Le pèse-personne

Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve

Son médecin généraliste avait regardé ses analyses avec circonspection. Il le fit monter sur la balance. Une sorte de machine archaïque et grinçante en métal blanc, à la peinture écaillée.

— Tu as pris un peu de poids, dis-donc. Six kilos depuis la dernière fois !

Lucas et son médecin se tutoyaient depuis une dizaine d’années. Le docteur Dubois, soixante-sept ans, avait vu les enfants grandir et partir de la maison. Il avait aussi suivi ses allergies au pollen, sa dépression pendant la crise de milieu de vie qu’ils avaient partagée, hors de toute déontologie. Lucas, avocat de profession, avait été le conseil occulte de son praticien pour son troisième divorce. Et chaque été, au cœur du mois de juillet, il lui rendait visite pour son bilan annuel. Tout allait bien, sauf sa glycémie qui était montée en flèche.

— Si tu continues, dans quelques années, t’es bon pour le diabète, mon garçon !

Lucas avait arrêté la cigarette pour passer à la vaporette, dont on ignorait si elle était aussi peu inoffensive qu’on voulait bien le dire. En tout cas, le goudron, lui était lui une saloperie et entre deux maux, ils étaient convenus de choisir le moindre. On ne pouvait imputer cette surcharge pondérale – six kilogrammes – à l’arrêt de la cigarette. À presque soixante ans, Lucas avait développé ce que l’on appelait des poignées d’amour, qui contrairement à ce que leur dénomination supposait, n’étaient pas forcément le signe d’une relation harmonieuse. D’où l’inquiétude du praticien, son aîné de quelques années, fort de deux expériences de divorce.

— Ton couple, ça va ?

— Oui, oui.

Son généraliste lui avait toujours dit que si de “ce côté-là”, ça se mettait à dysfonctionner, il lui prescrirait la petite pilule bleue que lui demandaient souvent les hommes entrant dans l’âge mûr. Pour être tout à fait honnête, son médecin était étonné qu’il ne le lui ait jamais fait cette requête. Lucas s’était bien gardé de lui avouer qu’avec sa femme, ils ne faisaient plus l’amour depuis des temps immémoriaux, que cela leur arrivait, lors de très chaudes journées d’été et les dimanches au printemps, souvent sur un malentendu, une paire de jambe apparue à la terrasse d’un café pour sa part, sans doute de son côté à elle, une forme de devoir conjugal, de minimum syndical dont elle s’acquittait avec quelques cris, comme l’offrande de ces quelques pièces dont elle se délestait après l’eucharistie. Le coït était interrompu depuis la naissance du deuxième enfant, de fait, grâce à cela, la ménopause de Pauline était passée inaperçue. Puisque ça lui suffisait à elle, et qu’il s’était adapté à la demande, ou plutôt à son absence de demande ; ce n’aurait pas été une bonne idée de faire de Lucas une créature priapique s’il voulait vieillir avec son épouse comme il s’y était programmé. Et puis son père était décédé d’une crise cardiaque, donc ce genre de produit vasodilatateur ne lui disait rien qui vaille.

— De ce côté-là, ça va plutôt bien, nota Lucas – pourquoi aurait-il avoué une défaillance qui ne venait pas de lui ?

— Elle ne se plaint pas de tes ronflements, ta femme ? En général, quand on prend sur les côtés, ça s’entend à l’intérieur.

Si depuis six mois Lucas s’était vu relégué à la pièce d’à côté. Le docteur Dubois entendait tout ce qu’on ne lui disait pas.

— Non, avait rétorqué Lucas.

— Une sainte !

