Volodymyr Rafeyenko – Les Sept Ukropes

Extrait du roman La longueur des jours1

Pavel aimait son beau-père. Il l’avait toujours considéré comme son père. Matveï Ivanovitch était un homme solide, posé. Il faisait lui-même tous les petits travaux nécessaires dans la maison. Son arrivée dans la famille de Nina Ivanovna avait été une bénédiction du ciel. Elle n’aurait jamais pu, bien évidemment, subvenir toute seule aux besoins de son fils. Après la mort de son père, le grand-père de Pavel, qui les avait toujours aidés avec de l’argent ou des vivres, elle fut un temps au désespoir. Elle avait deux boulots, mais manquait toujours d’argent. Or Pachka2, enfant, était maladif, il avait besoin d’être correctement nourri. Surgi des ténèbres de la mine, Matveï se prit d’affection pour le gamin et sut conquérir son cœur.

Matveï Ivanovitch avait été affecté là dans la force de l’âge et, comme il le reconnaissait lui-même, ce n’était pas tant qu’il n’aimait pas l’Ukraine … Disons plutôt qu’il ne comprenait pas ce pays. Il dit un jour à son jeune protégé :

‑ Je ne comprends pas l’ukrainien, fiston, ni toutes ces salades à propos de Stépan Bandera3. Je n’aime pas ces types qui encensent l’Occident, tu comprends ? On dirait des sauvages. Ce sont de vrais sauvages. Et ils ne communiquent qu’entre eux. Il y en avait plusieurs qui travaillaient dans notre mine. Et ils parlaient seulement entre eux et dans leur langue. On les a même roués de coups à cause de cela plusieurs fois. En pure perte, d’après moi. Ils n’en devenaient que plus hargneux. Et moi, je me dis : S’ils sont comme ça, que peut-on en tirer ?

Il avala à ce moment-là un autre verre de vodka, puis renifla, selon l’usage, un quignon de pain.

‑ Alors que, finalement, qui était ce Bandera ? Ce n’était en fait qu’un agronome, tout simplement. Moi aussi, j’ai commencé par des études d’agronomie.

Moi aussi j’ai un diplôme d’études supérieures. Et il faudrait pour ça m’ériger un monument ? Quant à la langue russe, disons qu’elle est plus riche, plus belle, c’est tout de même avéré. Et je vais te dire pourquoi. D’abord, c’est la langue que parlait ma grand-mère Nastassia Alexandrovna. A propos, elle était professeur de géologie. Elle a péri à la Kolyma4, en quarante-deux. Deuxièmement, cette langue est parlée par des gens intelligents, tout simplement. Gagarine, par exemple, Gogol. Tu comprends cela, Pachka ? Gogol ?! Les âmes mortes. As-tu lu ce roman ?

‑ Ben non, répondit Pachka en haussant les épaules et en rougissant.

‑ Eh bien ça, tu as eu tort, tu as eu tort ! Matveï Ivanovitch secoua la tête.

‑ Remarque que moi non plus je n’ai pas réussi à le lire en entier. Vij5 m’est plus proche en quelque sorte. Tu as vu ce film ? Il faut absolument que tu le voies ! C’est un vieux film très bon. Et puis surtout, c’est véridique, c’est cela l’important… Mais bon, on a perdu le fil !

Matveï Ivanovitch essaya de rassembler ses pensées, alluma une cigarette.

‑ Dis-moi plutôt, qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse maintenant, vu qu’ils ont cet agronome ? Oublier notre langue ? ­

Il secoua la tête.

‑ Je trouve que c’est idiot. Mais eux, ils nous disent : vous n’avez qu’à l’oublier ! Oubliez votre langue, voilà ce qu’ils disent !

Matveï pencha drôlement la tête, leva les bras au ciel, se versa encore de la vodka, prit un cornichon malossol.

Quand on se mit à tirer dans la ville, Matveï Ivanovitch entreprit d’étudier de près la situation. A l’époque il avait déjà quitté son travail, car il avait une retraite confortable et puis, de toute façon, à la mine on ne payait plus les salaires. Il avait donc du temps libre pour étudier la situation dans le monde. Il allait voir des gens, parlait avec eux. Il revenait le soir, fatigué, inquiet, mais dans l’ensemble satisfait. Début juin, après qu’il eut touché sa retraite et la prime de pénibilité, on trouva Matveï Ivanovitch mort dans le jardin public. Il était étendu près de la pièce d’eau, avec un sourire triste et le cou profondément entaillé du côté droit. Nina sanglota à grosses larmes à l’enterrement. Elle sauta dans la tombe au moment où l’on descendait le cercueil. Elle voulut se planter un couteau dans le cœur. Mais au bout d’une semaine elle trouva un emploi de gardienne dans la résidence universitaire au centre de l’agglomération et reprit plus ou moins goût à la vie dans sa nouvelle place.

