Le temps qui dessaisit la justice – A propos de l’Eloge de la prescription de Marie Dosé

Jean-Marc Nattier, La Justice châtiant l’Injustice

Le petit livre que vient de publier Marie Dosé, Eloge de la prescription, ne surprendra pas. Cette avocate pénaliste bien connue conteste le recul de la prescription et son discrédit public, faits marquants d’une évolution de la justice pénale en direction des victimes, longtemps reléguées aux marges des procédures et qui en deviennent le centre. On le sait, dans la procédure pénale contemporaine, la prescription est contestée en ce qu’elle offrirait aux auteurs de crimes et délits une échappatoire trop commode, et priverait les victimes d’un accès au tribunal qu’on ne saurait moralement leur retirer.

Ne plus permettre l’oubli

La jurisprudence a depuis longtemps sensiblement réduit le rôle de la prescription, soit en modifiant certaines de ses conditions, soit en remodelant les délits eux-mêmes, de sorte qu’ils puissent plus facilement échapper à l’oubli, qui est le corollaire obligé de la prescription. Certains tribunaux, nous dit Marie Dosé, n’ont pas craint non plus de procéder à des raisonnements dénués de substance juridique mais empreints de morale pour l’écarter à leur convenance. Comme le notait un professeur de droit, la jurisprudence subit la prescription plus qu’elle ne l’accepte1.

Le législateur a, depuis quelques années, emboîté le pas des juridictions, notamment par des règles nouvelles en matière de délinquance sexuelle qui rendent plus difficile d’invoquer la prescription des faits pour échapper aux poursuites. La cause de ce mouvement est bien connue : la société accorde plus d’attention au sort des victimes en général, et en particulier au sort des victimes de la criminalité sexuelle, surtout si elles étaient mineures au moment des faits. Au lieu d’être réservée comme autrefois aux seuls crimes contre l’humanité, l’imprescriptibilité, nous dit Marie Dosé, est devenue une norme inavouée de notre droit pénal ; il y aurait maintenant une course à l’imprescriptibilité, dit-elle aussi – ce qui est bien vu ; la prescription deviendrait l’exception. De fait, en matière pénale, la tendance est à l’accroissement des délais2 ; les points de départ sont définis de façon à en limiter les conséquences pour les victimes, et il n’est plus rare d’entendre contester le principe même de la prescription.

L’auteur met en cause, de façon plus générale, le populisme pénal, avec ces lois de circonstance qui répondent à chaque fait divers : « l’important est de réagir à l’émotion, d’épouser la colère populaire et de faire entendre un « plus jamais ça » que chacun, pourtant, sait parfaitement chimérique ». Ce mouvement de la procédure pénale est d’autant plus marquant, peut-on ajouter, que de façon inverse, le législateur a raccourci la prescription en matière civile, la vieille prescription trentenaire étant souvent remplacée par une prescription quinquennale au nom de la sécurité juridique à préserver. Or cette émotion et le souci des politiques de suivre l’opinion font oublier les justifications traditionnelles des règles sur la prescription pénale. Marie Dosé, pour en regretter l’effacement réforme après réforme, les rappelle à juste titre. Le temps fait tout d’abord dépérir les preuves et, de fait, rend les condamnations impossibles, ce qui entretient les victimes dans une attente qui sera déçue, forcément déçue ; on le constate souvent en matière de délinquance sexuelle. L’auteur des faits peut aussi avoir changé au point qu’il ne rime plus à rien de le condamner, plusieurs décennies après, pour des faits qui ne lui correspondent plus, et surtout qu’il ne saurait répéter contre de nouvelles victimes.

On ne suivra pas Marie Dosé quand elle suggère entre les lignes, avec des illustrations choisies, que le criminel a été assez châtié par le remord d’avoir agi comme il l’a fait, et que la condamnation pénale ne viendrait alors rien ajouter à ce que lui inflige sa conscience. L’argument sent la sacristie. C’est beaucoup accorder à la conscience des criminels, et l’auteur a sans doute un penchant naturel pour la miséricorde. Sur ce point, Marie Dosé ne convainc pas, et notamment quand elle raconte l’histoire de cette aide-soignante obèse qui a su cacher ses huit grossesses et les huit infanticides qui ont suivi. La malheureuse, jusqu’à un certain point, peut mériter la compassion mais la réaction de la cour d’appel qui l’a condamnée peut se comprendre, même s’il lui a fallu écarter la prescription par un raisonnement spécieux.

