétique Krassine venu en 1928 au secours des naufragés du dirigeable Italia, que pilotait Umberto Nobile. Ce dernier aussi était présent, cinq ans après sa mésaventure.

L’épistolière ne mâche pas ses mots « Nobile n’est pas du tout sympathique, sa diction est irrégulière, peu audible, il commence ses phrases sur des notes très hautes pour les terminer dans un murmure. » Elle rappelle aussi que l’explorateur italien avait abandonné tous ses compagnons, dont huit périrent, lorsqu’il fut sauvé avec son petit chien. Le 11 octobre 1933 Titina, qui portait un collier auquel était attaché un grelot, amusait le public en courant dans tous les sens dans la salle de conférences de la société de géographie. Nobile s’exprima en italien, langue qu’Olga Aleksandrovna maîtrisait parfaitement. Le lecteur peut à juste titre s’étonner de la présence d’Umberto Nobile à Leningrad à une époque où sévissaient en URSS le stalinisme et en Italie le fascisme. Rappelons qu’Umberto Nobile avait dû démissionner de ses fonctions officielles en Italie, car il fut accusé, comme le rappelle dans sa lettre Olga Voeïkova, d’avoir abandonné ses hommes lors du naufrage de l’Italia au Spitzberg. Il avait quitté en 1931 l’Italie pour l’URSS, où il participa au programme soviétique de construction de dirigeables. Il travailla jusqu’en 1936 à Dirijablestroj, l’usine soviétique de construction de dirigeables, près de Moscou. On lui doit notamment la conception du plus gros dirigeable soviétique, le W6 OSOAVIAKHIM. C’était en fait la première fois que la direction et la responsabilité d’un projet aussi important avait été confiées à un étranger. Umberto Nobile avait entre-temps appris le russe  puisqu’il figure, parlant cette langue, dans un film de cette époque3, où il apparaît qu’il serait arrivé en URSS en 1932.

Aleksandr Petrovitch Karpinski

Dans cette même lettre d’octobre 1933 Olga Voeïkova donne une autre précision très intéressante. Comme Nobile s’était exprimé en italien, une traduction de son exposé à la Société russe de géographie avait été assurée par une des filles d’Aleksandr Petrovitch Karpinski. Qui est donc ce Karpinski auquel il est fait allusion ici ? Aleksandr Petrovitch Karpinski (1847-1936), brillant étudiant de l’Institut des Mines de Saint-Pétersbourg, fit une carrière de géologue et minéralogiste. En 1908 il avait été élu président de la Commission d’organisation de l’expédition polaire russe dont l’activité remonte à l’année 1900. Il fut élu à l’unanimité président de l’Académie des Sciences en mai 1917 et le resta jusqu’à sa mort en 1936. Considéré comme le « père de la géologie russe » il fut enterré en grande pompe, en présence de Staline, dans le mur du Kremlin, au centre de Moscou.

Si mention est faite de son nom dans une lettre de 1933, il est amusant d’apporter, en 2023, quelques précisions qui sont d’une actualité beaucoup plus brûlante. Il s’avère que, dès 1870,  Karpinski avait mis en évidence l’intérêt économique de la mine de sel de Soledar  et travaillé à sa mise en valeur. La mine est en exploitation depuis 1876. Le nom de Soledar, totalement inconnu du vulgum pecus jusqu’à l’agression de la Russie contre l’Ukraine en 2022, a récemment défrayé la chronique. Le 11 janvier 2023 Evgueni Prigojine publiait une photo où il figurait avec ses combattants, apparemment dans la mine de sel, en se vantant d’avoir conquis cette localité du Donetsk ukrainien. Le monument érigé en l’honneur de Karpinski, devant l’entreprise d’Etat d’exploitation du sel Artemsol, qui, semble-t-il, était encore debout en 2017, existe-t-il toujours ?

Logo de la Société russe de géographie

La famille Voeïkov et la Société russe de géographie

Rappelons que la Société russe de géographie, fondée en 1845, est une des plus vieilles du monde. Son président actuel est le général Serguéï Choïgou, ministre de la défense russe, bien que la Société figure officiellement comme ONG (organisation non gouvernementale). Elle occupe à l’heure actuelle une place importante dans la défense des intérêts géostratégiques de la Russie, tout en constituant une société savante mondialement reconnue.

Un autre incident géopolitique, lié encore une fois au nom de Karpinski, s’est produit le 28 février 2023, à mille lieues de l’Ukraine. Un brise-glaces russe, portant le nom de l’académicien Aleksandr Karpinski s’amarrait dans le port du Cap, en Afrique du Sud. Des activistes de différents pays organisèrent des manifestations avec comme slogan « Bas les pattes, ne touchez pas à l’Antarctique ! » 4. Ils mettaient en doute le fait que ce navire s’occupât exclusivement de l’exploration des richesses du sous-sol dans l’océan Antarctique dans le cadre d’une prétendue mission scientifique. Ils craignaient notamment que l’exploitation des hydrocarbures ne soit la prochaine étape. Ils accusaient la Russie de violer le Protocole de Madrid de 1991 qui interdit  l’exploitation du sous-sol (minerais, gaz, pétrole). L’Afrique du Sud, qui n’a pas condamné l’agression russe en Ukraine, était aussi prise à partie pour avoir autorisé le navire à s’amarrer dans le port du Cap.