Antoine van Dyck, Portait des époux c 1620

Plutôt une bonne sœur, mais il ne fallait pas compter sur Lucas pour s’ouvrir de l’infamie, tant qu’il était le seul à savoir, lui était épargnée une forme d’humiliation. Cela avait commencé de manière insidieuse, quand Pauline avait insisté pour remplacer leur queen size par deux sommiers et deux matelas indépendants pour éviter qu’ils ne se réveillassent l’un l’autre. La Rolls Royce du lit allait sans doute leur permettre dormir d’un meilleur sommeil ? Il avait préféré voir dans cet achat assez onéreux le signe que Pauline réinvestissait la chambre nuptiale. Il lui avait semblé que les oreillers à mémoire de forme portaient en eux une potentielle tension érotique. Il n’avait pas vu venir le fait que des matelas indépendants étaient surtout promis à la séparation. C’était temporaire, au départ. Ils ressoudaient les matelas comme leur vie le week-end, puis la situation s’était normalisée, figée dans une sorte de provisoire prêt à durer pour l’éternité. Ils dormaient maintenant chacun dans leur chambre. Pauline se plaignait que les ronflements étaient de plus en plus forts comme une justification à cette nouvelle sectorisation en dépit des bouchons d’oreilles qu’elle utilisait. Elle l’avait même enregistré sur son téléphone portable pour lui prouver sa bonne foi. Il avait eu honte, puis peur qu’elle le fasse entendre à ses amis. Pauline n’avait jamais évoqué son poids, mais c’était une évidence, quand il était jeune – “plus jeune l’avait repris le docteur, ne dis jamais du mal de toi, les autres s’en chargent” – il ne ronflait pas.

À six mois de ses soixante ans, Lucas avait le choix, soit il laissait filer et pousser une petite bouée sur son abdomen en muscle Kronenbourg, soit il se reprenait en main et se donnait une chance de sauver son couple et cette opportunité, il en avait eu la conviction en sortant du cabinet de la nutritionniste recommandée par le docteur Dubois, passait par l’achat d’une balance digne de ce nom. Telle une autruche mettant la tête dans le sable, il n’en avait jamais acheté pensant éluder le problème. Et comme Pauline épluchait les moindres dépenses, il ne voulait pas non plus donner d’ampleur à ce tropisme comptable en lui laissant, en plus du contrôle pointilleux de ses entrées et sorties bancaires, de peser ses kilos. Il avait tort, il en était désormais persuadé. Il devait soigner le mal par le mal. Affronter la réalité. Sans doute dans sa pudeur n’avait-elle jamais osé lui parler de son surpoids ?

Au retour du bureau, après avoir rapidement dîné d’un plat cuisiné surgelé – Pauline ne faisait plus la cuisine depuis le départ des enfants -, il lui fit part de sa décision d’acheter un pèse-personne très sophistiqué. Un impédancemètre. Pauline avait entendu “indépendancemètre”, comme s’il s’agissait d’un appareil à mesurer l’indépendance. Peut-être sa langue avait-elle fourché dans un lapsus révélateur ? Il avait observé une inquiétude furtive sur l’arc de ses sourcils qui ne lui avait pas déplu. Elle tenait donc encore à lui ; cela faisait près de trente ans qu’il s’accrochait à des menus détails, porteurs d’un indicible espoir. L’objet, lui avait-il expliqué, permettait de se peser au gramme-près et de déterminer sa masse graisseuse. Il fallait maintenant annoncer le coût de l’objet, 899 euros. Ce fut fait. Il lisait maintenant l’horreur dans le regard de sa femme devant une telle dépense, outrancière. La moitié d’un smic ! Un petit-déjeuner pour Lionel Messi, le footballeur multimillionnaire, mais comparaison n’étant pas raison et avec Pauline, il aurait toujours tort ; il valait mieux faire profil bas.

Edgar Degas

Plutôt que de devoir renoncer à l’achat, Lucas avait pris l’engagement d’en chercher un d’occasion sur le site de petites annonces du Bon Coin. Les appareils de qualité caracolaient aux alentours des 500 euros, mais il avait fini par en dénicher un pour 300 euros. ” Cause décès, sacrifie impédancemètre neuf “, disait l’accroche de l’annonce, qui avait retenu son attention à plusieurs titres. Il y avait quelque chose d’étrange dans ces quelques lignes. Forcément une mort brutale, un accident, un meurtre peut-être ? Pourquoi s’acheter une balance alors qu’on sait que l’on va trépasser ? Cela n’avait pas de sens. Qui aurait l’idée saugrenue, le mauvais-goût, d’acheter un pèse-personne à un individu sur le point de mourir. Peut-être s’agissait-il d’un conjoint qui ayant perdu l’être cher avait décidé de se laisser aller à un engraissement suicidaire ? Peut-être s’agissait-il d’un produit volé – tombé du camion – auquel son vendeur essayait de donner une légitimité par un biais émotionnel. Comment expliquer qu’un pèse-personne soit neuf, qu’il n’ait jamais servi, s’il était vraiment de qualité ? Une balance qui se respectait devait avoir des traces d’usure, voire de gras. L’adresse n’indiquait pourtant rien de suspect. Arcueil. Une de ces banlieues décousues, où se mêlaient des maisons en meulière du début du siècle et des petits immeubles, un aqueduc faisait mention d’une grandeur passée, pas un coupe gorge au bas d’une barrière HLM. Il aurait été peu délicat de demander au vendeur, qui était mort et comment. Lucas pouvait espérer la confidence d’une personne qui lui lâcherait le morceau au moment où les coupures de cinquante euros passeraient d’une main à l’autre. Apercevant les chiffres de sa masse corporelle, le propriétaire de la balance en aurait-il fait un arrêt cardiaque ? Pourquoi s’obstiner à savoir, ce qui ne le regardait pas ?

