Milorad Dodik, notre agent à Banja Luka

Milorad Dodik vient, en octobre 2022, de remporter les élections en Republika Srpska, cette République serbe de Bosnie qui est l’une des trois entités à caractère régional qui composent la Bosnie-Herzégovine. Cette victoire est discutée puisqu’il est accusé d’avoir volé des votes. Il s’est positionné comme un agent d’influence de Moscou, et adopte une position pro-russe sans équivoque. Le tissu très fragile de l’État de Bosnie-Herzégovine risque une nouvelle fois de se déchirer.

Pour le monde occidental, dans la première moitié des années 1990, Sarajevo est devenu un symbole de souffrance et de résistance car la ville était encerclée par les forces militaires de la Republika Srpska, qui ne disposaient pas d’un nombre suffisant de soldats pour prendre la ville d’assaut mais qui la bombardaient régulièrement, avec artillerie et tirs de snipers. Avant cette guerre insensée, Sarajevo avait accueilli les Jeux olympiques d’hiver, et la ville était le centre de la scène rock yougoslave. Elle abritait des personnes de différentes confessions et nations, au point que de 1945 à 1992, la Bosnie fut considérée comme une petite Yougoslavie, car les Serbes (un peuple slave du sud à héritage orthodoxe), les Croates (un peuple slave du sud à héritage catholique) et les Bosniaques (un peuple slave du sud à héritage musulman) y coexistaient pacifiquement. Ces peuples parlaient la même langue, alors appelée serbo-croate (ou croato-serbe).
Aujourd’hui, les trois peuples parlent toujours la même langue (au sens linguistique), mais officiellement, elle est divisée en trois langues – le serbe, le croate et le bosniaque, selon des divisions linguistiques artificielles qui révèlent un profond clivage politique ainsi qu’un fossé identitaire.

La guerre civile bosniaque a été la plus sanglante en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale : environ 110 000 personnes ont été tuées (chiffres du Tribunal de La Haye), plus de 2 millions sont devenues des réfugiés, soit presque la moitié de la population de Bosnie-Herzégovine. Des chiffres plus précis du Centre de recherche et de documentation de Sarajevo) font état de 97 207 morts : 65% étaient des Bosniaques, 25% des Serbes et 8% des Croates. Des crimes de guerre de masse ont été commis et un nettoyage ethnique a été effectué.

Le parlement de Bosnie, touché par les tirs des chars serbes, 1992

Le plan des dirigeants de la Republika Srpska consistait à créer deux corridors pour relier physiquement les régions occidentale et méridionale de la Bosnie-Herzégovine, où les Serbes étaient concentrés – l’un parallèle à la rivière Drina, qui sépare la Serbie de la Bosnie (il y avait des colonies bosniaques), l’autre parallèle à la rivière Sava, qui sépare la Bosnie de la Croatie (il y avait des colonies croates). Profitant de son avantage militaire, du fait que les armes et les officiers de l’armée de la Republika Srpska étaient fournis par Belgrade avant même le début du conflit, l’armée de la Republika Srpska put procéder à un nettoyage ethnique le long des deux rivières, ne laissant que des enclaves bosniaques, dont l’une s’est avérée être la tristement célèbre Srebrenica. Alors que les soldats de l’armée de la Republika Srpska procédaient à un nettoyage ethnique pour gagner un territoire unifié, les citoyens serbes ordinaires des municipalités bosniaques non contrôlées par l’armée de la Republika Srpska ont été contraints de fuir vers les territoires que contrôlait cette armée. Des conflits entre l’armée bosniaque et les unités militaires croates de Bosnie ont également eu lieu.

Ce rappel de l’histoire de la guerre civile permet de comprendre à quel point la société bosniaque est encore profondément divisée. Le système politique de la Bosnie-Herzégovine est un produit de l’accord de paix signé dans la ville américaine de Dayton en décembre 1995. La constitution de la Bosnie-Herzégovine est directement et inextricablement liée au traité de paix. Le système bosniaque repose en effet sur les divisions ethniques héritées de la guerre civile, sur les échos de l’hystérie nationaliste post-communiste du début des années 1990 et sur les souvenirs du soutien officiel de Belgrade et de Zagreb à la guerre. On l’oublie mais la partie croate a accepté une trêve avec la partie bosniaque en 1993 alors que des sanctions internationales furent imposées à la Serbie parce qu’elle n’a pas cessé de soutenir la Republika Srpska). En conséquence la Bosnie-Herzégovine reste figée dans un état post-conflit, divisée entre la Republika Srpska et la partie bosniaque-croate (au sein de laquelle des conflits ethniques couvent également).

Les forces politiques en Serbie et en Croatie sont influencées par le nœud de contradictions bosniaque, qui a toujours alimenté le nationalisme à Belgrade comme à Zagreb. L’accord de Dayton lui-même a été signé par des présidents serbes et croates, et non par des représentants serbes et croates de Bosnie. En Bosnie même, les partis à idéologie ethno-nationaliste ont dominé pendant des décennies : le SNSD de Milorad Dodik en Republika Srpska, le HDZ dans la partie croate de la fédération bosniaque-musulmane et le SDA dans la partie bosniaque de la fédération bosniaque-musulmane.

