Néo-communisme et social-écologie

Dans son célèbre ouvrage de 1928 sur le socialisme, le sociologue Durkheim l’opposait au communisme de façon radicale. Le communisme, dit-il, consiste dans une excommunication des fonctions économiques, et c’est par cette tendance qu’il se définit, alors que le socialisme au contraire tend à les intégrer plus ou moins étroitement dans la communauté humaine. Le communisme tient tout entier dans un sursaut de la conscience morale abstraite, note-t-il, qui n’est d’aucun temps, ni d’aucun pays, et qui conteste les conséquences morales de la propriété privée en général. Il ne s’occupe qu’accessoirement des arrangements économiques proprement dits et ne les modifie que dans la mesure nécessaire pour les mettre d’accord avec son principe essentiel, qui est l’abolition de la propriété individuelle.

Emile Durkheim

Comme le note Durkheim, régler les opérations productives de façon qu’elles concourent harmonieusement à la vie sociale et au progrès de tous n’est pas la préoccupation première des tenants du communisme : ce qu’ils demandent, c’est d’éliminer l’égoïsme et l’immoralité de la situation économique et sociale du monde capitaliste, non comment celle-ci pourrait être réformée. Régler les consommations individuelles de manière qu’elles soient partout égales et partout médiocres, continue-t-il, c’est le signe distinctif de la conception communiste ; au lieu de rechercher la coopération des classes et des fonctions, et obtenir le rendement maximum, le communisme cherche uniquement à empêcher les uns de consommer plus que les autres.

Le socialisme en revanche est une réflexion sur l’efficacité d’une organisation économique bien déterminée, et le projet de mieux la contrôler afin d’améliorer les conditions des peuples. Il ne touche à la propriété privée qu’indirectement dans la mesure où il est nécessaire de la changer pour la mettre en harmonie avec les réarrangements économiques qui sont l’objet essentiel de ses revendications. C’est bien pour cela, conclut-il, que le communisme est de tous les temps car il est d’abord, et foncièrement, une protestation morale contre l’inégalité des conditions, alors que le socialisme est apparu au XIXème siècle en même temps que la révolution industrielle et le capitalisme moderne. Durkheim en concluait que socialisme et communisme ne relevaient pas du même registre, même si entre les deux conceptions, des passerelles existent dans l’histoire et sur le plan des concepts1.

Ces réflexions viennent à la mémoire lorsqu’on assiste comme depuis quelques années au renouveau des aspirations communistes, dont les propos de la jeune actrice Adèle Haenel à l’Université de Paris VIII tout récemment, ont encore été l’illustration et qu’on ressent dans une grande partie de la jeunesse. Ce renouveau parait procéder d’un souci moral respectable, mais c’est aussi une renonciation : celle de réformer avec précision et constance, après le coup de poing initial, les activités sociales, l’économie, la production comme la distribution des revenus, dans une perspective qui vise le progrès collectif et un progrès concret, non un nouvel état de la moralité publique exempt du péché capitaliste2. Adèle Haenel, dans l’extrait, parle d’ailleurs d’une « utopie communiste ». Cette gauche communiste n’a jamais eu de programme économique précis, hors d’opérer un grande redistribution des richesses, dans une sorte de remise à zéro morale et financière des positions économiques nées du libre jeu du marché. Dans les programmes des partis les plus proches de cette tradition, toute question économique, toute question sociale trouvent une solution dans un prélèvement ou une taxe. C’est moralement juste à maints égards, mais insuffisant pour construire une alternative durable au jeu du marché.    

L’écologie politique comme néo-communisme

Cette analyse du communisme comme protestation morale sans portée politique reste pertinente, mutatis mutandis, pour ce qu’on peut considérer comme sa nouvelle incarnation depuis les années 70, l’écologie politique – termes qui recouvrent plusieurs courants, mais tous en opposition à ce que ses théoriciens nomment l’environnementaliste et l’écologie gestionnaire. Au souci des damnés de la Terre, s’ajoute celui de cette Terre sur laquelle vivent les damnés, défigurée par la grande industrie et le capitalisme extractif, mode de production que Marx n’avait pas identifié, et dont il faudrait sortir. Cette sortie joue le rôle que jouait dans le communisme l’abolition de la propriété privée : la réforme politique qui fait disparaitre les vices du temps. Tous ces courants aujourd’hui tournent autour de l’idée de décroissance, plus ou moins avouée, qui permettra d’en finir avec l’exploitation de la nature et des hommes. Cette écologie est résolument anti-capitaliste, en y ajoutant seulement un sentiment d’urgence. Ses projets de décroissance sont d’ailleurs souvent associés à des vœux de frugalité et d’ascèse dignes du communisme primitif.

