Gombrowicz ? Lire et relire

Le recueil Le Sain Esprit de contradiction n’est pas des plus faciles à caractériser, pas plus que ne l’est son auteur, Witold Gombrowicz. Une bonne partie de ses 29 sections est reprise des deux volumes de Varia publiés chez le même éditeur en 1978 et 1989 et qui ne sont apparemment plus disponibles à son catalogue. Le reste était paru dans divers périodiques ou demeurait inédit en français. Il ne s’agit pas d’une introduction à Gombrowicz : son théâtre est à peine évoqué, et de sa production romanesque de l’après-guerre, seul l’est Trans-Atlantique (1953), dont la pré-publication avait tant scandalisé les lecteurs de la revue Kultura deux ans plus tôt1.

Originellement publiés entre 1933 et 1963, les textes s’échelonnent du début à la fin de la carrière de Gombrowicz. Toutefois, seul le dernier, « Camelote », paru d’abord en allemand dans le magazine littéraire munichois Akzente, est postérieur à son retour en Europe au printemps 1963, et pas plus de quatre autres proviennent de son séjour en Argentine. « Camelote », qui conclut le volume, est d’ailleurs particulièrement intéressant en ce qu’il analyse la situation politique en Pologne après le bref dégel de 1957-1958, au cours duquel les œuvres de Gombrowicz avaient enfin pu être rééditées, ou, comme sa pièce Yvonne, princesse de Bourgogne, publiées en volume pour la première fois dans son pays natal. La grande majorité des textes réunis ici datent en tout cas de sa période « polonaise », celle de l’avant-guerre, et l’éclairent d’un jour nouveau.

Né en 1904 dans la province de Sandomir, partie de la Petite Pologne (Malopolska) alors sous domination russe, Witold Gombrowicz appartenait à une famille de petite noblesse terrienne d’origine lituanienne. Il semble avoir manifesté très tôt ce « sain esprit de contradiction » qui donne son titre à l’ouvrage2. Décevant son père, prospère industriel qui comptait sur lui pour lui succéder, il se lance dans des études de droit, mais après une année passée en France, il renonce à cette profession : incapable, dira-t-il, de faire la différence entre le juge et l’assassin, c’est à ce dernier qu’il allait spontanément serrer la main au tribunal. Peu rancunier, son père finance la publication en volume de nouvelles écrites entre 1926 et 1932, sous le titre Mémoires du temps de l’immaturité. On trouvera ici l’ « explication sommaire » rédigée par Gombrowicz pour le livre mais non retenue à sa parution en 1933 : il y rapproche notamment les éléments cruels et répugnants du recueil de la venue au pouvoir d’Hitler la même année. Aux sept nouvelles de l’édition originale, Gombrowicz a ajouté cinq autres, postérieures sauf une à 1933, dans la nouvelle édition de 1957 qu’il a intitulée Bakakaï, nom de la rue où il habitait à Buenos Aires en 1940 – pied de nez rétrospectif aux critiques polonais qui avaient trouvé le titre de 1933 ridicule ou incompréhensible. En tête du présent volume figurent trois nouvelles parues dans trois périodiques différents entre 1933 et 1937 et non retenues dans Bakakaï (peut-être parce que Gombrowicz ne disposait pas des textes en Argentine). La plus remarquable, vrai conte philosophique dans la tradition de Voltaire, est la troisième et la plus tardive, « Pampelan dans le porte-voix », contemporaine de la publication de Ferdydurke.

L’activité de Gombrowicz comme critique littéraire dans les années trente est sûrement le pan le moins connu de son œuvre, même pour ceux à qui elle est familière. Ce n’est donc pas le moindre intérêt du présent volume que de regrouper ici une douzaine de ses contributions à différents périodiques varsoviens, dont beaucoup ont disparu au déclenchement de la deuxième guerre mondiale : le Kurjer Poranny (« Le Courrier matinal »), l’hebdomadaire « artistique et littéraire » Prosto z Mostu (« Vu du pont »), l’hebdomadaire Swiat (« Le Monde »), l’hebdomadaire « littéraire-social » Pion (« Vertical »), le quotidien Czas (« Le Temps »), et l’influent magazine Wiadomosci literackie (« Les Nouvelles littéraires »). La plupart sont consacrées à des écrivains peu connus aujourd’hui en dehors de Pologne, l’exception étant la savoureuse « Interview sur l’herbe » avec le célèbre pianiste Witold Malcuzynski (1914-1977), réalisée en 1937 alors qu’il venait de remporter un prix au concours Chopin ; il devait, comme Gombrowicz, terminer sa vie en exil. Dans tous ces articles, au ton volontiers polémique, le sain esprit de contradiction se donne naturellement libre cours. On relèvera de nombreux thèmes chers à l’auteur de Ferdydurke, et l’on notera avec intérêt une référence (en 1933, un an après sa parution) à Voyage au bout de la nuit.

À Ferdydurke, publié en 1937 (même si la couverture de l’édition originale porte la date 1938), est consacrée une large section de l’ouvrage, à commencer par le titre du roman, qui est demeuré longtemps un mystère que l’auteur se gardait bien de dissiper. Pour se venger des critiques qui s’étaient gaussés de la façon dont il avait intitulé son premier livre, il leur offrit, en quelque sorte, un jeu de piste3. Il fallut attendre 1984 pour que l’écrivain et traducteur Bogdan Baran découvre le pot aux roses dans Babbitt (1922), roman qui avait valu à Sinclair Lewis une célébrité universelle et, en 1930, le Prix Nobel de littérature. L’un des grands scoops du livre est de nous offrir, pour la première fois en français, le pastiche de Babbitt que Gombrowicz avait publié en 1935 dans le magazine Problemy sous le titre « Les Oreilles », et dans lequel le Freddy Durkee de Sinclair Lewis se retrouvait métamorphosé en « Ferdy Durkee ».

