Le jour où la musique a perdu son innocence

Les nationalistes ne se contentent pas de voler la vie des gens et leur argent. Ils leur volent histoire et culture, qu’ils détournent et détruisent. C’est bien ce qui est arrivé à ma chanson préférée de l’ex-Yougoslavie, Djurdjevdan. Les gens dans la vidéo YouTube ci-dessous ne font pas qu’apprécier une chanson populaire.  Ce sont 250.00 habitants de Belgrade, qui acclament le groupe le plus célèbre de Sarajevo, Bijelo Dugme, qui se souviennent du dernier été de la Yougoslavie, et qui célèbrent un héritage culturel commun. C’est presque comme si cette chanson sur la fête du printemps, Djurdjevdan, leur faisait oublier le long hiver froid et sanglant qui a suivi ce dernier été yougoslave.

Probablement la chanson la plus célèbre de Yougoslavie

Cette chanson a été rendue célèbre par Bijelo Dugme et son leader et compositeur de l’époque, Goran Bregović, qui aurait écrit les paroles en serbo-croate de la chanson rom traditionnelle Ederlezi1. Cette version est apparue pour la première fois en 1988 dans le film « Dom za vešanje/ « Le temps des gitans » (le titre français n’a rien à voir avec l’original) d’Emir Kusturica. C’est l’un de ses meilleurs films, qui le place dans la ligue des plus grands réalisateurs européens de son époque. La chanson est probablement devenue le plus grand succès de l’histoire de la musique yougoslave. C’était avant que Kusturica, originellement bosniaque, ne devienne un peu fou et ne se transforme en un ardent nationaliste serbe, créant même une série de villages serbes « traditionnels » dans un style Disneyland-des-Balkans.

Quelqu’un d’autre a détourné la chanson ces dernières années, et dans des conditions bien plus dramatiques que ce qu’avait fait Kusturica. Il s’agit de la veuve d’un violeur, d’un assassin, d’un agresseur, d’un criminel de guerre, d’un voleur et d’un gangster, considéré pourtant par beaucoup comme un héros national – Željko Ražnatović qui se faisait appeler Arkan et qui était commandant de l’unité paramilitaire Srpska Dobrovoljačka Garda. Avec ses miliciens, il est notamment accusé d’avoir massacré 100 patients à l’hôpital de Vukovar. Ses exploits l’ont rendu si populaire auprès de nombreux Serbes que son mariage, en 1995, avec la chanteuse Ceca fut diffusé à la télévision serbe. Arkan fut abattu à Belgrade en 2000, ce qui a rendu sa veuve Ceca encore plus célèbre qu’auparavant, et elle est depuis devenue une icône des nationalistes serbes.

L’héritage d’un assassin

Lors de certains de ses concerts, elle fait monter sur scène ses enfants et ceux d’Arkan, les exhibant, ravivant ainsi la mémoire et l’héritage de son défunt mari. À ces occasions, son fils fait le salut serbe, le tri prsta (les trois doigts). C’est le même signe que l’on voit dans la vidéo de Ceca ci-dessus. C’est le signe des nationalistes serbes. Si Ceca est populaires chez les nationalistes serbes, sa base de fans s’est apparemment étendue au-delà. D’une manière ou d’une autre, elle semble réussir à satisfaire ses fans nationalistes sans s’aliéner les autres, et elle veille à ne pas franchir certaines limites. Ceca donne régulièrement des concerts dans toute l’Europe et s’est même produite en Australie.

Succès et danger

Djurdjevdan est devenue l’une des chansons les plus populaires de Ceca et lui rapporte beaucoup d’argent. Nombre de ses jeunes fans n’ont aucune idée qu’il s’agit d’une chanson traditionnelle rom et croient qu’il s’agit de musique serbe traditionnelle ou de turbo-folk.  Après avoir été un symbole du dernier été de la Yougoslavie, Djurdjevdan est devenue une chanson de l’ultra-droite serbe célébrant ce qu’elle croit être son identité nationale. On pourrait appeler cela de l’ironie tragique. Cela ne s’appelle pas une coïncidence.

Son homologue croate, Marko Perković « Thompson », va encore plus loin : ses concerts sont généralement des points de ralliement pour les néonazis d’Europe – si tant est qu’il soit autorisé à en organiser. Les autorités ont interdit plusieurs concerts en Autriche, en Suisse, aux Pays-Bas et en Allemagne.

La stratégie de Ceca est plus fine et plus fructueuse, et pas seulement en termes économiques. En s’abstenant d’être trop ouvertement fasciste, elle s’assure que son programme politique touche bien plus de gens que les nationalistes purs et durs auxquels le dénommé Thompson peut généralement s’adresser.