Comme le communisme originel, cette écologie se préoccupe peu de réforme économique. A part de revendiquer un nivellement des conditions d’existence dans les pays développés au nom de la sobriété énergétique (et autres), dans une sorte de sursaut moral, elle est muette sur les conditions auxquelles les économies et les sociétés pourraient fonctionner sans des secteurs comme la chimie, la pharmacie et l’agriculture industrielle, moralement disqualifiés. Elle est évidemment muette sur la façon d’opérer une redistribution des revenus des pays développés vers les classes populaires d’Asie nouvellement entrées dans l’ère de la consommation de masse et sans le concours desquelles la sobriété n’aurait pas grand sens.

Le mépris dans lequel l’écologie décroissante tient ce qu’elle nomme le « techno-solutionnisme » la rapproche aussi du communisme en ce qu’il est foncièrement, comme elle, une revendication morale peu concernée par l’état des techniques. Les solutions techniques auraient pour inconvénient de nuire au sursaut moral qu’elle veut provoquer et à la réforme des comportements individuels. On sait à l’inverse toute l’importance que le socialisme, Saint-Simon et Marx les premiers,  accordait au progrès technique.

Les projets de « planification écologique » qui consistent seulement à affecter des fonds publics à un programme d’investissement industriel, c’est pour l’écologie radicale, trivial et banalement keynésien si ce n’est précédé d’un contrôle de la vie sociale au nom de la sobriété, d’interdictions et de rationnements qui interdiront au marché de recréer des inégalités de consommation (consommation d’énergie, de billets d’avion, d’eau de piscine…).

Social-démocratie et social-écologie

Les remarques de Durkheim sur le communisme semblent parfaitement transposables au projet écologique actuel, celui de l’écologie politique du moins. Rejet moral du marché, refus des inégalités, excommunication de l’économie, cette fois au nom de la préservation de la nature, sursaut moral et nouveaux modes de vie… Il devient alors difficile d’imaginer un programme économique construit sur ces bases, sans parler des scores électoraux auxquels il parait condamné ; l’austérité écologique ne fait pas gagner les élections, nulle part, pas même en Allemagne où le parti écologiste est si puissant. Quant à la mise en œuvre pratique d’un programme de ce type… ! Durkheim dirait que comme le communisme, ce projet radical ne peut relever de la politique car il est dissocié d’une perspective de progrès collectif et d’une harmonisation avec les fonctions industrielles, pour reprendre ses termes.

Il faut faire un pari. De la même façon qu’il y eut rupture à la fin du XIXème siècle entre le communisme et le socialisme dans sa forme social-démocrate, au sens très large, d’Europe de l’Ouest, il y aura forcément un jour rupture entre les revendications écologistes des mouvements s’identifiant aujourd’hui comme tels, et ce que sera la social-écologie, pour reprendre un terme qui a déjà été employé mais avec des acceptions très diverses, et bien sûr forgée en miroir de social-démocratie.

La social-écologie a fait un temps parti du lexique du Parti socialiste, et elle apparait dans les travaux de l’économiste Eloi Laurent3, qui renvoient à un projet de lutte contre les inégalités devant les risques environnementaux, ce qui est trop étroit. Elle reste encore à définir, mais cela supposera de ne plus tout voir au prisme des inégalités, prisme déformant, et surtout d’imaginer quel compromis peut être passé avec l’économie industrielle. Le chemin, en France au moins, reste long sur le plan intellectuel comme sur le plan politique. Etonnant d’ailleurs que, comme pour le passage du projet communiste d’origine à la social-démocratie du XXème siècle, l’Allemagne soit en avance sur la France pour le passage de l’écologie radicale à la social-écologie.

Nicolas Tisler

Tableau en page de Une : Gustave Courbet, Pierre-Joseph Proudhon et ses enfants en 1853 (1865), musée du Petit-Palais.

Notes

Notes
1Marx habilement liait les deux conceptions en faisant du socialisme une première étape, celle-là réaliste et appelant réflexion et initiative politique, avant l’étape du communisme dans laquelle tout irait pour le mieux, selon les besoins de chacun, la contrainte de rareté ayant disparu – en d’autres termes en renvoyant le communisme à l’utopie.
2Accessoirement, c’est aussi oublier la terrible histoire du mot au XXème siècle.
3Notamment dans son article, La social-écologie : une perspective théorique et empirique, publié à la Revue française des affaires sociales en 2015.
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