Paris dans les Carnets d’Albert Camus

Le mythe est tenace : l’écrivain inconnu, au seuil de la renommée internationale, ignore encore que les feuillets éparpillés sur sa table de travail vont se muer en un petit miracle —un premier roman publié, un passeport pour la gloire. Cet homme, c’est Albert Camus, qui entre mars et mai de 1940 achève le premier brouillon d’un roman qui s’intitule déjà L’Étranger. À quelques semaines de la débâcle, un calme étrange règne sur la capitale inquiète. Si Paris a beaucoup changé depuis 1940, il est encore possible de retrouver certains lieux fréquentés par l’écrivain et signalés par quelques spécialistes, de mettre ses pas dans ceux de Camus et de s’approcher au plus près d’un grand moment de création artistique.

C’est dans la solitude d’une chambre d’hôtel, à Montmartre, que Camus termine le premier brouillon de son roman. L’ancien hôtel du Poirier borde la rue Ravignan, dans les hauteurs de la butte — l’air y est plus respirable, ce qui convient sans doute au jeune écrivain affecté par une tuberculose chronique. Aujourd’hui, l’endroit n’a rien perdu de son charme si pittoresque : devant des escaliers étagés en terrasse, sur le flanc d’une place pavée ornée d’une fontaine Wallace, le modeste hôtel fait face au Bateau-Lavoir, cette bâtisse de bric et de broc qui abrite alors une cité d’artistes. C’est dans ce navire amiral du modernisme que Picasso a peint ses Demoiselles d’Avignon en 1907. Si la gloire du Bateau-Lavoir a quelque peu décliné après la guerre, il en émane encore en 1940 une certaine aura bohème. Couronnée par l’énorme basilique du Sacré-Cœur, la butte Montmartre abrite alors un petit monde interlope de souteneurs et de voyous, d’anarchistes et de poètes, qui contribue à sa légende. Loin des quartiers d’affaires, le Montmartre de 1940 est pour ainsi dire un village dans la ville, où peintres et écrivains peuvent encore vivre pour trois fois rien.

Si Camus est malheureux à Montmartre, son état s’avère propice à la création.  Le jeune homme se sent loin de son Algérie natale quand, quittant chaque jour la rue du Louvre et les locaux de Paris-Soir, il prend le métro jusqu’à la station Abbesses ; là, un ascenseur bondé l’ayant extrait des profondeurs du métro, il doit encore remonter la colline sur des pavés rendus glissants par les pluies de mars.

Dans les premières entrées parisiennes de ses carnets, on le voit tourner autour du titre à venir :

« Que signifie ce réveil soudain – dans cette chambre obscure – avec les bruits d’une ville tout à coup étrangère ? Et tout m’est étranger, tout, sans un être à moi, sans un lieu où refermer cette plaie. Que fais-je ici, à quoi riment ces gestes, ces sourires ? Je ne suis pas d’ici – pas d’ailleurs non plus. Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon cœur ne trouve plus d’appuis ».

Et il ajoute cette phrase essentielle : « Étranger, qui peut savoir ce que ce mot veut dire. » L’étranger, c’est à la fois le ressortissant d’un autre pays, le marginal, et le voyageur de passage. L’entrée suivante de son carnet, où il décrit sa réaction face à un désespoir qui semble si favorable à son écriture, reprend ce même terme aussi puissant qu’ambivalent : « Étranger, avouer que tout m’est étranger. Maintenant que tout est net, attendre et ne rien épargner. Travailler du moins de manière à parfaire à la fois le silence et la création. Tout le reste, tout le reste, quoi qu’il advienne, est indifférent. »

Accablé par ce désespoir singulier que fait naître la solitude dans une ville inconnue, il s’en trouve inspiré comme tant d’autres écrivains avant lui : « D’où vient que savoir rester seul à Paris un an dans une chambre pauvre apprend plus à l’homme que cent salons littéraires et quarante ans d’expérience de la “vie parisienne ?” » Il n’a que sa chambre obscure et dépouillée, une table où écrire, et un emploi qui lui rapporte 3 000 francs mensuels pour cinq heures de travail par jour, tout cela dans une ville qu’il connaît à peine.