Drapeau de la Bosnie-Herzégovine, adopté en 1998, où le triangle représente les trois communautés

La Bosnie ne fonctionne toujours pas comme un État unifié parce qu’elle est paralysée par la peur. Les Bosniaques craignent le séparatisme serbe et croate, qui les condamnerait à vivre dans une enclave territorialement petite et économiquement instable, tandis que les Serbes et les Croates ont peur du renforcement de l’État lui-même, car les Bosniaques sont plus nombreux qu’eux. Selon le dernier recensement de 2013, les Bosniaques représentaient 50,12% de la population, les Serbes 30,83% et les Croates 15,43%. Ces craintes expliquent le comportement d’une grande partie de l’électorat en Bosnie, qui favorise les partis ethno-nationalistes. Théoriquement, il y a deux façons de résoudre le dysfonctionnement de la Bosnie-Herzégovine : la centralisation ou alors la victoire de partis libéraux civils dans toutes les régions du pays. L’éclatement de l’État n’est pas abordé pour des raisons évidentes : le traité de Dayton ne prévoit pas de processus de sécession pour l’une ou l’autre des parties constitutives du pays. Si l’on commence à modifier les frontières dans les Balkans, il en résultera à une situation chaotique dans laquelle tout groupe ethnique résidant de manière compacte dans un État cherchera à obtenir l’indépendance ou son rattachement à un État voisin.

Le renforcement des compétences de l’Etat de Bosnie Herzégovine est difficile à mettre en œuvre en pratique, car il va également à l’encontre des accords de Dayton et se heurterait à une grande résistance de la part des Serbes de Bosnie ainsi que des Croates de Bosnie. Le Haut-Représentant1, qui dispose de larges pouvoirs, peut tenter de modifier la structure du système politique lui-même, mais ce serait illégitime et antidémocratique. L’actuel Haut-Représentant, Christian Schmidt, n’est pas prêt à démanteler l’ensemble du système étatique, mais entend apporter des changements ponctuels, notamment dans le domaine électoral, afin de garantir le fonctionnement des institutions étatiques les plus importantes.

Le seul scénario possible pour la réforme de la Bosnie-Herzégovine est le passage de l’électorat lui-même d’un paradigme ethno-nationaliste à un paradigme civique-libéral. Le processus est déjà en marche : des représentants bosniaques et croates sont à la tête de partis civils modérés, mais Milorad Dodik continue de dominer la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine. Il se positionne déjà ouvertement comme un agent d’influence de Poutine dans la région des Balkans et a exploité la brouille géopolitique qui secoue actuellement l’Europe. En cela, il a surpassé à bien des égards le président serbe Vucic, qui a pris soin de ne pas entrer en conflit avec les États-Unis, l’UE et l’OTAN. Milorad Dodik a occupé des fonctions-clefs en Republika Srpska depuis 2006. Son régime est souvent associé à une corruption sans limite. Dans ce contexte, il est clair qu’il n’y a aucune chance qu’il cède aimablement le pouvoir à quiconque : la crainte de poursuites judiciaires est bien réelle pour lui.

Milorad Dodik en juin 2022.

Les protestations des partis d’opposition serbes contre Milorad Dodik se poursuivent depuis deux semaines dans le centre administratif de la Republika Srpska, Banja Luka. Les partis qui organisent les rassemblements – le Parti démocratique serbe, le Parti du progrès démocratique et le Mouvement pour la justice et l’ordre – accusent Dodik d’avoir volé l’élection présidentielle de la Republika Srpska. Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2022, la candidate de l’opposition Jelena Trivic avait une avance considérable en nombre de voix, mais le lendemain matin, les résultats changeaient de façon spectaculaire en faveur de Milorad Dodik. Cette même élection du 2 octobre a été remportée par des représentants bosniaques et croates modérés dans d’autres parties du pays. La commission électorale centrale, située à Sarajevo, qui est l’institution centrale de la Bosnie-Herzégovine et qui échappe à l’influence de Milorad Dodik, n’a terminé la vérification des irrégularités présumées dans les bureaux de vote de la Republika Srpska que le 22 octobre, puis a déclaré Dodik vainqueur de l’élection présidentielle en Republika Srpska. Dodik, à son tour, a accusé Sarajevo et l’Occident de tenter de l’évincer illégalement du pouvoir et a organisé une contre-manifestation à Banja Luka. On sait que la contre-manifestation est un outil bien connu des nombreux dictateurs d’Europe de l’Est, tels que Yanukovych, Lukashenko, Milosevic, pour rester au pouvoir. Entre parenthèses, il faut noter que le réalisateur Emir Kusturica a prononcé un discours de soutien lors du rassemblement de Dodik.

Les attentes selon lesquelles la commission électorale de Bosnie-Herzégovine ordonnerait à la Commission électorale régionale de la Republika Srpska de refaire l’élection présidentielle, au moins dans certaines circonscriptions, ne se sont pas concrétisées. Ce scénario ne s’étant pas réalisé, il est peu probable que la confrontation politique entre le gouvernement et l’opposition à Banja Luka atteigne son point d’ébullition, et une nouvelle révolution « de velours » en Europe de l’Est est presque totalement exclue.

Dodik en a profité pour annoncer que son parti proposerait au parlement régional une loi en vertu de laquelle les organes de la Republika Srpska décideraient du processus électoral, ajoutant qu’il n’était pas favorable à l’imposition de sanctions contre la Russie et proposerait un référendum sur la question. Dodik a ainsi fermement attaché son bateau au navire de Vladimir Poutine et tente de couvrir toutes ses erreurs par la russophilie intérieure, mais e s’immisçant dans le conflit qui oppose Poutine à l’Occident, il met en danger non seulement sa propre personne, ce qui est son problème personnel, mais aussi toute la Republika Srpska.

Aleksandar Djokic

ALeksandar Djokic est docteur en Sciences Politiques de l’université RUDN de Moscou, où il a également enseigné. Il est aujourd’hui analyste politique, notamment pour Bloomberg Adria.

Notes

Notes
1Le Bureau du Haut Représentant est une institution internationale ad hoc chargée de superviser la mise en œuvre des aspects civils de l’accord de paix mettant fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine. Le poste de Haut Représentant a été créé en vertu de l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, généralement appelé Accord de paix de Dayton.
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