À la recherche d’un continent perdu : les mélodies de Massenet

Qui pouvait se vanter de bien connaître les mélodies de Massenet ? Comme le souligne Jacques Hétu, maître d’œuvre de cette première intégrale, dans les Prolégomènes du livret accompagnateur, elles sont la partie la plus méconnue de sa production. Absentes des concerts, délaissées par les musicologues, objets de jugements aussi expéditifs que méprisants de la part de la critique – quand elle daignait s’y intéresser –, et boudées par les stars du chant, elles n’avaient fait que de furtives apparitions au disque. On n’en conserve pas des souvenirs moins précieux de ceux du baryton suisse Bernard Kruysen (magnifiquement accompagné par Noël Lee) et du contralto québécois Huguette Tourangeau en tandem avec Richard Bonynge. Plus récemment, ce dernier en avait réalisé une nouvelle série avec le soprano sud-africain Sally Silver, prématurément disparue depuis. Aujourd’hui âgé de 92 ans, le grand chef australien, à qui la musique française, et tout particulièrement celle de Massenet, doivent tant, a contribué à la présente intégrale en mettant à la disposition de ses réalisateurs ses manuscrits d’inédits, ainsi que par un émouvant témoignage publié dans le livret.

Commençons par rappeler que Massenet a composé plus de mélodies que tous ses contemporains. La présente intégrale en propose 333 : c’est trois fois plus que Fauré et que Debussy, et presque deux fois plus que Poulenc. Cette abondante production s’étend tout au long de sa carrière. Les premières remontent à 1862, alors que le jeune compositeur de 20 ans venait d’échouer au Prix de Rome, qu’il allait remporter l’année suivante, et une bonne douzaine datent de l’année de sa mort, survenue le 13 août 1912. Si les plus anciennes frappent plus par leur charme que par leur originalité, Massenet impose sa marque avec le Poème d’avril de 1866, un an avant la création à la Salle Favart de La Grand’ Tante, son premier ouvrage lyrique. Ce Poème d’avril inaugure brillamment une série de 13 cycles dont l’intégrale confirme qu’ils constituent l’un des sommets de toute sa production. Dès ce premier essai, Massenet combine passages récités (avec interventions du piano) et passages chantés (avec accompagnement au piano). Si cette alternance parlé-chanté constitue le principe même de l’opéra-comique traditionnel – et du musical actuel – elle est complètement inhabituelle dans la mélodie. Or Massenet, compositeur bien plus inventif qu’on l’a dit, y a régulièrement recours dans les siennes, notamment dans ses cycles, avec toutes les variantes possibles : mélodies « parlées » ou « récitations » simples, sans intervention du piano, voisinant avec mélodies chantées, comme dans le Poème d’avril ou dans le magnifique Poème du souvenir (1868),et même alternance de parlé et chanté dans une même mélodie, à la manière de la scène du banc de Carousel (1945) de Rodgers et Hammerstein. Sa tentative la plus expérimentale à cet égard, contemporaine de l’opéra Don Quichotte (1910), où des procédés analogues sont mis en œuvre, est le cycle des Expressions lyriques (1909-1911), qui proposent même à l’interprète de choisir entre une version parlée et chantée et une version entièrement chantée (l’une et l’autre étant présentées ici).

Naturellement, les ponts entre le corpus des mélodies et le restant de l’œuvre de Massenet ne manquent pas. Avant que ne se répandent le disque, puis la radiophonie, le recyclage était un élément non seulement normal mais même indispensable de la diffusion de la musique. Ainsi l’Élégie (1875), si célèbre naguère, est la cinquième des Dix pièces de genre de 1866, déjà recyclée en 1872 comme « Invocation d’Elektra » dans la musique de scène des Erinnyes de Leconte de Lisle, et enfin comme mélodie assortie de paroles de Louis Gallet : on l’entend ici en version chant-piano, puis dans une version avec violoncelle, et enfin dans une version apocryphe de 1931, avec de nouvelles paroles de Pierre Lorys et intitulée cette fois Tristesse du soir. Nuit d’Espagne (1874), où l’on reconnaît la deuxième des Scènes pittoresques de 1873, Chanson andalouse (1891) adaptée d’un des numéros du ballet du Cid (1885), et Sévillana (1895), pareillement adaptée d’un entracte de Don César de Bazan (1872), appartiennent à la même veine, tout comme l’Ave Maria (accidentellement daté 1881 dans le livret) arrangé d’après la fameuse Méditation de Thaïs (1894). Ce n’est pas la partie la plus originale du corpus, mais il n’est nullement interdit d’y prendre plaisir.

