Belgrade, Džordža Vašingtona

L’extrême droite serbe, déjà radicalisée, semble échapper à tout contrôle. A une échelle sans précédent, des graffitis représentant des photos ou le nom de Ratko Mladić sont tagués à la bombe sur les murs de Belgrade. La plupart des gens semblent ignorer cette vénération ouverte pour celui qui a été surnommé le boucher de Srebrenica. Ce sont dix-neuf graffitis le long de la rue centrale Džordža Vašingtona de Belgrade, entre les angles des rues Takovska et Cetinska, dix-neuf graffitis glorifiant Ratko Mladić en nom ou en image sur quelques centaines de mètres, dix-neuf que j’ai vus et documentés, soit une glorification du boucher de Srebrenica tous les 30 mètres environ – et je suis sûr que j’en ai manqué, peut-être même inconsciemment. Le visage de Mladić suffit à me mettre en colère. La plupart d’entre eux avaient été recouverts par les antifa, les anti-nationalistes et d’autres personnes décentes, mais pas tous. S’il y avait quelques portraits et graffitis occasionnels avec son nom dans d’autres rues, rien de ce que j’avais vu jusqu’à présent ne se rapprochait de Džordža Vašingtona. Mladić, alors commandant de l’armée nationaliste serbe de la Republica Srpska, est connu pour avoir ordonné le meurtre de plus de 8.000 garçons et hommes musulmans après la reddition de la ville bosniaque de Srebrenica en juillet 1995. Le massacre a été qualifié de génocide, et Mladić en a été reconnu coupable par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Il purge une peine de prison à vie.

C’est sans précédent1. Aucun de ces tags et graffitis n’existait un an auparavant, lors de ma dernière visite à Belgrade. Bien sûr, il y avait eu quelques images de Mladić ou autres du même tonneau dans la périphérie de la ville, mais seulement une peinture murale dans le centre-ville, presque rien en comparaison d’aujourd’hui. Le quotidien serbe Danas en a parlé à la mi-novembre. Cette prolifération est un phénomène très récent et troublant. Selon le site indépendant et critique Nova.rs, elle semble avoir commencé en décembre – et même ce que Nova a rapporté n’est rien en comparaison de ce qui est documenté dans cet article. L’équivalent, ce serait des croix gammées dessinées sur un bâtiment sur deux dans une rue du centre-ville de Vienne ou de Berlin. Cela ne se produit tout simplement pas, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes avec des néo-nazis organisés et d’autres extrémistes de droite dans ces villes.

Il ne faut pas se leurrer : depuis le temps que je visite le pays, le soutien à Mladić reste somme toute socialement acceptable en Serbie. Lors de ma première visite où j’ai pris des photos, en 2016, j’en ai pris une d’un vendeur de souvenirs sur Terazije, juste en face du célèbre Hôtel Moskva, qui vendait des T-shirts avec son portrait, aux côtés de ceux de Tito et de Draža Mihailović, le leader Tchetnik yougoslave de la Seconde Guerre mondiale qui, à son actif, a plusieurs massacres de milliers de bosniaques musulmans, en plus d’avoir combattu les partisans de Tito bien plus que les occupants fascistes de la Yougoslavie. Ce n’était même pas si grave en septembre dernier à Banja Luka, la capitale de la Republika Srpska dominée par les Serbes, l’un des deux sous-états de Bosnie appelés entités, dont Mladić avait commandé les troupes pendant la guerre de Bosnie dans les années 90. Les nationalistes serbes de cette région n’ont jamais caché leur soutien à Mladić. Le nationalisme serbe est la doctrine fondatrice de la République de Serbie, et même si cela ne signifie pas nécessairement que la majorité des Serbes de la République de Serbie soient nationalistes, il imprègne et domine le système politique de cet État, plus que jamais au cours des 30 dernières années.

C’est encore pire à Zvezda-Land. Quelques heures après avoir pris ces photos, j’ai rencontré un vieil ami dans un restaurant de la rue Maksima Gorka, un peu à l’écart du centre-ville. « Oui, c’est dégoûtant » m’a-t-il dit, visiblement mécontent de cette évolution, mais sans avoir l’air trop inquiet. « C’est la même chose sur Južni Bulevar », a-t-il ajouté. Cette rue étant juste au coin du restaurant, j’y suis passé et c’était même bien pire. Il y a beaucoup d’autres graffitis dans toute la ville en l’honneur du boucher de Srebrenica, mais pas en aussi grande densité que dans ces deux endroits ici.

