Le vieux procureur

Le vieux procureur était assis sur une chaise en plastique, nu au milieu du bassin de douche. L’aide-soignante lui nettoyait les bras et le dos, une éponge à la main. Les dimanches matins à la Fondation Pereire, on lave attentivement les résidents, on les habille avec soin. Les hommes sont rasés de près. Aux dames, on demande si elles veulent du maquillage. Les familles viennent l’après-midi, il faut les rassurer.

Le pommeau de douche à la main, Malika éliminait les traces de savon qui demeuraient sur le torse décharné. Le temps de la répugnance était vite passé, plus vite qu’elle ne l’avait craint à son entrée à la Fondation. Ces vieillards étaient comme ils étaient, il n’y avait pas lieu de les comparer à des corps plus jeunes. A la toute fin évidemment, c’était autre chose. Là, c’était le corps d’un homme de 86 ans, un ancien procureur. Malika le regardait, blanchâtre, noueux, la main crispée sur le bras de la chaise, si affaibli ces derniers temps qu’elle devrait l’aider à sortir de la douche. « Attendez, Monsieur Magnerie, il faut que je vous rase », dit-elle en saisissant un rasoir. Elle entendit entrer dans la chambre l’infirmière qui venait déposer les médicaments de la journée, et d’un coup la chambre fut pleine des bruits du couloir, à peine assourdis : chaises qu’on range, aspirateurs, personnel qui se passe les consignes. A petits pas, Malika conduisit Monsieur Magnerie jusqu’au fauteuil Voltaire, le seul meuble qui l’eût suivi de son appartement, rue Vaneau. La petite chaise devant le bureau, il ne s’y asseyait plus depuis longtemps.

Son regard passait, indifférent, sur les photos punaisées sur un petit panneau de liège, celles de sa dernière année de carrière, quand il se tenait bien droit, digne dans sa robe de Procureur général. Maintenant, il était comme le bon Dieu l’avait fait, comme tous les autres pensionnaires, Les aides-soignantes en tiraient de fortes phrases sur le Destin et ce qui nous attend tous.

De la grande armoire, elle sortit un pantalon de flanelle, une chemise blanche, un cardigan bleu marine. Laissé à lui-même, il s’habillait n’importe comment. Elle se dit qu’elle devrait aussi lui passer un veston, celui avec la Légion d’honneur, pour faire plaisir à la famille. Cet après-midi, il serait le jeune grand-père qu’il avait été vingt ans plus tôt, quand il accueillait enfants et petits-enfants pour le déjeuner du dimanche. Pierre Magnerie jouait avec la ceinture du peignoir. Il savait, à sa façon, que ce dimanche, sa belle-fille viendrait avec ses trois enfants, et que ce soir, il s’endormirait tôt, fatigué. Quel pouvait être leur prénom, à ces enfants ? Il vit Malika refermer l’armoire et déposer sur la chaise les vêtements qu’elle avait choisis.  Il la regardait avec plaisir. Ses longs cheveux noirs coiffés en chignon, ce corps de femme de trente-quatre ans, un peu épais déjà… Elle avait trois enfants, dont elle lui racontait les aventures, quelques minutes chaque soir. Malika avait quelque chose de plus que les autres aides-soignantes, peut-être parce qu’elle avait été institutrice avant de venir en France.

Dès qu’il était arrivé à Oran, il avait immédiatement aimé ces femmes aux cheveux sombres, à la peau mate. Dans sa mémoire appauvrie, il restait le souvenir de la traversée en avril 57, la baie, le port, l’odeur des jasmins, la campagne et ces paysannes qui semblaient venir d’un autre temps. Malika aurait pu être leur petite-fille. Rien ne l’avait préparé à ces cinq années, ni ses études à Paris ni son premier poste à Châlons-sur-Marne. Tout de suite, il avait eu envie de prendre d’innombrables photos des lieux et des gens. Discrètement, avec un Rolleiflex, il photographiait les jeunes femmes qu’ils croisaient dans la ville arabe, les vieillards, et ces fillettes qui lui avaient tant donné envie d’avoir une fille. Toutes ces photos étaient longtemps restées rue Vaneau, dans trois classeurs, avec au dos une date, un lieu, parfois un nom. Après son départ pour la Fondation, les classeurs avaient dû partir à la cave.

Malika le fit se lever et se mit à l’habiller.

Pierre Magnerie regardait Malika avec une acuité qui ne lui était plus habituelle. Ses cheveux noirs étaient si beaux. Il imaginait ses formes sous la blouse blanche, ses épaules, ses seins. Il sentait sa chaleur parfumée et le frôlement de sa poitrine. Son regard se perdait dans le grand miroir, sur le couple étrange qu’ils formaient, lui en peignoir et elle en blouse blanche. Pierre Magnerie eut comme une envie de s’endormir, moins par la fatigue de tous ces mouvements que pour conserver l’atmosphère du bain et la douceur de la jeune femme.

Quelque chose le ramenait en arrière, peut-être à l’un de ses tout premiers jours : le port, la ville européenne, les promenades parmi les pins, les falaises, le marché… Les souvenirs venaient sans ordre. Brutalement, il vit son fils aîné juste après l’accouchement. C’était à la maternité d’Oran en 1958, avec une sage-femme qui devait ressembler à Malika. Son fils était mort à 21 ans, dans un accident de voiture sur une route des Landes. « Ne vous endormez pas Monsieur Magnerie ; votre fille vient pour le déjeuner. II faut être en forme ».

Il hocha la tête. Il revenait aux derniers mois, à la brutalité du printemps 62. Il y avait eu un plasticage sur le chemin du tribunal, juste devant la maternité. Les victimes, blessées ou mortes, étaient étendues sur le trottoir, et les gens couraient affolés. Les médecins étaient sortis soigner les gens. Il y avait des ambulances pour les blessés et un simple camion pour les morts. En représailles, un jeune arabe s’était fait lyncher. Son corps était encore sur la chaussée, la tête sanguinolente. Heureusement, ce genre de scènes, il en avait peu vues. Puis il n’y eut que le ciel bleu au-dessus de la ville et le bateau qui s’éloignait, le 30 mai 1962, son dernier jour.

Il allait s’endormir. « Levez-vous, dit-elle, il faut s’habiller. Votre fille sera bientôt là ».

Monsieur Magnerie se mit debout et Malika entreprit de boutonner sa chemise, se tenant si près qu’il sentait son haleine, sa chaleur, puis elle lui passa une cravate déjà nouée autour du cou. Quand il sentit ses deux bras frôler son visage, comme pour l’embrasser, il eut une envie confuse : la saisir par la taille, l’étreindre, dénouer ses cheveux, respirer son parfum – envie déraisonnable.

Il y eut un appel du standard. Madame Magnerie était arrivée, il pouvait descendre au salon. Lui prenant le bras, doucement, Malika le conduisit vers l’ascenseur.

Raphaël Serdikk

Raphaël Serdikk, journaliste, a publié plusieurs récits dans des revues françaises et belges

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