Son travail à Paris-Soir, qui ne l’intéresse guère, consiste à mettre en page et à composer les éléments de la « quatrième » du journal ; avec ses articles minuscules, entassés dans des cases de diverses tailles ayant chacune son style et sa typographie, cette page de « Dernières nouvelles » ressemble fort à un puzzle. Qu’il effectue son service de jour ou de nuit, il rentre ensuite à Montmartre et reprend le fil de son récit à l’endroit précis où il l’avait interrompu. De sa table de travail, il observe autour de lui les vies les plus ordinaires et les plus tragiques. Un jour, une femme qui habite l’étage au-dessus se jette par la fenêtre et atterrit dans la cour intérieure de l’hôtel, le front ouvert. Camus rapporte son dernier mot : « Enfin ! » Il décrit dans ses carnets les arbres noirs dans le ciel gris et les pigeons couleur de ciel, ou Paris vu du haut de la Butte, « comme une monstrueuse buée sous la pluie ». Il y parle du christianisme en France et de son influence marquée sur les arts et les mentalités. Il évoque les Halles, leurs cafés aux vitrines embrumées à travers lesquelles il observe les vendeurs et les convoyeurs qui sirotent leur café-calva du matin. La rue du Louvre, où se trouvent les locaux de Paris-Soir, borde au nord ce quartier des Halles que Zola nommait « le ventre de Paris ». En le traversant pour se rendre à son travail, Camus songe parfois à Belcourt, le quartier ouvrier d’Alger où il a passé son enfance.

Dans son hôtel solitaire, entre mars et mai de 1940, Camus termine le premier brouillon de L’Étranger. Le manuscrit compte quelque 30 000 mots. Le narrateur, Meursault, se rend à la plage avec sa petite amie ; il l’emmène voir un film de Fernandel ; il rédige une lettre pour son voisin Raymond, un drôle de type ; il tue un Arabe sur une plage ; il est jugé et condamné à mort. Dans sa cellule, alors qu’il attend son exécution, il comprend enfin « la tendre indifférence du monde ». Pour créer Meursault, Camus s’est inspiré des plages et du soleil aveuglant d’Algérie, ce pays qu’il vient de quitter, mais aussi du détachement bienveillant de Paris, cette ville qui lui apparaît à la fois surpeuplée et vide, et où « [s]on cœur ne trouve plus d’appuis ».

Le roman terminé, Camus écrit à Francine Faure, la fiancée qu’il a laissée derrière lui à Oran. Il est surpris de la facilité avec laquelle il vient d’écrire son livre ; sa première tentative romanesque, La Mort heureuse, lui avait demandé plusieurs années avant de finir dans un tiroir. Cette fois, il s’est passé quelque chose de presque magique, comme si L’Étranger était déjà tout tracé en lui. Peinant à évaluer ce qu’il vient d’écrire, il oscille entre désespoir et intense fierté : « J’imagine cependant que le lecteur de ce manuscrit sera au moins aussi fatigué que moi et je ne sais pas si la continuelle tension qu’on y sent ne découragera pas beaucoup d’esprits. Mais la question n’est pas là. J’ai voulu cette tension et je me suis employé à la rendre. Je sais qu’elle y est. Je ne sais pas si cela est beau. »Il est prêt à s’accorder une récompense, un répit après la tension continuelle qui a nourri son récit. Le 4 juin 1940, avec ce que lui ont rapporté ses quelques semaines de travail à Paris-Soir, il rassemble les feuillets de son manuscrit et quitte enfin le miteux hôtel du Poirier pour descendre à l’hôtel Madison, établissement plus respectable situé dans le quartier des éditeurs. Les Allemands ne prendront Paris que dix jours plus tard, mais leur arrivée ne fait plus aucun doute. Déjà l’exode commence. On peut se demander si le métro circulait normalement ce jour-là, voire s’étonner que Camus ait pu faire le trajet entre la butte Montmartre et le boulevard Saint-Germain, sur l’autre rive de la Seine. Une fois installé au Madison, il peut observer de sa fenêtre le plus gros déplacement de masse dans l’histoire du pays — de larges files d’automobiles, de carrioles et de bicyclettes remontant le boulevard Saint-Germain pour se diriger ensuite vers la place de l’Odéon, avant de prendre au sud vers la porte d’Italie.