Plus intéressants, assurément, sont les transferts dans l’autre sens, comme cette Sérénade de Molière (1880) dont Massenet a repris la musique en 1884 lorsqu’il a ajouté à la partition de Manon la Gavotte (« Obéissons, quand leur voix appelle ») que chante l’héroïne au tableau du Cours-la-Reine ; ou bien le duo Rêvons, c’est l’heure (1874), extrait de La Bonne Chanson de Verlaine, réutilisé à l’acte II d’Esclarmonde (1889) dans le duo entre l’héroïne et Roland.

Paul Verlaine

Outre Verlaine, on verra que Massenet a mis en musique Hugo (à huit reprises), Gautier, Musset et Lamartine (Le Crucifix, inédite et inachevée, offerte ici dans une version complétée). Mais il est révélateur qu’il se soit tenu respectueusement à l’écart de Baudelaire et de Mallarmé, de même que des Hugo « lourds » et du Musset des Nuits. Si l’on trouve un Villiers de l’Isle-Adam (Guitare, également incomplet et restitué), c’est une espagnolade datant de la jeunesse de ce dernier, et la seule incursion vers le symbolisme est La Chanson des lèvres (1897), sur un poème de Jean Lahor (alias Henri Cazalis). Contrairement à Poulenc, qui voulait que sa pierre tombale indiquât simplement qu’il avait été le musicien d’Apollinaire et d’Éluard, Massenet privilégie manifestement une poésie moyenne, plus riche en signifié qu’en signifiant, et que l’on pourrait qualifier de « poésie de mélodie » au sens où Hervé Lacombe parle de « poésie d’opéra ». Son poète le plus fréquemment sollicité, Armand Silvestre, par ailleurs fréquent collaborateur de Fauré et de Saint-Saëns entre maints autres, en est un parfait représentant, et l’on comprend que leur rencontre (sur l’impériale d’un omnibus, s’il faut en croire le Massenet de Mes souvenirs, si souvent enjolivés) ait déclenché sa grande inspiration mélodiste.

On ne sera pas surpris non plus de trouver les noms de plusieurs de ses librettistes – Silvestre lui-même étant le co-auteur, avec Eugène Morand, de Grisélidis (1901) : Paul Milliet, co-auteur de Werther (1892) ; Georges Boyer, librettiste du Portrait de Manon (1894) ; Maurice Léna, celui du Jongleur de Notre-Dame (1902) ; Catulle Mendès, celui d’Ariane (1906) et de Bacchus (1909). Parmi les contemporains notables, on relève les noms de Maupassant et d’Anatole France, de l’homme politique radical Maurice Faure, et du félibre lyonnais Paul Mariéton. On touche au monde des Ballets russes avec l’Ukrainien Michel Delines, alias Mikhail Osipovitch Ashkenazi, qui a réalisé la version française de Boris Godounov (ainsi que celles d’Eugène Onéguine et de La Dame de Pique).

Il est en tout cas frappant que les paroliers de Massenet sont fréquemment des poètes amateurs, souvent hommes ou femmes du monde : la cinquième des Expressions lyriques est signée du comte de Gontaut-Biron, et Les amoureuses sont des folles du duc de Tarente – sûrement pas le maréchal d’Empire comme l’avance, dubitativement d’ailleurs, l’un des commentateurs du livret, mais son petit-fils, troisième porteur du titre, auteur d’un recueil de poèmes paru chez Lachaut en 1873 et signé Fergus Macdonald. Leur présence nous rappelle opportunément, en cette année du centenaire de Proust, que ces mélodies sont de précieux témoignages du décor musical des salons parisiens évoqués dans la Recherche. Néanmoins, si les soirées mondaines étaient leur cadre naturel, on aurait tort de croire que ces mélodies pouvaient être interprétées par n’importe qui : qu’elles aient été souvent publiés avec une dédicace à certains des grands chanteurs de l’époque indique, au contraire, qu’elles avaient leur faveur, comme l’attestent de nombreux enregistrements réalisés du vivant de Massenet.

Jules Massenet

Non moins remarquable est le fait que Massenet a mis en musique d’aussi nombreuses poésies écrites par des femmes. Ces « muses françaises », ainsi que les présente Catherine Scholler dans le livret, sont plus d’une trentaine, ce qui place Massenet dans une position unique à cet égard. Elle se dissimulent parfois sous des pseudonymes masculins ou prêtant à confusion (comme « Camille Bruno », épouse du compositeur Fernand de La Tombelle), quand elle n’empruntent pas le nom de leur mari. Mais certaines ne sont nullement des inconnues dans l’histoire littéraire, telles l’« ouvrière poète » Malvina Blanchecotte, protégée de Lamartine, ou Louisa Siefert, qui fréquenta Hugo et Sainte-Beuve et dont on apprend avec stupéfaction que le chanteur Renaud est son arrière-petit-neveu ; ou encore Hélène Vacaresco, l’une des « reines roumaines » de Paris et co-librettiste (avec Paul Milliet) de l’« opéra roumain » Le Cobzar (1909) de Gabrielle Ferrari, compositrice soutenue par Massenet. On notera les noms de la féministe portugaise Olga de Sarmento et d’Hélène Picard, assistante et amie de Colette. De nombreuses autres, en revanche, demeurent mystérieuses, ce qui montre que les mélodies de Massenet sont encore un terrain incomplètement défriché.