Pachka, lui, rêvait tous les jours de son beau-père. Ce dernier souriait et racontait sans fin des choses sans queue ni tête. Il parlait du charbon, d’Alexandre Nevski, de Belka et de Strelka6, de la bataille de la Kalka7. A vrai dire, Pachka ne saisissait que la tonalité générale du discours, n’en saisissait les détails que de façon floue, comme à travers une vitre sale. Et puis il finit par s’inscrire à la guerre contre le Secteur droit8 et par conséquent pour Gagarine, Gogol, et avant tout, pour Matveï Ivanovitch, qui avait été d’abord agronome. On remit au jeune garçon une Kalachnikov, deux chargeurs de cartouches, et il fut envoyé au combat avec une trentaine de congénères. Au combat, ils ne se retrouvèrent  malheureusement pas seuls, mais face à l’adversaire. Et, très vite, il s’avéra qu’à la guerre on tuait. Mais à vrai dire, Pachka n’eut même pas le temps de se rendre compte de tout cela.

Ils venaient à peine de prendre position au bord d’un champ près d’une petite rivière qui formait ici un angle droit en direction de l’agglomération, lorsqu’un bataillon ukrainien passa à l’attaque. Une fusillade nourrie éclata, mais le combat fut bref et chaotique. Le commandant de Pachka s’avéra un salaud, ivre de surcroît. Ayant jeté de côté son fusil qui s’était enrayé, il se terra vite fait. Et à partir de là il avança en suivant les ravins jusqu’aux datchas les plus proches et disparut pour de bon. Pendant ce temps-là, au bord de la petite rivière, en vingt minutes, les âmes de ces jeunes garçons embarquèrent pour un voyage sans retour, s’envolant vers l’océan céleste infini. Nina Ivanovna rentra tard de son travail. Elle prépara du thé, et entreprit de faire son dîner. Elle savait que Pachka ne viendrait pas aujourd’hui et donc ne s’inquiéta pas. Après le dîner elle alla chercher une bouteille de vin doux, l’ouvrit, s’en versa un demi-verre et le but. C’est alors qu’apparut Maria Stepanovna Khvochtch, sa voisine. C’est elle qui lui raconta que Pachka avait été envoyé au combat et qu’il y avait été tué. Elle tenait ces informations dignes de foi de son mari qui, sous le nouveau pouvoir, travaillait comme chauffeur pour arrondir ses fins de mois.

‑ Ils ont tous été fauchés près de Mikhaïlov.

 Maria leva son verre de vin, le but sans broncher, mit un bonbon dans sa bouche.

‑ C’est juste après la rivière. A droite il y a la route, à gauche l’affluent du Kalmious9. C’est là qu’ils sont. Mais pour y aller, c’est loin, et tu ne trouveras pas de voiture.

Maria se frotta les mains, l’air satisfait, et se leva.

‑ Et pourquoi donc ?

‑ Parce que les Ukropes sont arrivés là-bas ! Personne de notre ville ne voudra aller dans cette direction, n’y pense même pas !

‑ Il faudrait que j’abandonne mon enfant là-bas ?! dit pensivement Nina Ivanovna.

‑ Ce n’est pas digne d’un être humain. Et puis, ce n’est pas si loin que ça, si on coupe par les champs.

Elle arriva sur place après minuit. Elle chercha Pachka jusqu’au petit matin. Lorsqu’elle le trouva, elle ne le reconnut pas tout de suite. Il avait embelli dans la mort, il paraissait tout calme, mais tout de même très fatigué. Il avait réussi, avant de mourir, à se traîner jusqu’à l’arbre le plus proche et s’y était adossé. Quand Maria le trouva, elle crut sur le coup que le gamin était vivant, qu’il s’était seulement assoupi tellement il était exténué. Mais Pachka ne dormait pas. Pachka ne pouvait plus ni dormir, ni rester éveillé. Il regardait le ciel ukrainien, tout haut là-bas et y voyait son père, qui, en fait, n’était que son beau-père.