Le voyage de Camus lui-même pendant quatre années d’occupation ennemie vient de commencer. Il suit Paris-Soir à Clermont-Ferrand, puis à Lyon, où il épouse sa fiancée Francine ; peu de temps après, le journal lui donne son congé. De retour en Algérie avec Francine, il adresse son manuscrit à plusieurs lecteurs de confiance. Au printemps de 1942, alors que Gallimard s’apprête à publier son livre, Camus fait une rechute presque mortelle de tuberculose, cette maladie qu’il a contractée à l’adolescence. Il lui faudra attendre plusieurs mois avant de tenir en main le premier exemplaire de son roman. Toujours souffrant, il obtient enfin des autorités algériennes, dans le courant de l’été, l’autorisation de repartir en métropole pour se faire soigner dans le Massif central.

La semaine où les Alliés débarquent en Afrique du Nord, Camus se retrouve tout seul dans une pension de montagne. Loin de sa femme et de sa famille, sans même pouvoir leur écrire dans un territoire passé sous contrôle allié, il se voit confronté à une solitude peut-être plus grande encore qu’au mois de juin 1940. Elle ne durera pas : il monte s’installer à Paris, s’engage dans la Résistance et se livre aux activités où il excelle — écrire, créer un journal avec une équipe courageuse et dévouée. Quand Paris est enfin libéré, en août 1944, Camus est le rédacteur en chef de Combat, journal né d’un mouvement de résistance, et beaucoup voient en lui la conscience morale d’un pays tout juste libéré. Combat s’installe dans de nouveaux locaux, au n° 100 de la rue Réaumur — à l’endroit même où, quelques jours plus tôt, était fabriqué le quotidien allemand Pariser Zeitung. Camus rédige chaque jour l’éditorial de Combat — le premier d’entre eux, dont il donnera lecture à la radio nationale, décrit un Paris « libéré de sa honte ». Camus a alors trente ans. Au seuil d’une carrière que viendra couronner le prix Nobel de littérature, il ne fera plus jamais l’expérience de la solitude et de l’angoisse vécues à Montmartre pendant quelques semaines. Et, même une fois devenu l’un des hommes les plus célèbres de Paris, il continuera de porter sur cette ville le regard d’un étranger.

Alice Kaplan

Article paru en septembre, en version anglaise, aux États Unis dans la Paris Review Daily.

Lieux à visiter, trajet commenté :

Place Émile-Goudeau/rue Ravignan, métro Abbesses, Montmartre. On peut aujourd’hui réserver une chambre dans l’hôtel où Camus a terminé L’Étranger, au 16 rue Ravignan, place Émile-Goudeau. InbeauParis, VRBO. https://www.vrbo.com/27917

Le Relais de la Butte, 12 rue Ravignan. Situé juste en dessous de la place Émile-Goudeau, ce café borde une place pavée offrant une vue plongeante sur Paris. Les habitants du quartier lui préfèrent le Saint-Jean, au 16 de la rue des Abbesses, un peu plus bas, mais s’accordent à dire que le Relais jouit d’un emplacement exceptionnel et n’a rien d’un piège à touristes.

