Béatrice, la femme-homard

La soirée du réveillon s’était bien passée, sauf pour Béatrice, la femme-homard qu’on n’avait pu se résoudre à consommer.

Ma grand-mère l’avait trouvée au marché, trois années auparavant. Intriguée par sa forme vaguement humaine, enfantine, elle l’avait épargnée. Une anomalie avait dû lui donner un semblant de peau ; la génétique a ses mystères. Au bout de quelques jours, oubliée dans le bac du frigidaire, Béatrice s’était mise à ressembler à une petite fille, à cela près qu’elle avait une queue de homard et que sous la peau, on devinait la forme d’une carapace. Béatrice avait peu de cheveux, mais Grand-Mère la coiffait d’une façon qui pouvait passer pour naturelle. Ses bras étaient osseux, avec de fortes articulations, et elle avait de petits yeux noirs, fixes, ainsi que nous en avons tous dans la famille. Sa démarche était étrange, comme si elle avait été pied-bot des deux pieds. C’était une petite enfant, et on lui reconnaissait le droit de ramper ou de se livrer à des reptations. Cependant elle savait se redresser et se tenir sur une chaise, sinon droite, du moins assez raide.

Ma grand-mère l’avait inscrite à l’école, mais Béatrice ne comprenait rien, et avec sa queue pourtant dissimulée sous une jupe que ma grand-mère avait imaginée (elle était couturière), elle avait du mal à s’asseoir sur les bancs. De façon générale, nous l’avions noté, Béatrice ne comprenait rien. Dans toutes les familles néanmoins, il y a un simple, parfois deux, et personne n’en était autrement surpris. On l’avait retirée de l’école, et elle restait dans le pavillon de mes grands-parents, comme une sorte de jeune fille de la maison. Grand-Père avait besoin d’attention vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et Béatrice se rendait utile auprès de lui, vivant notre vie, partageant nos repas. Elle ne se rendait pas compte de l’incongruité qu’il y avait à être assise avec nous quand nous mangions des crevettes ou des langoustines.

Souvent, il arrivait à Grand-Père de lui parler comme à une aide-soignante. Il lui racontait les quelques souvenirs que sa maladie n’avait pas effacés. Béatrice donnait l’impression de suivre ses récits, ceux que nous avions tous renoncé à écouter. Elle restait auprès de lui, bienveillante, malgré le côté baroque et décousu de ses propos. Mais Grand-Père était mort en avril, et la présence de Béatrice était peut-être moins nécessaire.

Il faut dire aussi que maintenant qu’elle atteignait un mètre cinquante, son corps avait quelque chose de bizarre, d’inquiétant malgré les vêtements qui l’enveloppaient à dessein. Ma grand-mère lui avait interdit de sortir du pavillon, et bien sûr de se promener dans la rue.

Au mois de novembre quand il avait été question du menu de Noël, il avait été convenu de l’emmener discrètement dans la cuisine, de l’allonger sur le plan de travail, de la fendre en deux, puis de la rôtir. Et c’est pourquoi cet après-midi du 24 décembre, après avoir échangé un petit signe, mes deux oncles l’avaient appelée dans la cuisine. Ma grand-mère s’était retirée dans sa chambre, ne voulant rien voir de ce qui allait se commettre.

Béatrice avait posé le jouet qu’elle manipulait avec perplexité, et s’était levée pour les rejoindre, croyant qu’on avait besoin d’elle en cuisine, où ma grand-mère l’utilisait souvent pour découper les pommes de terre ou éplucher les oignons. Mais quand mes oncles l’eurent allongée sur le dos et comme déliée sur le plan de travail, alors que le four montait progressivement à la température de 220 degrés et qu’ils la tenaient fermement par la taille, nous étions venus dans la cuisine, tous ensemble, nous les enfants, et nous nous étions mis à pleurer et à crier. C’était notre cousine, et pour les plus jeunes, ils l’avaient toujours connue à la maison. L’idée de la manger nous révulsait.

L’oncle Pierre avait saisi un grand couteau et s’apprêtait à en enfoncer d’un coup sec la pointe à la jointure du coffre. Ensuite, l’oncle Paul la découperait de tout  le long, d’un coup de tranchoir. Cela durerait moins de vingt secondes. Béatrice restait inexpressive, n’essayant même pas de ramener ses vêtements sur elle. Sa queue remuait nerveusement, mais ce devait être un réflexe car rien ne marquait la peur. A la vue du couteau et du tranchoir, nos cris se firent plus stridents. Ma grand-mère apparut dans l’embrasure de la porte, les yeux en larme. Mes deux oncles la virent et sans s’être concertés, relâchèrent leur prise. Béatrice se remit sur le ventre. Eux rangèrent le couteau et éteignirent le four. Béatrice se mit à reculer vers un coin isolé de la pièce, entourée des enfants qui venaient de triompher.

On n’en parla plus.

Pierre-Yves Delair

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