Le retour de Francesco Jovine

Francesco Jovine1 avait disparu des lettres italo-françaises depuis vingt-cinq ans quand deux de mes étudiants, Coralie Gourdange et Piotr Verrezen, l’avaient remis à l’honneur en 2019 en publiant Les beaux rêves de Michele dans la revue Europe, traduction d’une de ses nouvelles tirée du recueil Ladro di galline (Voleur de poules), inédit en français. Sa dernière traduction remontait à l’an 1994 quand Fayard faisait paraître La maison des trois veuves. Sous ce titre était ainsi publié un recueil de nouvelles dans lequel l’auteur portait un regard enfin critique sur le fascisme qui, à ses débuts (ceux du fascisme et ceux du Jovine écrivain), ne l’avait pas laissé indifférent ou, dirait-on mieux, l’avait quelque peu intrigué.

Si La maison des trois veuves est bien le titre d’une des nouvelles du recueil original, et s’il convient au récit en question, Jovine, lui, avait donné à son ouvrage un titre bien moins sentimental et beaucoup plus cru, L’impero in provincia, autrement dit les répercussions de l’empire fasciste voulu par Mussolini dans « la province » italienne. Le livre paraît en 1945 en Italie, c’est-à-dire après la fin de la dictature. En 1950, quelques mois après la mort de l’écrivain, sort son dernier opus, Le terre del Sacramento (Les terres du Saint-Sacrement en français, chez Hachette en 1953), dans lequel le fascisme sera de nouveau montré du doigt. Mais, pendant le Ventennio comme l’appellent les Italiens (les vingt années pendant lesquelles le Duce gouverna l’Italie), Jovine, qui se rapprochera peu à peu de la gauche italienne jusqu’à devenir membre du parti communiste italien en 1948, ne critique pas le fascisme dans sa production littéraire, ni ouvertement, ni allégoriquement. Du reste, la plupart des écrivains italiens demeurés au pays pendant cette période ne se montrent pas plus audacieux.

Sauf que Jovine commet pendant ce même Ventennio un texte, un roman même, qu’il ne fait plus figurer parmi ses œuvres lorsqu’il est interrogé, après la guerre, sur sa production et que ses exégètes ne font que mentionner – lorsqu’ils prennent la peine de le citer – pour le balayer aussitôt d’un revers de la plume comme œuvre de jeunesse – et pour la jeunesse d’ailleurs – dont l’intérêt serait tout au plus didactique, une histoire juste bonne à être racontée dans les classes où Jovine exerçait sa profession, à l’époque, d’instituteur.

Si l’on a republié aujourd’hui en Italie, et en particulier au Molise, pratiquement tout ce qu’il a écrit – y compris son théâtre jamais représenté, ses nouvelles éparses jamais rassemblées, de son vivant, en volume, ses nombreux articles sociétaux –, ce roman (Berluè, première et seule édition chez Remo Sandron, à Palerme, en 1929) continue à moisir dans les oubliettes de la littérature, et bien chanceux qui parvient à en trouver un exemplaire. De quoi est-il question dans ce roman de 124 pages injustement répudié aujourd’hui, alors qu’il pouvait l’être tout juste après ledit Ventennio ? Un chat, oublié dans une cage par sa maîtresse partie en voyage de noces et donc condamné à y mourir de faim, est sauvé par une souris qui ronge la corde fermant sa prison. Devenus les meilleurs amis du monde, les deux animaux rencontrent, après avoir fui la maison, un garçon orphelin, Berluè, qui a décidé d’aller se recueillir sur la tombe de son père, tombé au champ d’honneur durant la Première Guerre mondiale (l’action du roman se situe au début des années 1920) dans les montagnes du nord-est de l’Italie. Chemin faisant, les trois bourlingueurs, entre autres et nombreuses aventures, sont les témoins discrets d’une activité qui leur semble louche autour d’une voie ferrée. Berluè donne l’alerte dans un village voisin, d’où l’on se rue sur les « rouges » qui s’apprêtaient à faire dérailler un train. Le tout jeune héros, qui a ainsi permis de déjouer l’attentat, est porté en triomphe par les « noirs » – c’est-à-dire vêtus de chemises noires – de l’endroit qui l’emmèneront ensuite à Rome dans la fameuse Marche organisée par Mussolini en 1922, marche qui l’amènera au pouvoir.

L’enfant participe à ces derniers événements sans bien en comprendre la portée. Une question qu’il pose à ceux qui l’adulent pour sa perspicacité est d’ailleurs significative de son « innocence » : « Pourquoi portez-vous des chemises noires ? » Il est des phrases, des interrogations, des doutes qui sauvent un auteur, un homme, d’un éventuel égarement. C’est peut-être de cette phrase, de cette interrogation, de ce doute que devrait partir l’exégèse de Jovine, lorsqu’il s’agit d’analyser son rapport au fascisme. Berluè condamne mais sauve aussi son auteur par la non-implication de son jeune héros dans les événements auxquels il assiste ou participe même. Pour les lecteurs curieux de ce roman qu’ils ne pourront sans doute jamais lire ni en français ni en italien, je donne ici la traduction du premier chapitre (l’ouvrage est dans le domaine public puisque l’auteur est décédé en 1950). Je me suis arrêté à ce premier chapitre dans mon travail de restitution en français du texte, bien conscient qu’aucun éditeur ne voudra relater les aventures d’un enfant qui participe le cœur léger à la fameuse Marche sur Rome de Mussolini et consorts (voir ici : Je vous présente Brunet, un chat, et Imprenable, une souris).

Plus pragmatique, je me suis plutôt consacré à la traduction de la série de onze articles que Jovine publie dans le quotidien romain « Il Giornale d’Italia » en 1941 et que font paraître en français, aujourd’hui, les éditions Nous. Pour les rédiger, l’écrivain retourne, après de longues années d’absence, sur la terre, le Molise, qui l’a vu naître et grandir. Il la redécouvre ave des yeux neufs et nous en restitue les richesses historiques, culturelles, paysagères et humaines, incitant le lecteur à découvrir à son tour cette région que l’Histoire et ses possédants ont toujours regardée de haut et de loin. Le fascisme est totalement absent de ce « reportage » écrit à une époque où le régime est à l’apogée de son bellicisme. La campagne de Russie vient de commencer et Mussolini s’y est engagé aux côtés de son ancien disciple devenu son maître. Par son silence, Jovine fait-il fi de la question ? Pourtant, des chemises noires, il devait y en avoir beaucoup dans le Molise de 1941. Les exégètes de Jovine nous en diront probablement plus lorsqu’ils se pencheront enfin sur ses rapports avec ce régime inventé, rappelons-le, par les Italiens il y a un siècle et loin d’être « mort et enterré », comme viennent de nous le montrer les récentes élections.

Jean-Pierre Pisetta

Jean-Pierre Pisetta, né en 1956 en Belgique de parents émigrés du Trentin (son père travaillait dans les mines belges de charbon), a terminé depuis un an une carrière de professeur de traduction de l’italien en français. Lui-même traducteur, il a également publié, outre des traductions, plusieurs livres comme auteur.

Pour lire Francesco Jovine en français :

Les terres du Saint-Sacrement, traduit par Jean et Line Allary, Paris, Hachette, 1953.

Signora Ava, traduit par Soula Aghion, Paris, Fayard, 1992.

La maison des trois veuves, traduit par Soula AghionParis, Fayard, 1994.

Voyage au Molise, traduit par Jean-Pierre Pisetta, Caen, Nous, 2022.

Notes

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11902-1950
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