Le 37, rue du Louvre. Anciens locaux de Paris-Soir avant la guerre, puis du Figaro. Avec ses neuf étages de métal et de pierre, cet immeuble Art Déco était l’un des fleurons du quartier de la presse.  S’il n’abrite plus de journal depuis 2005, il n’a rien perdu de son aura de l’époque : http://lafabriquedeparis.blogspot.no/2011/09/37-rue-du-louvre-le-vaisseau-amiral-de.html

Les Halles. Inutile de s’attarder sur le centre commercial qui a remplacé les pavillons de Baltard dans les années 1970, et qui vient d’être entièrement reconstruit — la première version ayant été un échec aussi bien esthétique que commercial. Pour le promeneur attentif, le quartier comporte cependant de nombreux vestiges des Halles populaires de l’époque  — par exemple Dehillerin, au 18-20 de la rue Coquillière, spécialiste d’articles de cuisine dont les vitrines regorgent de casseroles et de poêles en cuivre ; Au Pied de Cochon, au 6 de la rue Coquillière, capitale mondiale de la soupe à l’oignon — devenu un repaire à touristes, le restaurant a toutefois conservé son décor typique ; enfin quelques minuscules restaurants de la rue Montorgueil, comme Adrienne/Chez La Vieille, à l’angle des rues Bailleul et de L’Arbre Sec, où venaient jadis se restaurer les forts des Halles.

Le 100, rue Réaumur. L’immeuble a abrité le Pariser Zeitung en 1941, puis Combat en 1944. À la Libération, il a accueilli plusieurs quotidiens (Combat, Franc-Tireur, Défense de la France) et hebdomadaires (France Dimanche, Volontés, Libertés). Les journalistes disposaient d’un bar sur le toit-terrasse, Le Bar du Septième, tandis que les imprimeurs avaient le leur au sous-sol, affectueusement baptisé Le Sordide. Si l’immeuble a conservé sa façade des années 1940, il n’abrite plus ni rédactions ni imprimeries.

L’Hôtel Madison, 143 boulevard Saint-Germain. Au cœur même de Saint-Germain-des-Prés, juste en face de l’église. Dans cet hôtel quatre étoiles, une chambre se loue actuellement entre 200 et 300 euros la nuit.

Le Café de Flore, 172 boulevard Saint-Germain. Le café favori des existentialistes — Sartre et Beauvoir venaient y travailler sous l’Occupation, la salle étant bien mieux chauffée que leur glaciale chambre d’hôtel. (Quand il connut son heure de gloire, les habitués allaient « à Flore » et non « au Flore ».) Aujourd’hui, les écrivains préfèrent s’installer sur les banquettes en cuir du premier étage, devant des fenêtres joliment fleuries. S’il a perdu sa jeune clientèle d’autrefois et n’est plus vraiment un café à la mode, le Flore jouit toujours d’un emplacement exceptionnel d’où l’on peut voir et être vu à son aise.

Les éditions Gallimard, 5 rue Gaston-Gallimard. Fondée au début du XXe siècle, maison d’édition qui a publié de nombreux classiques modernes, dont Camus — qui y travaillait également comme éditeur. La rue, anciennement Sébastien-Bottin, a été rebaptisée à l’occasion du centenaire de la maison. Les bureaux ne sont pas ouverts au public, mais on pourra boire un verre juste à côté, à la terrasse de l’Hôtel Montalembert, et guetter le passage de quelques auteurs en vue.

Café-restaurant Le Hoggar, 67 rue Monsieur-le-Prince. Le couscous préféré de Camus, ouvert dans les années 1930 par l’un des premiers partisans de l’indépendance algérienne, proche de Messali Hadj. Il a servi de quartier général à divers responsables politiques pendant la guerre d’Algérie. On peut admirer sur une carte postale de l’époque les mosaïques ouvragées et la fontaine de son patio mauresque. En lieu et place de l’ancien restaurant, on trouvera aujourd’hui le cinéma Les Trois Luxembourg, le premier complexe cinématographique de la capitale. Carte postale représentant le patio du café-restaurant Le Hoggar, 67 rue Monsieur le Prince 6ème arrondissement.

A lire 

Alice Kaplan, En quête de « l’Étranger », trad. fr. Patrick Hersant, Paris, Gallimard, 2016.

Albert Camus, Carnets 1935-1948, dans les Œuvres complètes II, 1944-1948, éd. Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, et bien sûr Albert Camus, L’Étranger, Paris, Gallimard, 1942, rééd. collection Folio, 1972.

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