La Femme de Tchaïkovski, film misogyne

Nous avions recommandé à nos lecteurs le film de Kirill Serenbrennikov, La Femme de Tchaïkovski, très beau, captivant mais à certains égards coriace à saisir, écrivions-nous. Il s’est attiré des critiques de différents ordres, mais les plus intéressantes sont venues de femmes qui l’ont jugé bien pauvre quand il s’essaye à décrire, à comprendre un personnage féminin hors-norme. Le débat est en effet permis. La rédaction.

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Dans la situation où se retrouve aujourd’hui la culture russe, ravagée par les oppositions politiques, éclatée par les exils et les existences semi-clandestines de ses meilleurs représentants, il  est difficile de porter un jugement sur un confrère de malheur. Mille données parasites viennent troubler la vision.

Il est donc très difficile de parler de Kirill Serenbrennikov, un metteur en scène qui a dû passer par un procès en Russie, être assigné à résidence, privé de sa compagnie théâtrale, voué à l’exil, et qui doit composer maintenant avec un autre public et probablement puiser dans d’autres sujets. Pourtant la condition de Kirill Serebrennikov ne peut être comparée à celle des autres artistes russes non-officiels, tolérés à contre-cœur par le régime de Poutine (comme Alexandre Sokourov), mais également ignorés maintenant de grandes manifestations internationales. Serebrennikov, lui, fait toujours l’affiche du festival de Cannes et du festival d’Avignon. Il devient ainsi, en quelque sorte, le porte-parole de ces Russes (dont je suis) qui n’acceptent pas ce que devient la Russie actuelle. Tous les yeux sont braqués sur lui, tout ce qu’il fait est passé au crible. Son film, La Femme de Tchaïkovski, était donc très attendu.

L’histoire de cette Antonina Miliukova ne sera pas seulement celle d’une femme qui reste toujours dans l’ombre de son génie de mari. On connaît l’homosexualité de Piotr Tchaïkovski — qui a fait que ce mariage n’a pas pu être heureux et que leur vie de couple a pris fin quelque semaines après le mariage. C’était soit un mariage d’intérêt, soit une erreur, mais ce fut aussi une source d’inspiration, pour Tchaïkovski lors de la création de la Tatiana Larine, personnage de son opéra Eugène Onéguine – une autre jeune femme incomprise et dédaignée par l’homme qu’elle aime, tout comme le sera la pauvre Antonina Miliukova. A partir de la première rencontre du couple Tchaïkovski, le film va raconter le destin de la femme qui a vécu dans la quête d’un amour impossible.

Quand on songe à la fameuse idéologie des « valeurs traditionnelles » qui sévit en Russie poutinienne et taxe de « propagande de l’homosexualité » toute allusion aux amours masculines, il y avait de quoi faire un film militant. Ce que le réalisateur évite de faire, en misant surtout sur la beauté de l’image. Restituer cette Saint-Pétersbourg de la fin du XIXème siècle a dû être toute une aventure, et le réalisateur s’est sûrement inspiré de la peinture française, allemande et hollandaise pour reconstruire un monde détruit par la révolution bolchévique. Cette reconstitution fidèle et l’harmonie de l’image occupent le regard et distraient le spectateur ; on oublie par moments que le sujet fait du surplace sans raconter quoi que ce soit.

Anna Mikhailova

Anna Mikhailova qui joue la protagoniste est une actrice magnifique qui essaye d’étoffer le personnage et de montrer une femme qui a eu des ambitions (une carrière de musicienne), mais qui est obsédée par son mari. On ne lui laisse pas beaucoup de liberté — elle est, tout d’abord, objet du désir (non pas de Tchaïkovski, mais du spectateur) — un corps érotisé habillée de costumes d’époque, tordu de convulsions. Tchaïkovski (interprété par Odin Lund Byron) la rejette très vite et quitte le champ. La mise en scène ne fait jamais ressortir la sexualité, pour ce personnage, comme une source de doute, de craintes, de problèmes compte tenu des exigences normatives de l’époque. Au contraire, il se sent artiste, une âme de bohémien sans autre souci que son art, et occasionnellement, « cette folle » qui lui pourrit la vie.

Car très vite elle est prise de folie. Elle veut le revoir, elle est rejetée à plusieurs reprises, renvoyée à sa famille, abandonnée à elle-même, laissée sans ressources… Son amour tourne à une obsession, à la façon de Adèle H.  La folie de l’héroïne recrée une ambiance enfiévrée chère aux Russes (« La fièvre de Petrov ») qui se prête si bien à des scènes théâtrales et excentriques, un tourbillon de litotes et de fantômes  — un homme qui se masturbe en crachant du sang, de bien sales mendiants, des danseurs qui font irruption dans un cauchemar, des hommes nus… La caméra mobile fait écho à l’instabilité de l’héroïne qui sombre dans un monde de plus en plus sombre, dans  une atmosphère onirique qui rappelle le Cris et Chuchotements de Bergman. Mais jamais on n’explique ce que cette folie représente réellement. Cela doit être cette fameuse hystérie féminine, diagnostic général dont bénéficiaient les femmes avant qu’on ne reconnaisse leur propre vie intérieure et qu’elles n’étaient pas seulement des corps possédés. 

Kirill Serebrennikov a répété dans plusieurs interviews la même phrase. « J’ai toujours voulu faire un film sur Tchaïkovski… ».Il est passé outre, il a fait un non-film sur Tchaïkovski, un film sur Antonina Milioukova où le personnage féminin est un lourd fardeau pour les deux créateurs — pour Piotr Tchaïkovski et pour Kirill Serebrennikov. Tout ce qui peut être intéressant est ailleurs, hors sujet. On n’entend pas la musique de Tchaïkovski, on ne connaîtra pas la personnalité ni de l’homme ni celle de la femme.

En mars dernier, le cinéaste présentait au Théâtre du Châtelet son spectacle Le Moine Noir. La nouvelle éponyme de Tchekhov qui est à la base du spectacle raconte la folie d’un homme qui se croit génial. Un génie est beaucoup plus intéressant qu’une femme sans vie et sans talent et se prête à une étude de folie beaucoup plus profonde. Avec La Femme de Tchaïkovski, Serebrennikov a probablement voulu cocher la case d’un cinéma féministe, mais il est très dangereux, pour un réalisateur, de ne pas se projeter dans son personnage. A force d’éviter les pièges des films engagés, il en rencontre un autre, et fait un film misogyne. La Femme de Tchaïkovski semble être une fausse note.

Alexandra Khazina

Alexandra Khazina est journaliste et commissaire de projets culturels. Elle a quitté Saint-Pétersbourg après le 24 février 2022, et vit et travaille aujourd’hui à Paris.

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