Mais le problème était tout autre. Nina ne put charger le corps sur son dos. Après réflexion elle retira sa vieille et longue veste, l’étendit par terre et y plaça le corps. Après avoir attaché les manches sous ses aisselles, elle le traîna en suivant un sillon.

Il était environ neuf heures du matin, et elle avait terriblement soif. Elle sortit du vin et du pain de son sac à dos, s’assit, but, mangea et se mit à pleurer en regardant le visage de son fils. Plus elle avançait, plus le visage se défaisait par cette chaleur. La lèvre supérieure s’était ourlée vers le haut, tandis que le menton, au contraire, s’était affaissé.

A midi apparut sur la route un camion ZIL-131 avec un fourgon pour le transport des hommes. Une demi-douzaine de militaires ukrainiens portant l’écusson d’un bataillon de volontaires s’y trouvaient. Le véhicule, qui était d’abord passé sans s’arrêter, finit par freiner quelques mètres plus loin. Les combattants observèrent un instant le champ, la rivière, le lieu du combat, les cadavres curieusement éparpillés depuis le bord jusqu’à la ligne de séparation entre les champs, le soleil au zénith qui tapait fort. Ensuite un homme aux cheveux blancs, que les combattants appelaient avec déférence « Le Chenu » demanda à la mère d’où elle venait. Nina Ivanovna répondit en trouvant ses mots avec difficulté. Son cœur battait la chamade, mais curieusement elle n’éprouvait pas de frayeur. Seuls la soif et le désespoir la tenaillaient.

Après un court conciliabule les gars hissèrent Pachka à l’intérieur du camion. Ils l’aidèrent à monter elle aussi, à s’asseoir aux pieds de son fils sur un bidon de diesel. Ils roulèrent environ quarante minutes en faisant un grand détour. Ils le faisaient pour ne pas faire face aux combattants. A cent mètres environ du tournant qui menait au village, ils étendirent le corps sur l’herbe.

‑ Nous n’irons pas plus loin, excuse ! dit le vieux.

L’enterrement eut lieu deux jours plus tard.

‑ Ce véhicule qui a transporté Pachka jusqu’ici a d’ailleurs essuyé des coups de feu des nôtres au retour.

 C’est ce qu’annonça Maria Stepanovna venue pour la commémoration du neuvième jour, en buvant un verre de vodka et croquant un cornichon avec gourmandise.

 –Ils étaient sept ukropes là-dedans, n’est-ce-pas ?

‑ Sept, en effet, répéta Nina Ivanovna, sentant que sa peau était parcourue d’un frisson.

‑ C’est bien ce que je dis : sept ! C’étaient des tueurs du Secteur droit, affirma-t-elle avec conviction. Non mais tu comprends ce que cela veut dire? Des tueurs ! Non, ma vieille, tu as eu vraiment de la chance, beaucoup de chance ! Vraiment beaucoup, je te jure ! Vraiment beaucoup !

Volodymyr Rafeyenko

Traduit du russe par Véronique Jobert – Septembre 2022

A lire aussi, l’entretien de Volodymyr Rafeyenko avec Marci Shore

Notes

Notes
1“Ukropes” : le nom commun russe veut dire « aneth ». Mais l’acronyme, dont il est question ici, est devenu un sobriquet injurieux qu’utilisent les Russes pour qualifier les Ukrainiens « occidentalistes » : Ukr(ainiens) Eur(ope).
2Pachka : diminutif affectueux de Pavel.
3Stépan Bandera (1909-1959) est un nationaliste ukrainien, considéré comme un héros en Ukraine, un nazi par les Soviétiques et à présent les Russes.
4Région de l’Extrême orient russe connue pour ses nombreux camps du Goulag.
5Conte fantastique de 1835 qui reprend le nom de l’entité démoniaque au cœur du récit.
6Dessin animé pour enfants.
7La bataille de la rivière Kalka eut lieu en 1223. Les Mongols y remportèrent la victoire sur une coalition de  princes russes.
8Parti politique ultranationaliste ukrainien, créé en novembre 2013.
9Le Kalmious est un fleuve d’Ukraine, qui draine le bassin du Donets et arrose la ville de Marioupol avant de se jeter dans la mer d’Azov.
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