Les illusions perdues, de Balzac à Giannoli

Venu d’Angoulème, le Jeune Lucien Chardon, Monsieur de Rubempré par sa mère, arrive à Paris, son recueil de poèmes en poche. Le voilà embarqué dans le tourbillon de Paris, délaissant ses ambitions littéraires pour s’adonner au journalisme. Embauché dans le journal périodique libéral « Le corsaire », Lucien devient un fin critique, connu du tout Paris. Les illusions perdues est le cœur de la comédie humaine, le manifeste balzacien par excellence. À l’orée du nouveau monde, durant la Restauration, Balzac jette son personnage dans la fosse aux lions, « entraîné par un courant invincible dans un tourbillon de plaisirs et de travaux faciles». Autrefois rêveur et poète, voilà Lucien devenu marchand de phrases, dans un milieu journalistique où les bonnes et mauvaises critiques se monnayent, où la vérité n’est rien face à l’argent et où les directeurs de théâtre paient pour descendre les pièces des théâtres concurrents. Devenu célèbre, amoureux d’une actrice de boulevard, connu, Lucien finira par connaitre la ruine, jusqu’à la chute finale et le retour dans sa province.

Au nom de la mauvaise foi, de la fausse rumeur et de l’annonce publicitaire, je te baptise journaliste

Alors que le siècle entrait à peine dans l’ère médiatique, pour employer un mot qui viendra bien après, Xavier Giannoli met à l’écran un bal de journalistes ambitieux, d’éditeurs influents et de critiques littéraires malhonnêtes… Un monde dont Balzac voulait dépeindre les folies et les dérives et que Giannoli rapproche avec brio de notre société contemporaine. En côtoyant les bureaux de presse des grands boulevards parisiens, Lucien abandonne ses inspirations littéraires pour le succès mondain et des ambitions de nature sociale. Balzac le montre : le journalisme est un commerce comme un autre, régi par la réclame et les actionnaires. « le journal tient pour vrai tout ce qui est probable ».

Dans Les Illusions Perdues, tout s’achète et tout se vend et la rumeur fait figure d’information. Les journalistes du Corsaire, écrivent des “canards”, mot de l’époque qui est l’ancêtres de nos fake news, afin qu’on parle du journal, que l’audience augmente, que la réclame se vende plus cher… Ce qu’on appelle aujourd’hui la polémique ou le “buzz”.

Journaliste aguerri, Etienne Lousteau accompagne l’entrée du jeune Lucien dans le monde parisien et lui en donne les clefs. Personnage miroir, Lousteau interprété par Vincent Lacoste, est celui qui a abandonné toutes ambitions littéraires pour se vendre à un système dont il profite beaucoup. C’est dans les bureaux où trône Etienne Lousteau, que Xavier Giannoli va balader sa caméra : filmant une effervescence constante, le réalisateur souhaite faire écho au monde d’aujourd’hui. Il filme la naissance du capitalisme, la naissance de la désinformation et la naissance de la publicité toute puissante.

C’est une peinture féroce des dessous du monde de la presse et du spectacle au 19ème, entre soudoiement des journaux, conflits d’intérêts et liens de complaisances divers et variés. Mais chaque élément du roman de Balzac et maintenant du film peut être transposé au 21e siècle : les traits d’esprits deviennent des punchlines, l’évènement est le buzz d’aujourd’hui et les actionnaires sont nos magnats de la presse actuel.

Au 19e siècles, même les applaudissements et les huées s’achètent, et font et défont les carrières. Le réalisateur le dit lui même : «Le roman est un miroir qu’il tend à notre époque : l’obsession du profit, la place centrale de l’argent dans la vie, et ce qu’il y a à sauver humainement de ce monde-là ».

Là où l’ambition commence, les naïfs sentiments cessent

Si Balzac est l’écrivain du regard, Xavier Giannoli est le réalisateur du rythme. Drôle, enlevé, le film nous emporte grâce à sa mise en scène tonique mais qui ne perd jamais le fil de sa narration. Il est toujours risqué de faire un film d’époque : le risque est d’être coincé entre des costumes poussiéreux et un simulacre de cours d’histoire. Dans ce film, il n’en est rien. Giannoli évite tous les écueils du film historique, et nous plonge dans le bouillonnement parisien des années 1820. Rien n’est jamais lourd chez Giannoli et rien ne ne vient se surajouter à Balzac de façon artificielle. Il est impossible par exemple de dissocier les mots de Balzac des phrases et des idées ajoutées par le réalisateur. La grande force du film étant de laisser le spectateur démêler le 19e siècle du 20é siècle. Les clins d’œil à notre époque sont savoureux ( « viendra peut être un temps où un banquier rentrera au gouvernement », formule qui est dans le roman).

Xavier Giannoli en arrive à réinventer une ficelle cinématographique vieille comme le monde : la voix off. Xavier Dolan prête sa voix au narrateur du film, en évitant le piège de la description d’image. L’usage de la voix off permet de faire de Balzac un acteur principal du film, elle va venir expliquer les aspects contextuels, décrire ce qui se passe hors champ et renforcer le coté littéraire du film, afin de mieux plonger le spectateur dans l’univers balzacien.

Dans le rôle de Lucien, on n’aurait pas pu espérer mieux que Benjamin Voisin. En lice pour le césar du meilleur espoir, il rayonne, gueule d’ange à la face sombre, yeux naifs au début puis regard résigné à la fin. L’acteur donne au personnage la grâce et la mélancolie qui sont la marque des personnages balzaciens. Autour de lui, Gérard Depardieu joue le rôle d’un éditeur illettré, et Cécile de France celui d’une jeune baronne esseulée et sensuelle. Xavier Dolan joue le rôle d’ennemi littéraire « préféré », avec un aplomb impressionnant.

La vraie question du film est de savoir s’il est possible dans ce monde de faux semblants de garder le goût de la beauté, « je ne sais même plus si le livre est bon ou mauvais » dira Lucien, tant son opinion est devenue une marchandise qui se vend au plus offrant. La question reste posée, et les termes du débat aujourd’hui ne sont pas si différents.

Kenza Ladouble

Fiche technique du film ici.

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