Crvena Zvezda, l’Étoile Rouge de Belgrade

Južni Bulevar a toujours été le territoire des supporters du Crvena Zvezda, l’Étoile Rouge de Belgrade, l’un des deux principaux clubs de football de Serbie. Les ultras du Zvezda sont essentiellement des hooligans nationalistes, voire carrément fascistes, et ce depuis 30 ans. Delije, l’un des plus fanatiques des groupes de supporters hooligans du Zvezda, était dirigé par Arkan dans les années 90, Arkan qui était un serbe mafieux, nationaliste et criminel de guerre, ayant des liens étroits avec le régime de Slobodan Milošević. Depuis cette époque, les fan-clubs ultras de l’Etoile Rouge entretiennent des liens étroits avec l’appareil de sécurité de la Serbie. Ce sont ces gens qui chanteront « Nož, žica, Srebrenica » chaque fois que l’Etoile Rouge ou l’équipe nationale de football serbe joueront contre une équipe dont les joueurs ont des racines bosniaques musulmanes ou albanaises. « Couteau, fil, Srebrenica ». Il ne pourrait y avoir référence plus directe au plus grand crime de Mladić. Pourtant, jusqu’à il y a quelques mois, même les ultras de l’Etoile Rouge ne faisaient pas autant d’efforts coordonnés pour peindre à la bombe le visage de Mladić dans toute la ville.

Se pourrait-il qu’il s’agisse d’une nouvelle façon, plus provocante, pour les hooligans et les ultras de marquer leur territoire ? C’est ce qu’un autre ami m’a suggéré autour d’une bière plus tard dans la soirée. « Ce n’est pas le peuple serbe qui dessine Mladić ». Il n’aimait pas ces récents développements mais semblait presque les considérer comme le point culminant inévitable et préliminaire d’une escalade – sans mesurer pleinement l’ampleur de cette escalade. C’est également cet ami qui m’a rappelé les liens étroits entre les clubs de supporters de football radicaux de Serbie, eux qui dominent également le crime organisé et qui ont une influence considérable sur l’appareil de sécurité et la politique du pays. Il n’est pas exagéré de penser que les ultras du football participent à une offensive nationaliste et néofasciste coordonnée. D’autres indices indiquent que les ultras de l’Etoile Rouge sont, à Belgrade, les principaux responsables de ces portraits sur les murs.

Je n’ai vu en revanche aucun de ces portraits dans les centres des villes de Kragujevac et de Novi Sad. Il y en a peut-être, mais je ne les ai pas vus. Aucune de ces villes ne semble avoir une base de fans de l’Etoile Rouge très forte – bien que certains des ultras du club de football de Radnićki Kragujevac jouent certainement aussi avec l’imagerie et les symboles Tchetnik. Comparez cela à Subotica, une ville à majorité hongroise du nord de la Serbie. Les fans de l’Etoile Rouge y ont essaimé. Le groupe de supporters Delije a un chapitre local ici. Et devinez quoi ? Mladić a refait surface, bien que dessiné selon un modèle différent.

En juin dernier, le Cimetière des Partisans2 dans la ville bosniaque de Mostar a été vandalisé. 700 stèles commémorant les partisans tués au cours de la Seconde Guerre mondiale ont été détruites par des néo-oustachis, ces croates hyper-nationalistes. Dans la ville divisée de Mostar, le groupe des ultras de la partie ouest de la ville est l’un des principaux outils de recrutement des nationalistes croates et des néo-fascistes, comme je l’ai moi-même rapporté il y a quelques années. Je n’ai aucune preuve que les West Mostar Crew étaient impliqués dans l’attaque du cimetière, car aucun suspect n’a été arrêté. Cependant, à Mostar, l’implication d’au moins certains d’entre eux est un secret de polichinelle.

Le football, l’État, l’extrême droite et le crime organisé

Aleksandar Vučić

D’autres amis à qui j’en ai parlé ont également suggéré que cette récente glorification du génocide n’aurait pas pu se produire sans une sorte d’approbation du régime du président serbe Aleksandar Vučić.
Pour être honnête, les théories du complot abondent dans les Balkans, et elles aboutissent toujours à ce qu’un dirigeant quelconque soit en fin de compte tenu responsable de tout et de n’importe quoi. Ces rumeurs ne signifient pas grand-chose, aussi plausibles qu’elles puissent paraître. C’est en tout cas le prix à payer par Aleksandar Vučić pour son rôle prépondérant dans la politique nationale et son contrôle quasi-total sur les médias serbes, ainsi que pour les liens étroits de son régime avec les clubs de supporters de football radicaux et sa dépendance à leur égard. Et il est certain que la police serbe n’est pas opposée au culte d’une personne qui a été condamnée pour avoir orchestré un génocide. C’est apparu clairement lors d’une mascarade en novembre, avec une peinture murale à l’effigie de Mladić qui avait été peinte sur un coin du centre-ville de Belgrade pendant l’été, dans le style des peintures murales des supporters du Partizan Beograd, le club rival de l’Etoile Rouge. Il n’a toutefois jamais été confirmé qu’un groupe de supporters du Partizan en était à l’origine.