Le mythe des origines

De nombreux sites serbes donnent une autre version de l’origine de la chanson Djurdjevdan. Pour eux, la chanson a été créée spontanément lorsque les Serbes de Sarajevo furent déportés en train vers le camp de concentration Ustaše de Jasenovac en Croatie – ce qui s’est effectivement produit le 6 mai 1942 ; Goran Bregović aurait écrit un nouvel arrangement de la chanson 40 ans plus tard en mémoire des quelque 3.000 Serbes déportés ce jour-là.

À l’exception du fait que plusieurs milliers de Serbes ont bien été déportés à Jasenovac à cette date, tout le reste est presque certainement de la fiction. Vous ne trouverez cette histoire que sur les sites et blogs nationalistes serbes. L’article sur ce blog dont le lien figure à cet endroit est d’ailleurs un très bon exemple de la façon dont le nationalisme et la religion sont indissociables dans les Balkans (A slow Acting Poison).

Pas l’histoire la plus probable jamais entendue

Il semble bien peu probable que des personnes entassées dans des wagons de marchandises qui les emmenaient vers une mort certaine à Jasenovac aient pu imaginer des paroles de chanson.

Il aurait fallu qu’il y eût dans le train quelqu’un doté de crayon et de papier pour écrire de nouvelles paroles, dans un wagon surpeuplé, au milieu du bruit, dans une ambiance de chaos. D’une manière ou d’une autre, paroles et musique auraient été sorties clandestinement du camp de concentration, ou alors elles auraient été si bien cachées qu’on ne les aurait découvertes qu’après la libération du camp – camp que les gardes avaient en grande partie détruit dans les jours précédant l’arrivée des Partisans. Et comme par miracle, la chanson aurait été oubliée pendant une quarantaine d’années pour réapparaître dans un film qui n’avait rien à voir avec l’incident en question.

Quel contraste avec l’histoire des chansons que les victimes des camps de concentration ont écrites et qui ont survécu à la guerre. Dans chacun de ces rares cas, les circonstances qui ont conduit à la création de la chanson sont connues ainsi que les noms de ceux qui en ont écrit la musique et les paroles. Et l’héritage de ces chansons de résistance a été sauvegardé par une tradition ininterrompue au fil des décennies, par les interprétations publiques qu’en ont données les survivants et leurs enfants, des artistes, des syndicalistes, des antifascistes…  « Dachaulied » de Jura Soyfer est probablement la plus célèbre de ces chansons.

Une chanson à l’histoire comparable est « Zog nit keyn mol » ou « le Chant des partisans » qui allait devenir l’hymne de nombreux partisans juifs d’Europe de l’Est.  Dans ce cas également, les origines de la chanson remontent à Hirsch Glik, qui en écrivit les paroles alors qu’il était enfermé dans le ghetto de Vilnius en 1943, à la nouvelle du soulèvement héroïque du ghetto de Varsovie. Le fait que les partisans juifs l’aient adoptée la même année est un fait avéré.

(Une version inattendue : Paul Robeson, Zot Nit Keynmol)

Se défier des nationalistes

Je ne sais pas si la chanteuse Ceca croit à la mythologie nationaliste associée à l’une de ses chansons les plus populaires. Non que cela fasse vraiment une différence. Le fait est qu’une chanson qui, autrefois, défendait au moins implicitement la conviction que les ethnies n’avaient pas d’importance a été détournée, volée. Elle a perdu son innocence. Je parlerais de viol de la culture populaire yougoslave, si cela ne dépréciait les milliers de femmes qui ont été violées pendant cette horrible guerre. Je choisis plutôt de suivre l’avis de nombreux Bosniaques, Serbes et Croates que je connais. Il ne faut pas laisser cette Ceca et ses semblables nous voler notre chanson préférée. Il ne faut pas  la laisser, elle et d’autres, transformer ce qui est pour beaucoup le souvenir du dernier été de la Yougoslavie ou simplement une très belle chanson en un symbole d’agression et de haine. Il faut la chanter avec le sentiment du défi.

Christoph Baumgarten

Christoph Baumgarten est un journaliste autrichien qui a travaillé pour la radio et la télévision publiques et qui travaille aujourd’hui sur des questions liées aux syndicats. Ces dernières années, il a beaucoup voyagé en ex-Yougoslavie, et gère le site Balkan Stories (https://balkanstories.net), son blog journalistique personnel.

Notes

Notes
1Nom sous lequel elle reste plus connue en France.
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