De la Finance verte au monde des cryptos

Chercheurs d’or en Californie (1856)

Au moment de la grande crise financière de 2008 et dans les quelques années qui ont suivi, la mode était de critiquer la finance dérégulée et sa préférence pour la spéculation conduite sans considération de l’économie dite « réelle ». La Finance, disait-on, devait devenir sage, voire ennuyeuse. Etaient discrédités les montages financiers trop compliqués, éloignés de l’économie réelle et souvent ésotériques, parfois sciemment conçus pour être incompréhensibles, parmi lesquels la titrisation, cette technique de division des risques qui a en réalité permis la dissémination des subprimes dans toute la finance mondiale.

Cette critique n’est pas restée sans effet : les régulateurs ont imposé de nouvelles règles, puis peu à peu, les institutions financières et les sociétés se sont mises à émettre des obligations vertes, à viser des objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance, et à classer les secteurs à financer selon leur coefficient de pollution, dans ce que l’on a appelé une taxonomie1, pour orienter les flux d’épargne et de crédit vers les activités vertes. Les investisseurs, les banquiers se sont préoccupés de leur impact, mot à la mode. Se préoccuper d’écologie, c’est l’un des moyens par lequel les milieux financiers se font pardonner les comportements d’avant 2008 et rappellent leur utilité sociale.

C’est dire que le contraste est grand, et passablement inquiétant, avec la nouvelle mode qui porte, et en tous cas qui a porté jusqu’à présent, vers les crypto-monnaies et les crypto-actifs : jetons, tokens de toutes sortes, security tokens, utility tokens, non fungible tokens (les NFT), émis par l’effet de smart contracts en représentation d’un actif physique ou d’un actif lui-aussi numérique… Non pas que ces instruments soient en eux-mêmes viciés, ni le signe d’une préférence effrénée pour la spéculation et l’agiotage. C’est plutôt qu’ils sont employés sans souci de leurs liens avec l’économie réelle, et qu’ils sont détenus en général sans autre perspective que la revente au plus offrant dès que l’occasion se présentera. On trompe aussi souvent les détenteurs de tokens sur les droits qu’ils acquièrent, tout comme l’on a autrefois trompé les investisseurs sur les actifs issus de titrisations. La tokenisation est d’ailleurs souvent une forme numérique, sauvage, de titrisation.

Quels « cas d’usage » ?

Malgré les innombrables articles sur les crypto-monnaies et les crypto-actifs, on sait très peu de chose sur ce que l’on appelle désormais les « cas d’usage ». On sait que ces actifs n’ont pas en général de pouvoir libératoire et qu’ils ne pourront remplir les rôles joués par les monnaies légales dans les transactions commerciales. On sait aussi que leur volatilité leur interdit d’être des instruments fiables d’épargne et de mesure de la valeur.

À part les transferts de valeurs monétaires, au sens large, à coût réduit, ce qui intéresse surtout dans les États faillis et les zones où les virements bancaires restent compliqués ou coûteux, on ne voit pas bien quels usages sociaux trouvent leur solution avec ces cryptos-actifs. Dans le monde de l’art, les NFT vont faire long feu, il faut le parier, malgré le volume actuel des transactions, car ils ont seulement permis de créer un nouveau compartiment du marché qui fonctionne, littéralement, « sans œuvre », puisque les transactions portent sur un certificat numérique qui témoigne d’une contribution financière, mais non d’un droit de propriété sur une œuvre2. Restent le monde du jeu vidéo et celui du marketing interactif, mais hors cela, on voit bien la valeur marchande des crypto-actifs mais rarement leur valeur d’usage.

Le paysage mental du crypto-entrepreneur

Philosophiquement, alors que la crise de 2008 avait disqualifié l’idée de marchés financiers purs et parfaits, autorégulés, la « mouvance crypto » est foncièrement hostile aux régulations, dans le sillage des économistes autrichiens des années 30 qui ont jeté les bases du néo-libéralisme ; elle est libertarienne dans un style californien, numérique 3.0 . Aussi refuse-t-elle l’État, les banques centrales et la monnaie qu’elles émettent, considérées comme manipulées et minées par l’inflation. La régulation est accusée de brider l’innovation et de retarder les ajustements spontanés. On se veut indépendant, décentralisé par la grâce de la blockchain et de ses ledgers interconnectés, et préservé de tous les pouvoirs, étatiques ou non – au moins jusqu’à présent, car le sauvetage de la Silicon Valley Bank révèle une certaine hypocrisie. La blockchain lui paraît garantir que le système s’auto-régulera, et qu’elle interdit les manipulations, les erreurs et les fraudes. C’est faux, mais c’est un élément du dogme. A chaque crise, la moitié des protagonistes se lamente car les régulateurs vont bien finir par intervenir ; l’autre se convainc que seuls les plus sérieux resteront en activité, ce qui n’est pas plus mal.

Cette mouvance a un goût pour l’ésotérisme, et les conditions obscures, secrètes dans lesquelles sont nées les premières crypto-monnaies font partie de leur attrait. Les textes de toute nature sont tissés d’acronymes inconnus et de concepts inhabituels, bien évidemment en anglais. Il faut être initié pour comprendre, comme dans les mystères d’Eleusis, et il s’est créé un écosystème entre initiés, avec ses investisseurs, ses entrepreneurs, ses acheteurs de jetons, ses avocats et ses journalistes, tous solidaires dans la défense de la crypto-économie et de ses valeurs disruptives.

Mais il y a un grand écart en ces valeurs et ce qui a émergé de la crise de 2008, quand il s’agissait de donner à la finance des valeurs, des objectifs plus exigeants que la seule rémunération des arrangeurs financiers et des traders. Dans le monde de la crypto, à l’autre bout du spectre de la Finance, le registre est différent : on ne parle pas de valeurs sinon celle de l’individu qui se libère de l’État, des monnaies légales, des institutions financières et de tous les pouvoirs, et qui sait en tirer le bénéfice. L’air de rien, c’est une croyance qui donne accès à un certain universel, et le petit spéculateur en bitcoins, avec ses wallets, se prend vite pour un entrepreneur de la tech, militant de la libre-entreprise et du progrès technique, rétif à toute régulation, à l’avant-garde de changements qu’il croit inéluctables : la décentralisation sans Etat, les libres transactions que les smarts contracts dispensent de juges, le bitcoin et ses succédanés. Son existence devient une épopée. Dubaï lui convient, lieu où il côtoie les influenceurs à la mode qui en apprécient, comme lui, le climat et la faible pression fiscale3, et ces influenceurs, belle rencontre des cœurs, font la promotion des crypto-actifs sur les réseaux sociaux.

A bien des égards, cette évolution est une régression.

Stéphan Alamowitch

Stéphan Alamowitch est Avocat au Barreau de Paris et Maitre de conférences à l’IEP de Paris

A lire aussi : Vice Chair for Supervision Michael S. Barr at the Peterson Institute for International Economics, Washington, D.C., 9 mars 2023, Innovation with Guardrails: The Federal Reserve’s Approach to Supervision and Regulation of Banks’ Crypto-related Activities.

Notes

Notes
1Présenté en 2018 dans le cadre du plan d’action pour une finance durable, le Règlement Taxonomie est adopté par l’Union européenne en 2020.
2Enzo Bastian, Le NFT : de l’œuvre d’art à l’instrument financier, sui generis 2023, S. 13. C’est d’ailleurs le principal problème de la tokenisation de l’immobilier.
3Dubaï… Lutter contre les paradis fiscaux, c’était au programme des réformes après la crise de 2008.
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