Emmanuel Macron et les classes absentes

Un pouvoir sans les moyens sociaux, électoraux mais aussi moraux de sa réforme des retraites

On l’a dit, en 2017, la base sociale réunie par Emmanuel Macron fut pour l’essentiel composée de la bourgeoisie managériale, des classes moyennes du secteur privé et de jeunes gens de tous horizons séduits par son dynamisme et le pied de nez fait aux partis installés. Sa base sociale de 2022 est de même nature, sauf en ce qui concerne la jeunesse, attirée par des choix plus extrêmes. Cette base sociale resserrée lui a néanmoins permis d’arriver de nouveau au second tour de l’élection, puis de profiter du rejet de Marine Le Pen pour l’emporter. Il faut beaucoup de mauvaise foi et de forfanterie pour soutenir, comme il le fait, que le vote de mai 2022 prouve l’adhésion d’une majorité au projet présidentiel. Les mauvais résultats du parti Renaissance, aux législatives de juin 2022, l’ont de toute façon démenti.

Manque évidemment à cette base sociale l’ensemble des classes populaires, qu’on peut définir comme le salariat d’exécution, partagées entre l’extrême-droite xénophobe, les Gilets jaunes et l’abstention, et pour une toute petite partie seulement séduite par la gauche radicale1. C’était vrai en 2017, et ce l’est encore plus aujourd’hui. Ce manque est flagrant, et rien n’est venu le combler depuis 2017. Il s’est plutôt aggravé, notent les sociologues. Comment l’expliquer ? Nicolas Sarkozy, à beaucoup d’égards plus à droite qu’Emmanuel Macron, avait su attirer les suffrages d’une partie des classes populaires. La droite peut être populaire, sans même chercher à être gaulliste, ni spécialement sociale…

Probablement est-ce parce que depuis sa première élection et pas davantage après la seconde, Emmanuel Macron n’a pas su lancer à ces classes les signaux qui pouvaient les séduire.  Parler de la start-up nation, du numérique et de la modernité à des gens qui suspectent qu’il en viendra pour eux un surcroît de mesure et de contrôle sur leur activité, leur productivité, c’est naïf et bien téméraire. Les chauffeurs-livreurs, les manutentionnaires voient bien à quoi servent les puces de géolocalisation et les GPS embarqués sur les véhicules… Les petites phrases idiotes, si ethnocentriques, n’ont rien arrangé.

Dans ce contexte social si manifeste, et même si contrairement à ce que prétend la gauche radicale, la politique menée n’a pas été anti-sociale2, il n’est pas étonnant que la réforme des retraites soit rejetée par ces classes populaires précisément. La démographie qui en rend certains aspects inévitables, cela ne fait pas un bon argumentaire quand la défiance est arrivée à ce point3

Construire d’abord des ponts vers ce segment de la société, c’eût été la moindre des choses. Or actes et paroles ont manqué, en 2017 comme en 2022. Pourquoi n’avoir pas commencé, avant de prétendre réformer, par combattre la mise à l’écart des seniors dans les entreprises ? Comment en est-on arrivé à n’avoir aucun appui syndical ? Parler de « démocratie participative » (concept fumeux), de « refondation » (autre concept fumeux), et ne pas même savoir nouer une dialogue social à l’ancienne ? Accorder à la droite parlementaire (Eric Ciotti, Eric Ciotti… on croit rêver) des concessions de nature sociale que l’on n’a pas voulu discuter avant avec les syndicats ? Et pourquoi se précipiter, et prévoir autant d’ordonnances d’application pour la mise en place de la réforme, au point d’être critiqué par le Conseil d’Etat ?  Pourquoi aussi en passer par une triviale loi de financement de la sécurité sociale, texte voté chaque année, pour une réforme si profonde4 ?

Comment en est-on arrivé à ces erreurs de tactique et de stratégie qui semblent venir spontanément, inéluctablement de ce qui fait le cœur du macronisme ?

Hypothèses

Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquets (1875)

Il faut certainement explorer les termes de l’équation personnelle du président. Emmanuel Macron est, c’est le paramètre le plus notable, inspecteur des finances – comme l’Angleterre était une île pour André Siegfried : un facteur causal majeur qui explique presque tout. Pour ce groupe, bien souvent, le logiciel installé comme par défaut, c’est la modernisation libérale (ce qui n’est pas critiquable en soi) et la promotion en économie de l’autonomie individuelle – au besoin au forceps pour une société dont on déplore l’archaïsme et l’inertie, les corporatismes.  Ce groupe est à la croisée de l’Orléanisme, cette tendance bien connue de la droite française, et du volontarisme technocratique : la réforme par le marché et le marché par la réforme. Cela vaut bien d’autres positionnements idéologiques, mais c’est insuffisant pour gouverner avec l’assentiment de la majorité d’un pays, et en tout cas avec l’appui des classes populaires. Elles sont touchées par l’individualisme, comme tout le monde, mais restent méfiantes dès qu’elles soupçonnent, à tort ou à raison, que les politiques menées les considèrent mal et réduiront les sécurités collectives. Ainsi, réduire l’âge de départ à la retraite peu après avoir indexé les assurances-chômages sur l’évolution du taux d’activité, cela peut s’entendre sur le plan économique, mais c’est donner les signaux les plus inquiétants à des groupes déjà inquiets.

La vérité est qu’Emmanuel Macron n’a rien à dire aux classes populaires. Il n’a pas les mots, il n’a pas les thèmes. Le bilan économique des six dernières années n’est pas mauvais, loin de là, et c’est à certains égards injuste, mais c’est ainsi. Il faut y voir la rançon de l’ethnocentrisme, cette difficulté à voir les choses autrement que par soi et par ce que l’on est, au regard de ses valeurs propres, même avec bienveillance du reste, même avec l’envie de bien faire.

Pour faire passer sa réforme, Emmanuel Macron en est donc réduit à rechercher, faute de majorité propre, les votes des députés de la droite parlementaire. Ce sera malheureusement convaincre les classes populaires que la radicalité politique est le seul moyen de se faire entendre. Compte tenu de l’inclination qu’on leur connait, on imagine fort bien ce que sera cette radicalité.

Serge Soudray

Notes

Notes
1Gauche radicale qui mobilise surtout une petite-bourgeoisie précarisée, pour l’essentiel issue du secteur public, et les jeunes gens qui craignent de l’être bientôt.
2La fin du chômage de masse et le développement de l’apprentissage sont des succès remarquables, sans parler de la politique anti-covid, plus protectrice que dans les pays comparables.
3Emmanuel Macron fait, semble-t-il, l’objet d’une hargne dans les milieux populaires qui répond à celle dont était l’objet Nicolas Sarkozy dans une bonne partie des classes moyennes diplômées lors de son quinquennat.
4Et qui peut même être mise en œuvre par simple ordonnance si le Parlement ne se prononce pas sous cinquante jours.
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