La plupart des mélodies ont pour thème l’amour. Rien d’étonnant à cela, mais on notera que la sensualité l’y dispute avec la sentimentalité. On rattacherait volontiers cette atmosphère aux pièces fin-de-siècle de Georges Porto-Riche et d’Henry Bataille. Ou bien, si ces références paraissent « ringardes », pourquoi ne pas évoquer, malgré l’écart géographique, le Schnitzler du cycle d’Anatole, tant admiré par Freud, et de Liebelei ? Mais si l’amour domine, il n’est pas exclusif. D’ingénieux regroupements thématiques au sein de la présentation plus ou moins chronologique selon laquelle est organisée cette intégrale mettent discrètement en valeur d’autres sources d’inspiration, religieuse,  folklorique, archaïsante notamment. Si Massenet, grand superstitieux,  ne paraît pas avoir été particulièrement religieux (mais il convient de se méfier du témoignage malveillant de Vincent d’Indy), ce sous-ensemble de mélodies sacrées sera pour beaucoup une vraie découverte. On y trouve plusieurs chants de Noël, certains originaux, d’autres adaptés de sources authentiques, tel ce Venez, divin Messie qui reprend le fameux cantique Laissez paistre vos bestes, cité notamment dans la Messe de minuit de Marc-Antoine Charpentier et qui fait une autre apparition au quatrième acte du Roi d’Ys de Lalo.

À cette diversité thématique répond une variété musicale dont il faut renoncer à donner ici une idée, mais dont il faut tout de même souligner qu’elle tranche fortement avec l’image banale et univoque qui s’attache encore trop souvent au compositeur, dont on croit avoir tout dit en citant la sempiternelle caractérisation de « musicien de la femme », ce qui, d’un point de vue musical, ne signifie rien. On a évoqué plus haut la singularité de Massenet dans son traitement du parlé. Il faudrait évoquer aussi la palette de styles musicaux et vocaux qui s’y déploie, du pastiche néo-classique au lyrisme schumannien, si sensible dans les premiers cycles, où le piano a un rôle véritablement soliste, tandis que les mélodies de la grande maturité montrent un souci d’économie, du multum in parvo, que partagent la plupart des grands songwriters.

C’est peu de dire que la réalisation du projet – le plus important projet discographique jamais entrepris au Canada, nous dit-on – a été pleinement à la hauteur des espérances. La distribution vocale réunit l’élite des chanteurs québécois actuels. Certains – Karina Gauvin, Michèle Losier, Marie-Nicole Lemieux, Frédéric Antoun, Jean-François Lapointe – sont trop connus pour qu’on les présente ; tous servent Massenet avec un enthousiasme communicatif qui n’empêche, bien au contraire, ni le goût ni le tact. Le mot d’accompagnateur est bien insuffisant pour la contribution admirable du pianiste Olivier Gaudin, principal artisan de ce miracle. Non, le mot n’est pas trop fort, car nos yeux, comme ceux du narrateur à la fin du Temps retrouvé,sont enfin dessillés, et nous voyons désormais à quel point la minorisation de Massenet nuisait à la perception du patrimoine de la mélodie française.

Vincent Giroud

Jules Massenet. Intégrale des mélodies pour voix et piano. Karina Gauvin, Sophie Naubert, Anne-Sophie Neher, Magali Simard-Galdès (sopranos) ; Julie Boulianne, Michèle Losier (mezzo-sopranos) ; Florence Bourget, Marie-Nicole Lemieux (contraltos) ; Frédéric Antoun, Antoine Bélanger, Antonio Figueroa, Emmanuel Hasler, Joé Lampron-Dandonneau, Éric Laporte (ténors) ; Marc Boucher, Jean-François Lapointe, Hugo Laporte (barytons) ; Jean Marchand, Marie-Ève Pelletier (récitants) ; Antoine Bareil (violon), Stéphane Tétreault (violoncelle), David Jacques (guitare), Valérie Milot (harpe), Olivier Godin, piano Érard 1854, harmonium, clavecin. ATMA Classique, 2022 (13 CD).

Note : Aux acquéreurs, que l’on espère nombreux, du coffret de l’intégrale, on ne saurait recommander assez de télécharger sur le site d’ATMA (voir le lien ici) e livret complet comportant, outre le texte des mélodies déjà disponible dans celui qui accompagne les disques, des essais qui apportent un éclairage précieux sur chacune d’elle et sur les poètes représentés.

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