Du pacifisme au réarmement : une Allemagne toujours suspecte

Quand l’Allemagne traînait les pieds pour s’investir militairement au nom de l’Europe dans les conflits mondiaux, on la critiquait. On critiquait la tiédeur de son engagement au Mali, en Afghanistan, ou ailleurs. On se moquait, il y a peu de temps encore, des fusils d’assaut qui ne tiraient pas droit, et des chars, des navires de guerre ou des avions non opérationnels de la Bundeswehr. C’était en 2018-19. Depuis la Ministre Annegret Kramp-Karrenbauer a cherché à agir pour améliorer la performance de l’armée allemande, pour la rendre efficace, c’est-à-dire capable de défendre le pays (discours du 3 février 2020), en réclamant 4,5 milliards d’Euro, alors que seuls 330 millions avaient été prévus. Cependant pour arriver à doter l’armée allemande de tous les moyens techniques modernes (en particulier des drones), elle avait chiffré à 100 milliards d’Euros ce que l’état allemand devrait investir. Un financement inconcevable à l’époque !

Aujourd’hui il est question à Berlin « d’un tournant historique » (Olaf Scholz) qui doterait effectivement la Bundeswehr d’un fonds spécial de 100 milliards d’Euros pour la réarmer, notamment pour remplacer les vieux avions Tornados par les jets F-35 américains et pour acheter des drones. De plus l’Allemagne prévoirait de dépenser 75 milliards d’Euros par an, c’est-à-dire plus de 2% du produit intérieur brut, pour enfin satisfaire aux exigences de l’OTAN en termes d’investissements militaires. Conséquence : dans les médias français, on commence à entendre ici ou là des voix s’alarmer du réarmement de l’Allemagne après soixante-dix ans de pacifisme. Avec de lourds silences explicites : on est reparti comme en 40 ! Comme Poutine, ceux que tourmentent ces doutes continuent de penser dans les mêmes termes qu’au milieu du vingtième siècle quand les Nazis dominaient l’Europe. Quoi qu’elle fasse, du point de vue français, l’Allemagne est bien souvent suspecte.

La méconnaissance française de la vie politique allemande, en particulier de sa vitalité parlementaire et de l’engagement de ses citoyens

Ce n’est sans doute pas étranger à la germanophobie des tribuns des extrêmes, qu’ils soient de gauche ou de droite qui, dans leur radicalité, ne peuvent ou ne veulent réviser leurs idées préconçues et surannées. Pas étranger non plus à la méconnaissance française de la vie politique allemande, en particulier de sa vitalité parlementaire et de l’engagement de ses citoyens auprès des partis et associations. Cette méconnaissance n’a rien d’étonnant ; car pour suivre la complexité de cette vie politique et ne pas la réduire à quelques effets d’annonce, il faut pouvoir lire la presse allemande, voire suivre les débats au Bundestag et pour cela parler la langue qui n’est plus tant celle de Goethe que celle de Bernhard Schlink, d’Ingeborg Bachmann, de Siegfried Lenz, de Christa Wolf, d’Habermas, de Herta Müller ou de quantité d’autres, dont la pensée a forgé et continue de forger la réflexion politique outre-Rhin. Or le nombre de journalistes français capables de parler allemand se réduit comme peau de chagrin, même sur la fameuse chaîne franco-allemande ARTE France, où quelques mots ou expressions emblématiques comme « Guten Tag » ou « Guten Abend », « Willkommen » ou « Tschüss », répétés quotidiennement, ne suffisent pas à occulter la non-maîtrise de l’allemand et l’incapacité à citer correctement ne serait-ce que le nom d’un journal germanophone.

Car qui peut suivre l’âpreté des débats Outre-Rhin ne peut qu’être confiant dans la démocratie allemande, et se met, en revanche, à considérer avec inquiétude le manque de débats, voire d’intérêt, en France sur des questions touchant à la politique étrangère et à l’Europe. Le système allemand ne présente pas que des avantages, notamment en matière d’efficacité. Mais il faut cesser de tout juger à l’aune du passé !