S’il n’avait tenu qu’à lui, Lucas aurait préféré payer cent euros de plus et s’offrir l’impédancemètre qui disait “cause double emploi…” laissant entendre une recomposition familiale de deux personnes divorcées en surpoids, ayant décidé de se mettre en couple et continuant à se peser sur la même balance. Cette annonce aurait pu être mensongère. Ils s’étaient rencontrés, avaient mêlé leurs fluides et désormais, ils n’avaient plus du tout besoin de jauge. Quand on n’aime, on ne compte pas ! Pourquoi ne pas écrire alors “vends impédancemètre dont nous n’avons plus l’usage” ? Lucas en revenait à la première option : si le propriétaire n’en avait plus l’usage, cela pouvait laisser entendre qu’il s’agissait d’un décès aussi. Bref, il n’avait aucun moyen de s’assurer de la sincérité de l’annonce et quitte à se faire blouser sur la motivation effective du vendeur ou de la venderesse, autant que cela coûtât le moins cher possible, financièrement et en termes de justifications s’il voulait que Pauline adhérât à son projet d’amaigrissement et de réduction de ronflement, et plus si affinité.

S’il avait dû résumer son objectif, en un slogan publicitaire, ç’aurait été “less is more”, moins c’est plus. Moins de kilos, plus d’amour et potentiellement plus de sexe. L’impédancemètre était paré de toutes les vertus, même les plus vicieuses. Il avait fait un rêve tendancieux incluant la présentatrice du journal télévisé. Et si ce n’était pas aussi fort que l’annonce à Marie concernant la résurrection de Jésus, son corps caverneux, s’était révélé vivant au petit matin, chose qui ne lui était pas arrivée depuis des lustres.

Il s’était donc rendu, à Arcueil, au lieu indiqué par le SMS, en face du magasin funéraire. Drôle d’endroit pour une rencontre. En même temps, c’était assez pratique avec ce petit parking gratuit. Pourquoi Lucas avait-il imaginé se trouver face à une femme ? Le vendeur, habillé de gris de pied en cap, était un homme à la barbe blanche, qui portait sa chevelure fournie argentée dans un catogan. La teinte artificielle assortie d’une paire d’yeux bleu glacier, ne permettait pas de définir son âge, avait-il soixante-dix ans ou le même âge que lui Difficile à dire ; il faisait partie des rares personnes auxquelles le port de runnings donnait une sorte d’élégance. Sa démarche chaloupée et sa peau hâlée étaient celles d’un jeune homme que le temps aurait poli. Il avait recompté les billets, dans un sens puis dans l’autre, avant d’esquisser un sourire qui s’était mué en grimace, quelque chose d’indéfinissable entre l’empathie et la souffrance. Lucas avait repensé au “cause décès” ; avait-il perdu sa femme plus jeune que lui, ou sa fille ? Son vendeur s’était montré peu disert, les politesses d’usage ; les températures élevées en ce mois de janvier, le réchauffement climatique, la planète qu’on laissera à nos enfants. Lucas n’avait pas osé aborder le sujet du décès, il aurait pu le faire avec une femme, cependant face à un homme, cette double pudeur masculine l’en avait dissuadé.

— Bonne chance, avait dit l’homme avant de grimper dans une petite voiture de golf blanche disposant de deux places à l’arrière.