Il faut la suivre en revanche quand elle pointe une difficulté d’ordre psychologique qui vient du recul constant de la prescription, notamment en matière d’infractions sexuelles. Tant que des poursuites sont légalement possibles, tant que la prescription n’est pas acquise (selon le jargon judiciaire), la victime reste prisonnière de l’épreuve qu’elle a traversée, et sa condition de victime peut finir par la dévorer. L’argument vaut ce qu’il vaut et appellerait nuances et conditions, mais il correspond à ce que disait Samantha Geitner, la victime de Roman Polanski des années 70, que cite Marie Dosé.

Marie Dosé consacre un chapitre à la prescription, non pas de l’action publique, mais à celle des peines, quand un temps trop long a séparé la condamnation de l’exécution de la peine prononcée, dont le coupable est alors dispensé. L’exemple des repentis italiens réfugiés en France et qu’il a parfois été décidé d’extrader est trop particulier pour s’inscrire dans cette contestation du populisme pénal, mais il vaut la peine de noter, comme elle, que leurs crimes auront été punis plus durement que les crimes du régime de Mussolini, pour lesquels une amnistie fut décidée juste après les faits, en juin 1946, par un décret du ministre de la justice italien. Au-delà de la technique juridique et des différences entre les textes applicables, cette inégalité de traitement interroge plus profondément qu’il ne parait. Une société n’est pas toujours lucide quand elle refuse à la prescription ce que la sagesse commande de lui accorder, et la leçon vaut en ce moment pour le droit pénal français.

Des débats qui mettent mal à l’aise

Si l’on est attaché à la sérénité de la justice, les débats actuels sur la prescription laissent mal à l’aise. Ils sont l’occasion de pressions médiatiques sur l’institution judiciaire qui nuisent à la compréhension des faits et à l’équité du procès. Ils sont parfois aussi associés à des théories qui sont à la limite du charlatanisme, notamment celle de l’« amnésie traumatique », popularisée par une psychologue aux méthodes à tout le moins discutables – théories trop fragiles pour être admises par la procédure pénale et figurer parmi les règles de preuve. Marie Dosé le rappelle utilement.

Tout compte fait, les deux seules justifications convaincantes, dans le droit fil de ce que doit être une procédure pénale libérale, c’est d’une part le risque de disparition des preuves, car quand ce risque est trop élevé, le procès n’a plus de sens et ne contentera personne, et d’autre part le fait que le temps fait disparaitre le risque de récidive, c’est-à-dire le risque couru par la société et qui motive l’emprisonnement du coupable. Il n’est dès lors pas anormal, s’agissant de la première raison, que les progrès en matière de police scientifique et de techniques probatoires, notamment les recherches d’ADN autrefois impossibles, conduisent à revoir les règles de prescription. Marie Dosé n’y est pas favorable, mais sa démonstration, au moyen d’anecdotes qui relèvent du roman policier, est un peu courte.

Pour autant, il est regrettable qu’il existe désormais un droit spécial de la criminalité sexuelle, notamment en matière de prescription, qui n’est pas à l’honneur du droit pénal contemporain. Pour un certain nombre d’infractions de ce registre, le procès devient plus un rituel de conjuration que le moyen de la réparation, au mépris de la mesure et de la raison. Ainsi, tout le monde est pour la sanction la plus sévère de la pédophilie, par exemple, mais que faut-il faire de cette réalité que les auteurs de ces actes sont eux-mêmes souvent des enfants dont on a abusé ? Et de celle-ci que la prison est souvent le substitut aux soins psychiatriques… Ah ! Si les choses étaient simples, s’il suffisait d’une forme moderne, judiciaire d’exorcisme ou d’excommunication pour extirper le mal, s’il suffisait de poursuivre jusqu’à la fin des temps. Le propos de Marie Dosé est salutaire.

Stéphan Alamowitch

Stéphan Alamowitch est avocat au Barreau de Paris

Marie Dosé, Eloge de la prescription, Editions de l’Observatoire, septembre 2021, 16€

Notes

Notes
1Bernard Bouloc, Procédure pénale, Dalloz.
2De 20 à 30 ans selon le crime concerné ; 6 ans pour les délits.
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