La mobilisation des Verts

C’est le revirement des Verts allemands qui suscite actuellement les débats les plus animés en Allemagne, à l’intérieur comme à l’extérieur du parti. Le Spiegel du 30 avril 2022 affiche en couverture la Ministre des Affaires Étrangères Annalena Baerbock, le Vice-Chancelier et Ministre fédéral de l’Économie et du Climat Robert Habeck, ainsi que Anton Hofreiter, député et ex-chef du groupe parlementaire des Verts au Bundestag, tous trois revêtus de l’uniforme militaire. Les « Verts » deviennent ainsi les « Verts olive ». Le pacifisme était en effet inscrit dans l’ADN des Verts allemands au même titre que la résistance contre l’énergie nucléaire et le réarmement de l’OTAN dans les années 80.

Or voici qu’ils apparaissent désormais bien plus résolus que le Chancelier social-démocrate Olaf Scholz dans leur volonté de livrer des armes à l’Ukraine, allant jusqu’à inciter vigoureusement ce dernier à sortir de son immobilisme. Et les militants les suivent, alors que le Ministre vert des Affaires Étrangères Joschka Fischer avait été naguère violemment critiqué pour l’aval donné au Chancelier Helmut Kohl dans l’engagement allemand au Kosovo. Tandis qu’Olaf Scholz craint l’escalade vers une troisième guerre mondiale, il est clair pour les Verts allemands que c’est au nom des valeurs européennes qu’il faut aider l’Ukraine à se défendre, et que ne pas réagir à l’invasion russe serait tolérer par avance d’autres invasions de ce type. Il s’agit de ne plus céder à la passivité avec laquelle fut accueillie l’annexion de la Crimée en 2014.

Ce revirement est sans aucun doute à mettre au crédit de Poutine envahissant l’Ukraine le 24 février dernier. Toutefois d’autres que Joschka Fischer l’ont préparé, notamment le Vice-Chancelier Robert Habeck, co-dirigeant du parti avec Annalena Baerbock. Il y a près d’un an, Habeck en visite sur la ligne de front du Donbass, avait déjà affirmé que les Ukrainiens étaient en droit de recevoir des armes défensives, et ce alors que Annalena Baerbock refusait encore toute livraison d’armes. Depuis elle a changé d’avis, puisqu’elle a fortement contribué au revirement du gouvernement allemand décidant récemment, après bien des atermoiements, de livrer aux Ukrainiens des armes offensives : tanks, armes antichar et systèmes Stinger. Baerbock fut la première du gouvernement allemand à condamner fermement l’offensive du pouvoir russe et elle est la première de nouveau, ce 10 mai 2022, à se rendre à Kiev et Boutcha afin d’assurer le Président Zelensky de la solidarité et du soutien militaire de l’Allemagne, ainsi que de son engagement pour que les crimes de guerre soient jugés et punis.

C’est le revirement des Verts allemands qui suscite actuellement les débats les plus animés en Allemagne, à l’intérieur comme à l’extérieur du parti.

Scholz, désormais convaincu qu’il ne suffit plus de livrer des armes défensives, a autorisé, par la bouche de la Ministre de la défense Christine Lambrecht, lors de la conférence sur la souveraineté de l’Ukraine réunissant quarante pays sur la base américaine de Ramstein, le 26 avril dernier, la livraison d’armes « lourdes », en particulier des blindés anti-aériens « Gepard ». D’autres chars, du type « Leopard » pourraient suivre.

Si les Verts durent renoncer, lors de la formation de la première coalition gouvernementale tripartite, le 8 décembre 2021, entre leur parti, le SPD et les Libéraux (FDP), au ministère des finances, revendiqué par Lindner — un ministère qui aurait pu leur permettre d’allouer plus de moyens à la lutte contre le changement climatique —, certains membres de la base considèrent aujourd’hui que les postes occupés par les deux têtes du parti favorisent finalement une action de tout premier ordre en faveur du climat en légitimant doublement, au niveau économique et géopolitique, le recours aux énergies renouvelables, seul moyen de se libérer du chantage russe sur le gaz ou le pétrole. L’économie et la politique étrangère allemandes portent ainsi « clairement la signature de la politique écologique » (Detlef Meyer zu Heringdorf, membre du conseil exécutif de l’Association Nationale des Seniors Verts). Il apparaît donc sous cet éclairage que, loin de perdre leur identité en se résolvant à livrer des armes, les Verts allemands la consolide paradoxalement en l’implantant sur la scène géopolitique, et en l’associant à la lutte contre la prolifération des atteintes au droit international et pour la défense du droit souverain des démocraties.

C’est avec bienveillance qu’il faut observer les évolutions politiques en cours Outre-Rhin…

Françoise Rétif

Professeure émérite de littérature allemande et comparée

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