L’un des groupe ultras du Partizan, Janjičari, les janissaires, a des liens particulièrement étroits avec le régime de Vučić, et notamment avec les agences de sécurité serbes. À l’occasion, les membres du gang des Janjičari servent de police auxiliaire. Ils formaient un cordon de sécurité lors de la première inauguration d’Aleksandar Vučić en tant que président en 2017, malmenant les manifestants. Comme le Delije de l’Etoile Rouge, ils peuvent être considérés comme faisant partie du crime organisé. Pas plus tard que l’année dernière, certaines de leurs activités ont tellement dégénéré que même leurs liens étroits avec la police n’ont pas pu sauver certains membres du gang des Janjičari de l’arrestation et des poursuites. Les supporters des groupes de Delije et de Janjičari ont tous deux félicité Ratko Mladić à l’occasion de ses anniversaires.

Le ministre de l’Intérieur sortant de Serbie, Aleksandar Vulin, a personnellement veillé à ce que la fresque de Mladić dans le centre-ville soit bien protégée. Une militante, Aida Ćorović, a même été arrêtée et détenue pendant dix heures sous un faux prétexte début novembre, en fait pour avoir jeté des œufs contre la peinture murale. En mars, elle a été accusée de troubles à l’ordre public et jugée. Aucun verdict ne semble avoir été rendu à ce jour dans le procès grotesque qui lui est intenté. La fresque de Mladić a été complétée par une peinture murale du leader Tchetnik Draža Mihailović sur le mur adjacent. Si ce n’est pas un encouragement à taguer dans toute la ville des portraits de Mladić, je ne sais pas ce que c’est !

Quelle logique politique ?

Les gens semblent considérer cela comme inéluctable. Quelle est la logique politique qui sous-tend une campagne manifestement bien coordonnée ? Il n’est guère dans l’intérêt du régime d’irriter les opinions publiques des Balkans et de l’Occident en laissant les portraits du responsable du massacre de Srebrenica dominer des rues entières de la capitale serbe. D’autant moins que la politique serbe consistant à naviguer entre l’Union européenne, la Chine et la Russie est vue avec sévérité depuis que la Russie a déclenché sa guerre en Ukraine – ce qui affectera probablement la politique intérieure. Vučić est même prêt à évincer de sa coalition et du gouvernement les partis ouvertement pro-russes de son bloc clérico-nationaliste, le SNS, ce qui inclut le mini-parti du ministre de l’intérieur Vulin, le soi-disant Mouvement socialiste. D’autres ont laissé entendre que, peut-être, les services secrets russes seraient derrière la prolifération des tags de Mladić. Il n’y en a cependant aucune preuve.

Le fait qu’une partie du régime serbe – le ministre de l’Intérieur Vulin – soutienne ouvertement le fan club de Mladić et qu’une autre partie – le président Aleksandar Vučić – le tolère n’explique pas non plus pourquoi, jusqu’à présent, personne à Belgrade avec qui j’ai parlé ne semblait particulièrement alarmé par l’ampleur que cette affaire avait déjà prise. La plupart des gens à qui j’ai parlé n’ont certainement pas apprécié ; la plupart étaient même consternés ou embarrassés. Pour eux, il s’agit simplement d’un aspect désagréable de la Serbie qui fait surface, dans ce qui semble être une escalade hors de contrôle ; on ne peut rien y faire. Les médias serbes n’ont pratiquement pas abordé la question – et s’ils l’ont fait, ils n’ont pas semblé non plus particulièrement inquiets de cette escalade, à l’exception notable de Nova.rs. Quoi qu’il en soit, la plupart d’entre eux ne semblent pas remarquer le degré de radicalisation des symboles dans la sphère publique ni la radicalisation de ceux qui les agitent.

Vivre en Serbie rend cynique, je suppose.


Christoph Baumgarten

Christoph Baumgarten s’attache à analyser la situation des pays et des peuples de l’ex-Yougoslavie, souvent oubliés par les médias d’Europe de l’Ouest. Ses observations, nées de ses nombreux voyages, l’ont conduit à lancer un blog consacré aux pays des Balkans (www.https://balkanstories.net), où a paru une première version, en anglais, de cet article.

Notes

Notes
1Les séquences de cette vidéo ont été légèrement modifiées pour des raisons de brièveté et de clarté. Tous les tags et graffitis montrés ici ont été filmés le même jour sur Južni Bulevar entre les coins des rues Maksima Gorka et Nebojšina, un segment qui fait peut-être 200 mètres de long.
2Voir Partisan Memorial Cemetery in Mostar et Vandals Wreck Yugoslav Partisans’ Necropolis in Bosnia’s Mostar.
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