La concentration dans le monde du livre

C’est un livre bref mais touffu que publie Jean-Yves Mollier, l’historien bien connu de la Presse et de l’Edition. La concentration en cours dans le monde du livre, et l’on pense au rapprochement chaotique d’Editis et du groupe Hachette, choque à très juste titre aujourd’hui, mais elle fait oublier que la concentration n’est pas un phénomène nouveau dans ce secteur industriel. Depuis la fin du XIXème siècle, les maisons d’édition se rapprochent les unes des autres, s’absorbent, dans des processus de concentration horizontale (on rachète son concurrent) ou de concentration verticale (on rachète une société de distribution, un réseau de librairies).

La logique économique se combine parfois avec des préférences politiques, quand des maisons se rapprochent parce qu’elles partagent les mêmes valeurs (et surtout bien à droite), ou avec des affinités amicales ou amoureuses, mais elle reste puissante dans toute l’histoire du secteur, et ce depuis longtemps. Le mérite du livre est d’illustrer ces évolutions par des cas d’entreprise, dirait-on dans les écoles de commerce, au sujet des principaux protagonistes : Hachette la pieuvre verte selon l’expression d’avant-guerre, Le Seuil, Gallimard, Les Presses de la Cité, Masson… Jean-Yves Mollier, en historien, laisse sa part aux hasards, aux contingences, sans rechercher de grandes lois du secteur. Cette approche a le mérite de faire ressortir deux évolutions au moins qui n’ont rien eu de nécessaire, et qui n’auront peut-être rien de définitif. 

Le calvaire d’Editis

Tout d’abord, les conséquences du pari prétentieux et finalement banqueroutier de Jean-Marie Messier de créer un grand groupe de communication, contrôlant contenus et contenants, qui impose aux maisons d’édition du groupe Vivendi des contraintes de rentabilité sans rapport avec les traditions et les réalités du secteur. C’est le point de départ d’un démantèlement du pôle Vivendi Universal Publishing, qui se traduira par la cession de ce qui sera Editis à un groupe espagnol après un passage par un groupe financier particulièrement malfaisant, et jusqu’au groupe Bolloré en 2018, avant la nouvelle cession annoncée dans les journaux. En un sens, ces contraintes de rentabilité sont typiques du capitalisme financiarisé des années 1990-2020. Mais la situation tient aussi beaucoup à l’aveuglement, aux faiblesses des personnes à la manœuvre, à leur talent presque comique pour les acquisitions précipitées suivies de moins-values de court terme1. Jean-Yves Mollier cite leurs noms, donne leurs pédigrées, et souligne que certains dirigeants ont su gagner ce qu’il fallait de stock-options lors de ces opérations capitalistiques.

Deuxième évolution bien visible mais qui ne sera peut-être pas irréversible : l’apparition d’un pôle franchement réactionnaire dans le paysage éditorial. Jean-Yves Mollier, quoique fort inquiet de la concentration en cours autour de Vincent Bolloré, note cependant que son agenda politique parfaitement clair – créer un pôle culturel conservateur qui prônera des valeurs « chrétiennes » – est une exception dans l’histoire de l’édition, une contingence. Les capitaines d’industrie sont d’ordinaire réticents à exercer leur pouvoir sur les contenus éditoriaux, et il n’est pas écrit que le groupe Bolloré maintiendra le cap politique décidé par son fondateur. Il n’en conclut pas que ce nouvel épisode ne doit pas inquiéter, bien au contraire.

Comment protéger la concurrence et la création ?

Implicitement plus que de façon directe, il laisse penser que la concentration doit être freinée ou encadrée quand bien même elle n’aurait pas de conséquences politiques. Au sujet de de la maison Gallimard (Madrigall), dont il note qu’elle est depuis longtemps partie prenante à ce mouvement de concentration (jusqu’à l’acquisition de Flammarion puis de Minuit tout récemment), mais sans créer de réticences dans les milieux culturels, il rappelle qu’elle a su exercer son pouvoir de marché de façon parfois bien dure pour les éditeurs indépendants dont elle assure la distribution.

Il prolonge ainsi le constat pessimiste d’André Schiffrin, sur l’édition qui risque de se faire désormais sans « éditeurs », au sein de groupes géants, impersonnels2… Quand ces groupes sont bien gérés, il est vrai, ils veillent à préserver l’autonomie des maisons d’édition qu’il contrôlent, parfois dans un souci d’émulation. Mais un groupe, et l’histoire du Vivendi de Messier, celle de Hachette, l’illustrent parfaitement, c’est un ensemble qui a bien d’autres préoccupations que la qualité littéraire ou éducative, qui est confronté aux aléas de l’économie, des hommes et des successions dynastiques, quand ce n’est pas tout simplement aux modes managériales propagées par les cabinets de conseil.

Si des raisons économiques puissantes peuvent expliquer les projets de concentration horizontale ou verticale, qui débouchent sur l’oligopole à franges des économistes3 que mentionne Jean-Yves Mollier en introduction, il est important qu’un droit de la concurrence strict encadre les stratégies d’entreprise, et que les maisons indépendantes soient aidées de façon inventive.  Dans un secteur qui trouve son équilibre économique grâce aux livres scolaires, livres dont l’édition profite surtout aux très grandes maisons, l’intervention publique a ici sa justification.   

Stéphan Alamowitch

Jean-Yves Mollier, Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, Edition Libertalia, 2022 (10 euros)

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Notes

Notes
1Jean-Yves Mollier rappelle les prix d’acquisition puis de cession, peu après, de l’éditeur américain Hougton Miffin, mais pour 700 millions d’euros de moins.
2André Schiffrin, L’Edition sans éditeurs, La Fabrique 1999.
3L’oligopole à frange est une structure de marché dans laquelle où un petit nombre de grosses entreprises, formant un oligopole, contrôlent une vaste part du marché, le reste étant représenté par un grand nombre de petites entreprises.
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