L’objectivité, d’August Sander au selfie

Otto Dix, « Bildnis der Tänzerin Anita Berber » 1925 (détail) © Sammlung Landesbank Baden-Württemberg im Kunstmuseum Stuttgart.
Photo : Frank Kleinbac
Otto Dix, Bildnis der Tänzerin Anita Berber, 1925 (détail)

Souvent chez moi, une exposition si riche soit-elle, laisse dans le souvenir, non pas les chefs d’œuvre ou les moments de haute intensité, en général dûment signalés par une signalétique savante, mais un truc un peu périphérique, un détail sur une toile, un objet, un à-côté. Je musarde en distrait, et je prends ce que mon attention vagabonde peut attraper. L’exposition, si stimulante, présentée au Centre Pompidou – Allemagne années 20, Nouvelle Objectivité, August Sander -, ne fait pas exception.

Et pourtant combien de chefs d’œuvres ! A commencer par les fascinants portraits, réalisés par August Sander, poursuivant le projet un peu fou et totalement impossible, de fixer le visage de l’époque à travers des centaines d’images de ce qu’il nommera les Hommes du XX e siècle ! L’homme avait l’esprit de système. Fils de mineur, devenu très jeune, assistant d’un photographe de l’exploitation minière, puis photographe professionnel, il catégorise avec soin les trognes (pardon pour ce qualificatif mais l’objectif de Sander semble invariablement aimanté par des facies hors normes – comme celui de ce « jeune instituteur » avec berger allemand, tout droit sorti d’un film de Tim Burton !). Le photographe de Cologne établit ainsi des classifications censées pouvoir peigner toute la société de l’Allemagne de Weimar, du bas jusqu’en haut, selon le principe de séries « professionnelles ».  Contredisant la dilection de Sander pour les « gueules », ses clichés cherchent à saisir des « types » plus que des « individus ». Sander commence par les paysans, à l’été 14, juste avant le déclenchement de la guerre, avec cette iconique image de trois fermiers, pris sur un chemin, coiffés de leurs chapeaux noirs, munis de leurs cannes. Leurs regards, incrédules, fixent l’objectif, et semblent se demander :  est-ce bien nous que l’on prend en photo ? nous, mais à quel titre ? nous ne sommes ni puissants, ni célèbres, ni rien… Richard Powers en a tiré la matière de son premier roman – Trois fermiers s’en vont au bal -, comme si ces mines interrogatives qui traversent le temps, avaient adressé leur question, à l’autre bout du siècle, au romancier américain…


August Sander, Zirkusarbeiter, 1926- 1932

Mais voilà que je m’égare. Revenons à ce qui m’a frappé, et continue de m’habiter deux jours après avoir visité l’exposition. C’est un rien, un pas grand-chose que l’on trouve dans la première partie de l’exposition, lorsqu’elle évoque dans le spectacle, la « Neue Sachlichkeit », la « nouvelle objectivité », véritable slogan dans l’Allemagne des années 20 et dont l’exposition fait jouer le sens (la rapportant tantôt à la réaction artistique post-expressionniste, tantôt à l’émergence sociologique d’une « froideur », consécutive à l’humiliation de la défaite). Ainsi cette chansonnette, qu’on entend à vrai dire faiblement dans l’espace, est devenue, depuis, une véritable « scie » dans ma tête, dont je ne me débarrasse pas. La chanson s’intitule « Es liegt in der Luft » (1928), extraite de la revue éponyme de Mischa Spoliansky sur un livret de Marcellus Schiffer. Un homme et une femme – Margo Lion et Oskar Karlweis – chantent, avec leurs voix nasillardes et les roulements de r, si caractéristiques de l’époque, cette fausse bluette. La mélodie est enjouée et mécanique. Légère et martiale, avec un refrain en rafale comme un roulement de tambours. La bluette est glaçante comme si elle faisait entendre, sans le savoir, la petite chanson mauvaise qui commence alors à résonner dans les caves du temps, en Allemagne. On peut facilement l’écouter sur internet – en cherchant sur YouTube. Les paroles ajoutent à l’effroi. « es liegt in der Luft eine Sachlichkeit Il y a dans l’air une objectivité / il y a dans l’air quelque chose d’idiot / il y a dans l’air quelque chose d’hypnotique / il y a dans l’air il y a dans l’air il y a dans l’air/ quelque chose qui semble s’y plaire…Sortons les meubles de l’appartement / Jetons tout, c’est si encombrant ! / Et je le dis sans ménagements / Même les humains y sont dérangeants » … Comme le disait Jacques Derrida, il y a bien « une archéologie du frivole ». Les signaux faibles d’une société sont parfois bien plus signifiants que toute autre chose. A l’écoute de cette chanson, obsédante, insinuante, c’est le monde de Caligari, de Mabuse, une mélodie démoniaque qui surgit en s’offrant comme la bande son de toute cette exposition, avec ses monstres ordinaires (Sander) et extraordinaires (Grosz, et autres…).

August Sander, Le peintre Anton Räderscheidt, 1926

Alors à un siècle de distance, nous qui sommes aussi dans nos années 20, qu’entendons-nous dans les tréfonds ? Quelle est la musiquette qui pourrait nous dire quelque chose sur le temps qu’il fait ici, en Europe, aujourd’hui ? Il n’y a plus de Sander avec ses portraits types, mais des millions de « je » qui font des selfies – ce sont aussi le visage des « Hommes du XXI e siècle ». La fascination pour les machines a laissé la place aujourd’hui à celle pour l’intelligence artificielle. L’âge technique qui démultipliait la force mécanique des humains est en train de céder le pas à cette phase où ce sont les compétences computationnelles des humains qui sont remplacées par la machine. Après le corps, l’esprit. A l’anonymat, la standardisation – que l’on célèbre et redoute à la fois dans l’Allemagne de Weimar -, succède aujourd’hui à travers la reconnaissance faciale, l’impossibilité de l’anonymat…On pourrait continuer longtemps ce jeu de miroirs et pousser la réflexion, au double sens du terme, entre ces deux périodes – et notamment sur l’instabilité des genres qui saisit les deux périodes, mais c’est vrai, selon des modalités très différentes. Au-delà, je serais bien curieux de savoir quelle est la chanson du temps, capable de mettre la main et des mots sur « ce qu’il y a dans l’air » aujourdhui…

Thierry Grillet

Centre Pompidou – Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / 11 mai – 5 sept. 2022

YouTube :

Es liegt in der Luft, paroles Marcellus Schiffer, musique Mischa Spoliansk

Es liegt in der Luft / Margo Lion & Oskar Karlweis mit dem Orchester der Revue

Es liegt in der Luft – Marlene Dietrich (Recorded from 1930 – 1939)

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