Pourquoi bonne chance ? avait songé Lucas en voyant s’éloigner le véhicule qui lui évoquait la série britannique, le Prisonnier avec Patrick Mc Goohan. La réplique “je ne suis pas un numéro” avait affleuré à ces lèvres. L’humour étant la chose la moins partagée au monde, il ne s’y était pas non plus risqué. Bonne chance pour perdre ces kilos, voilà ce que le vendeur avait voulu dire ; qu’aurait-il pu vouloir signifier d’autre ? Le temps de maîtriser le mode d’emploi, il avait entamé son régime draconien sans sucre. Il avait droit au fromage blanc et aux légumes verts, à tous les poissons même les plus gras, toujours moins caloriques que la plus maigre des viandes rouges. Il carburait au jambon à 25% de sel en moins et au filet de poulet. Pauline l’observait avec une certaine condescendance. Alors qu’il passait son temps à grignoter, elle voyait mal comment il aurait pu tenir ces privations. C’était dans ces yeux qui ne croyaient plus en lui depuis trop longtemps, qu’il allait puiser l’énergie et l’opiniâtreté nécessaires.

Vermeer

La nutritionniste, recommandée par le docteur Dubois l’avait prévenu : il se passerait deux semaines sans qu’il ne perde un gramme et après il devrait affronter un plateau d’une dizaine de jours et tout s’accélérerait. Il était impératif de suivre cette évolution au jour le jour. S’il n’avait pas de pèse-personne, la jeune praticienne avait recommandé cette marque qui indiquerait son poids au gramme près et lirait en lui sa masse graisseuse comme dans un livre ouvert. Pauline, comme par provocation, s’était mise en tête de faire de la pâtisserie, qui elle aussi se jaugeait avec la même précision. Sans doute comme Circée, cherchant à attirer Ulysse, avec le chant des sirènes, voulait-elle le faire échouer. Tel le héros d’Homère, s’attaché à son mât, il avait tenu bon et avait résisté aux effluves chocolatées ou vanillées du matin.

Au bout de trois semaines, ses premiers sacrifices commençaient à porter leurs fruits. Moins un kilo. Le premier en moins, c’était comme le premier ou le dernier carré de chocolat, le plus délicieux. On ne pouvait sa dire que cela se voyait réellement, mais quand la balance avait affiché 78,120 grammes, il avait éprouvé un plaisir intense d’avoir perdu ce kilo et deux cent quarante cinq grammes. Pauline avait proposé de fêter cela, en toastant le premier kilo au champagne, mais il avait tenu bon, l’alcool était un concentré de glucides ; la traitresse n’aurait pas raison de sa volonté. Au bout de cinq semaines, conformément aux prédictions de la nutritionniste, il avait franchi le cap des moins trois kilos, puis près de trois semaines plus tard, son objectif de moins six kilos était atteint.

C’était à ce moment, que les choses s’étaient emballées. Il aurait dû s’en tenir là. Satisfait de sa réussite, Lucas craignait cependant de faire ce qu’on appelle communément le yoyo, reprendre du poids aussi vite qu’il en avait perdu, comme l’en avait mis en garde la nutritionniste, alors il en était arrivé à la conclusion qu’en prenant un peu de marge, un ou deux kilogrammes en moins, il sécuriserait sans doute sa performance, et prendrait une assurance contre la reprise de poids. Cette nouvelle performance avait été obtenue en moins d’une semaine.

Pauline pensait qu’il devait s’en tenir là. Ils n’avaient plus de vie sociale. Celle-ci, déjà peu intense, s’était ralenti avant de s’anéantir. Lucas avait refusé deux dîners consécutifs.

Il avait désormais une connaissance parfaite de son corps. 50 grammes de fromage équivalait à un kilo le jour-même et le temps du travail intestinal, 600 grammes le surlendemain. Il s’émerveillait de pouvoir prédire ces prises et pertes de poids.

— Viens voir ça, soixante-douze, c’est le poids que je faisais quand tu m’as rencontré ! s’exclama-t-il.

— Incroyable !

Cette dernière jetait un regard faussement intéressé en se brossant les dents, espérant que cette manie lui passerait.

Le matin, après avoir uriné et perdu cent grammes, il se précipitait sur la balance, impatient qu’apparaissent les chiffres qui s’affichaient en lumière bleutée. Ensuite, il se toisait face au miroir, bras croisés, en mâle dominateur avalant ses joues à l’intérieur. Idem le soir en rentrant.