La veille de la réunion prévue avec Umberto Nobile, Olga Voeïkova avait adressé une lettre à Iouli Mikhaïlovitch Chokalski, président de la Société russe de géographie de 1917 à 1931, qui était de surcroît un lointain parent des Voeïkov. Olga Voeïkova se faisait en effet beaucoup de souci pour son petit-fils, le jeune Aleksandr, parti fin avril 1933 dans le cadre d’une expédition scientifique d’exploration du bassin de la Léna et de son delta sur la mer de Laptev. Après un parcours universitaire difficile, car il avait subi la discrimination dite positive qui frappait les classes qualifiées de « socialement étrangères », telle que la noblesse, il avait fini par obtenir son diplôme d’ingénieur chimiste. Il avait été recruté pour l’expédition polaire en tant que responsable du laboratoire hydrotechnique. Il participa notamment à la construction du port de Tiksi sur l’océan Arctique. Peu de temps après le départ de l’expédition, alors qu’elle venait d’atteindre Irkoutsk, il avait failli être licencié et renvoyé dans ses pénates. Tout simplement parce que son supérieur hiérarchique, l’hydrologue Pavel Khmyznikov, venait d’être démis de ses fonctions. Le jeune Aleksandr, quant à lui, avait réussi à rester membre de l’expédition en acceptant d’être rétrogradé au rang de simple ouvrier, ce qui représentait, soit dit en passant, une perte de salaire considérable, puisqu’il passait de 550 roubles à 200 roubles.

N’ayant aucune nouvelle de son petit-fils depuis le mois de juillet, Olga Voeïkova sollicitait auprès de Chokalski un entretien privé avec le professeur Rudolf Samoïlovitch, à l’occasion de cette conférence à laquelle il assisterait avec Nobile. Samoïlovitch, géographe, explorateur polaire, était très célèbre. Outre les opérations de sauvetage de l’équipage de l’Italia en 19285, il avait participé à une expédition scientifique internationale à bord du dirigeable Graf Zeppelin en 1931, et dirigé une autre expédition polaire sur le brise-glaces Roussanov en 1932.

Au mois de mai 1934, Olga Voeïkova se rend à nouveau au siège de la société, 10 rue Grivtsov à Saint-Pétersbourg. Cette fois-ci, elle est accompagnée par sa petite-fille de 14 ans, Katia. L’ami de la famille, Chokalski, prend la parole pour commémorer le 25ème anniversaire de la conquête du pôle Nord. Il s’agit donc de l’exploit de  Peary réalisé le 6 avril 1909. Olga Voeïkova se déclare très satisfaite de la culture « géographique » de sa petite-fille. Katia était au courant de la dispute qui avait opposé l’explorateur américain Peary et son compatriote Cook, ce dernier ayant prétendu avoir atteint le pôle en 1908. Elle savait, grâce à l’atlas de Chokalski, que la sonde mesurant la profondeur de la mer polaire s’était déchirée à 2800 mètres. La carte qui était exposée était une archive historique, car Peary avait tracé de sa propre main, au crayon rouge, la route qu’il avait suivie.

Joseph Staline et Nikita Khrouchtchev en 1936

Un dernier point mérite d’être développé. Parmi les noms de géographes célèbres cités, il convient de rappeler le sort tragique que connurent beaucoup d’entre eux. Pavel Khmyznikov, né en 1896, fut arrêté en 1938 et condamné à cinq ans de camps pour participation à une organisation antisoviétique. Il est mort en détention en 1943. Le professeur Rudolf Samoïlovitch, en dépit de son palmarès impressionnant, fut arrêté en mai 1938 et fusillé le 4 mars 1939. Quant au jeune Aleksandr Voeïkov, que sa grand-mère cherchait tant à aider, il disparut dans la tourmente stalinienne après avoir été déporté en mars 1935 à Astrakhan. Les répressions staliniennes frappèrent toute la population de l’Union soviétique ; elles n’épargnèrent même pas les scientifiques les plus remarquables, engagés dans des projets grandioses de développement qui faisaient l’objet d’une publicité étonnante. C’est une contradiction à laquelle se heurtent tous les historiens qui étudient le stalinisme.

La déstalinisation amorcée par Khrouchtchev en 1956 avec les réhabilitations de victimes du stalinisme qui s’en suivirent, la perestroïka et la glasnost de Gorbatchev entre 1985 et 1991, enfin la nouvelle Russie post-soviétique qui, après l’effondrement de l’URSS, connut  une période de liberté et de démocratie, au cours de laquelle des milliers de livres non censurés parurent, permirent de faire la lumière sur ces « taches blanches » de l’histoire du pays. Et bien sûr, il convient de souligner plus particulièrement l’action remarquable de Memorial qui continue envers et contre tout.

La guerre en Ukraine, la censure en grande partie absurde sévissant actuellement en Russie ne laissent rien augurer de bon. Un dernier épisode qui concerne justement l’Arctique, en l’occurrence le Kamchatka, en dit long. L’organisation internationale de défense de la nature WWF vient d’être déclarée agent de l’étranger par le ministère de la justice russe.

Véronique Jobert

Notes

Notes
1Que l’on trouve actuellement facilement sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=ZV0o5JUG0CU
2Olga Voeïkova (1858-1936) a écrit des centaines de lettres qui ont été publiées en russe aux éditions Nestor-Istoria à Saint-Pétersbourg.
3https://www.youtube.com/watch?v=VMidDJdJAuM
4https://youtu.be/n8j6EF4gULU
5Racontées dans son livre S.O.S. dans l’Arctique. Le « Krassine » au secours de l’ « l’Italia » Paris : Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1931. Préface de Jean-Baptiste Charcot.
Partage :