Outre ce document figurent ici sept « avant-textes » de Ferdydurke, dont l’un est en fait une première version du début de l’œuvre, où le professeur Pimko, savant philologue, apparaît au héros et le fait retomber en enfance et le renvoie à l’école. Ces fragments inédits en volume sont tous du plus haut intérêt. La plupart avaient été publiés dès l’été 1935 dans le mensuel Skamander, organe du prestigieux groupe poétique du même nom (baptisé en hommage au fleuve légendaire baignant la Troie homérique) qui incluait notamment Julian Tuwim, Jaroslaw Iwaszkiewicz et Jan Lechon – association d’autant plus remarquable que Gombrowicz et les Skamandristes entretenaient des rapports mutuellement circonspects.

Witold Gombrowicz (Bohdan Paczowski)

Exilé inopinément en Argentine – passager du Boleslaw Chobry pour l’inauguration de la liaison Gdynia-Buenos Aires en août 1939, il avait décidé de rester sur place devant la menace imminente de guerre –, Gombrowicz y entreprit la traduction espagnole de Ferdydurke avec un groupe d’amis argentins ou polono-argentins auquel s’adjoignirent par la suite les écrivains cubains Virgilio Piñera et Humberto Rodriguez Tomeu. On trouvera dans ce recueil un entretien avec Gombrowicz réalisé par Piñera, véritable cheville  ouvrière du projet, préalablement à la publication en avril 1947. En cette même année 1947, Gombrowicz donnait à la librairie Fray Mocho une conférence intitulée « Contre les poètes », où l’on voyait à l’œuvre, une fois de plus, le sain esprit de contradiction célébré ici. Reprenant un thème déjà abordé avec brio dans Ferdydurke et dont sa critique littéraire des années trente porte d’autres traces, il y pourfendait l’idée reçue selon laquelle la beauté poétique serait évidente, universelle et intouchable. Publiée en polonais en 1951 dans le mensuel Kultura, organe de l’Institut littéraire fondé en 1947 par un groupe d’intellectuels émigrés autour de Jerzy Giedroyc et établi à Maisons-Laffitte, l’essai ne manqua pas de déclencher une vive polémique, à laquelle Gombrowicz répondit dans un essai recueilli dans l’ouvrage.

Du séjour argentin de Gombrowicz datent deux œuvres majeures : la pièce Le Mariage, publiée par la maison d’édition Kultura dans le même volume que Trans-Atlantique, et le roman La Pornographie (1960), dont on rappellera qu’il bénéficie d’une remarquable traduction française due à l’écrivain Jerzy Lisowski. Mais un non moindre chef-d’œuvre est le Journal, la chronique mensuelle que Gombrowicz fournissait à Kultura à l’instigation de Giedroyc et qui, publiée ensuite en volume, forme un ensemble aussi étincelant qu’inclassable. On savait que Gombrowicz tenait en haute estime le Journal de Gide, et on n’est donc pas surpris de le voir retenu par lui, en réponse au questionnaire d’un quotidien allemand, parmi les cinq livres qui l’ont le plus influencé, en compagnie des Frères Karamazov, du Gai Savoir, de La Montagne magique et d’Ubu Roi. « Ni Proust, ni Joyce, ni Kafka », ajoute-t-il fièrement pour se dissocier des monstres sacrés auxquels on commençait pourtant à le comparer en Europe occidentale.

Cette anthologie ne manquera pas de passionner toute personne qui a subi la séduction du grand écrivain polonais. L’édition de Rita Gombrowicz et Henri Marcel (qui avaient déjà collaboré à celle du recueil La Présence du papier en 2019) est délibérément sobre, se limitant à quelques notes explicatives indispensables. Peut-être quelques éclaircissements supplémentaires eussent-ils été bienvenus : combien de lecteurs français identifient en Kmicic le héros du « grand roman héroïque » de Sienkiewicz, Le Déluge ? Reconnaissons toutefois qu’en faisant le choix de la légèreté, les éditeurs sont à la fois dans l’esprit de Nietzsche et fidèles à Gombrowicz.

En conclusion, il faut rendre l’hommage dû à Rita Gombrowicz, qui a partagé la vie de l’écrivain de 1964 à sa mort en 1969, et qui s’est dévouée depuis à son œuvre avec un courage et une ténacité inlassables qui lui ont valu l’admiration et la reconnaissance de tous ses lecteurs. Ses deux ouvrages à elle, Gombrowicz en Argentine (1984) et Gombrowicz en Europe (1988), sont deux témoignages magnifiques et irremplaçables qu’il conviendrait de rééditer.

Vincent Giroud

Witold Gombrowicz. Le Sain Esprit de contradiction. Traduction collective. Édition établie par Rita Gombrowicz et Henri Marcel. Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2022. ISBN 9-782267-046236

Site au sujet de Witold Gombrowicz : https://witoldgombrowicz.com/fr/

Notes

Notes
1Ce livre éblouissant, qui transpose sa découverte de Buenos Aires, où, surpris par la guerre, il devait passer près de 25 ans, et dépeint la communauté polonaise argentine, est disponible chez Gallimard dans la collection Folio ainsi que dans l’indispensable volume Quarto, Moi et mon double.
2La formule est empruntée à un article de 1937, « Les fâcheuses conséquences d’une Théo moderne ».
3Comme l’a bien mis en lumière Jerzy Jarzebski, grand spécialiste polonais de Gombrowicz, l’idée de « jeu », dans toute sa complexité, est l’une des clés de l’œuvre de celui-ci.
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