Il lui paraissait évident que l’indifférence de Pauline était la manifestation d’une jalousie. Ce petit kilo en trop dont elle n’avait jamais pu se départir, cette impossibilité de s’imposer un défi. Et peut-être un peu des deux.
Mais Lucas ne lisait pas l’admiration qu’il avait imaginée et encore moins du désir. Au moins, lui s’aimait-il à nouveau. Ce corps sans un poil de graisse en moins, son visage émacié. Il se faisait penser à Daniel Day Lewis. Ses yeux verts enfoncés dans leurs orbites étaient intenses. Les sillons sur les côtés de sa bouche s’étaient creusés. Il songeait à la barbe comme celle de son vendeur. La teinte argentée lui irait peut-être bien aussi. Ce dernier avait-il tué sa femme qui ne supportait pas qu’il soit à nouveau un jeune homme ? Ou simplement l’avait-il quitté et enveloppée cette séparation dans du papier de soie qu’il avait appelé décès.

À la cantine du bureau, une de ses anciennes collègues ne l’avait pas reconnu. Il était un homme si différent de celui qu’elle avait côtoyé ! “Ça vous rajeunit”, avait dit la jeune femme. Il n’aurait su dire si c’était un compliment ou pas. Dire à quelqu’un qu’il rajeunissait, n’était-ce pas lui affirmer qu’on savait qu’il était vieux ? Il avait malgré tout pris cela pour un encouragement à continuer sa quête de perfection. Et chaque semaine s’accompagnait de l’indicible plaisir de perdre du poids. Pauline avait plaisanté disant qu’un jour, elle ne le retrouverait plus dans le lit.

Puisqu’il ne ronflait plus, ils avaient enfin ressoudé les lits jumeaux. Pauline se rapprochait ostentatoirement de lui, mais c’était plus fort que lui, et inavouable à quiconque, il éprouvait une sorte de dégoût pour le corps de sa femme allongée près de lui. Il se sentait trop faible pour se lancer à l’assaut de cette masse inerte dans le lit qui lui paraissait désormais une chaine de montagne inaccessible, une sorte d’Himalaya, en haut de laquelle l’absence d’oxygène lui aurait été fatal. Elle avait cessé de lui manquer.

Il avait envoyé un SMS au barbu d’Arcueil pour connaître son coiffeur qui lui était revenu “votre correspondant semble vous avoir bloqué”. Peu importait qu’il lui répondît ou pas, Lucas était décidé à rompre. Il ne se ressemblait plus et sa femme était toujours la même. Il faudrait simplement choisir le bon moment pour évoquer le sujet sensible. Il se prépara psychologiquement à cette dernière nuit auprès d’elle. Il éprouvait soudain une profonde tristesse à la quitter sans retour, tout en songeant que leur séparation était inéluctable, écrite dans les tables de la loi.

Catherine Monroy

En attendant, comme lorsqu’à son habitude le soir, il s’installa sur la balance, et stupéfait de ce qu’il lut, il appela sa compagne.

— Pauline, viens-voir, tu lis quoi ?

Agacée par ce rituel, elle s’exécuta malgré tout.

— 21 grammes. Ahah

— 21 grammes, c’est impossible, nota Lucas en se tortillant sur le plateau. Il devait avoir un faux contact, des piles fondues. Un souci technique.

—Très drôle ! Ahaha. Le pèse-personne ! Tu n’es plus personne !

Pauline partit dans un rire inextinguible, comme un torrent rauque remontant de son diaphragme pour mourir dans sa gorge. Elle n’avait pas conscience de la violence de ses propos. Elle était persuadée qu’il avait trafiqué le compteur de la balance, puisqu’il se tenait à ses côtés, certes amaigri, pas réduit au poids d’une cuiller rase de farine fluide de blé T45. Lucas, lui, savait ce que ces 21 grammes signifiaient. 21 grammes c’était le poids de l’âme tel que l’avait évalué un scientifique décrié qui s’était amusé à peser des mourants, avant et après. Tout maintenant faisait sens pour lui. Ce type avec ce look christique branché, la barbe, les cheveux longs, cette démarche d’éternel jeune, le fait qu’il lui semblait monté sur un coussin d’air, tel Jésus marchant sur les flots. Son “bonne chance”. Lucas n’était plus qu’un pur esprit et quand Pauline se réveillerait le matin, elle découvrirait une dépouille informe à ses côtés. Forcément, elle revendrait l’objet sur le Bon Coin, avec la formulation suivante… “cause décès”, cette machine l’avait conduit à une mort prématurée.

Catherine Monroy

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