Ingeborg Bachmann (1926-1973) : “Qui sait quand ils tracèrent les frontières du pays…”

Qui sait quand ils tracèrent les frontières du pays
et autour des pins les barbelés de fer ?1

Il n’y a pas pléthore de poétesses de langue allemande. Ingeborg Bachmann est sans doute la plus connue, célébrée dans le monde entier ; seule la France renâcle à lui rendre l’hommage qui devrait lui revenir. Si la parution, dans la collection « Poésie » Gallimard, de l’édition sans équivalent, même dans le monde germanique, d’un choix par définition non exhaustif, mais très abondant de poèmes, tente de pallier ce traitement français pour le moins surprenant, on constate que l’écho médiatique, en France, n’est pas au rendez-vous. L’anthologie a pour but de révéler plus intimement l’œuvre lyrique et son auteure, dans la vérité et l’acuité de sa démarche. La production y est présentée dans sa continuité, des premiers poèmes composés par la jeune fille de seize ou dix-huit ans, inédits en français, et pour un certain nombre en allemand aussi, aux esquisses tardives publiées seulement en 2000 à titre posthume.

Certes, rien n’est moins médiatique que la poésie qui ne livre pas instantanément de message simple et univoque. Pourtant l’œuvre, écrite entre 1942 et 1967, offre un certain nombre de pistes de lecture en phase avec l’actualité ou en rapport avec Paris, ou bien encore l’Italie à laquelle presque tout un recueil, Invocation de la Grande Ourse (1956), est consacré. Ingeborg Bachmann fut en effet une Européenne de la première heure : son Doctorat à peine en poche, elle se rendit dès 1950 à Paris, et elle quitta en 1953 l’Autriche pour aller s’installer en Italie. Elle ne cessa durant toute sa vie de changer de lieu de résidence. La défaite de son pays et de l’Allemagne, elle l’avait ressentie comme une véritable libération, libération d’un système oppressif, totalitaire et fasciste qui, par-delà les crimes perpétrés contre les Juifs et les peuples ennemis, emprisonnait ses propres citoyens non seulement dans une aire géographique mais aussi dans des rôles imposés : la jeune Ingeborg est entrée en résistance en quelque sorte dès son adolescence en renonçant à entreprendre des études dans un pays gouverné par les nazis, comme en témoigne le Journal de guerre resté longtemps inédit. Elle écrit en 1944 : « Non, j’en suis sûre, je n’étudierai plus dans ce pays, plus durant cette guerre. […] ».

Mais en juin 1945, lorsque les Anglais entrent victorieux en Carinthie et qu’elle fait la connaissance d’un soldat de l’armée britannique, Jack Hamesh, juif d’origine autrichienne, né à Vienne en 1920, mais qui avait réussi à fuir vers l’Angleterre au dernier moment, en 1938, le ton change :

« C’est le plus bel été de ma vie, et si je deviens un jour centenaire — cela restera le plus printemps et été de ma vie. Tous disent : la paix ne change pas grand-chose. Mais pour moi, la paix, c’est la paix ! Les gens sont tous terriblement bêtes ; s’attendaient-ils donc, après une telle catastrophe, à ce qu’advienne du jour au lendemain le pays de Cocagne ! Que les Anglais n’aient rien d’autre en tête que de nous faire mener la vie de château ? Mon Dieu, qui aurait pu espérer seulement survivre, il y a quelques mois ! Je me rends à nouveau tousles jours sur la Goria, seule et pour rêver, pour rêver merveilleusement ! J’étudierai, je travaillerai, j’écrirai ! Je vis, oui, je vis. O Dieu, être libre et vivre, même sans chaussures, sans tartine beurrée, sans bas, sans… allons donc, c’est une époque magnifique »2.

Ingebord Bachmann
photo I.B. Spiegelbild

Passer les frontières

Ingeborg Bachmann fut une passeuse de frontières ­—­ frontières géographiques et frontières linguistiques, celles des langues mais aussi celles inhérentes à toute langue — et le lecteur de l’anthologie l’accompagne dans son combat contre les frontières et contre la guerre, et contre l’idéologie s’employant toujours à accroître leur funeste complémentarité. En effet, comme le remarqua très vite la poétesse autrichienne, « les figures contemporaines du fascisme »3 ne sont pas parties en fumée en même temps qu’Hitler et son bunker. Il est évident pour Bachmann que la poésie est et doit être engagement, par le message qu’elle véhicule et aussi intrinsèquement, en utilisant une autre langue, loin de la langue « des escrocs », nous dirions aujourd’hui plutôt : loin du langage médiatique… Nombreux sont les poèmes qui attestent cette quête d’un autre langage dans le but de « Faire qu’une seule phrase soit tenable,/la maintenir dans le tintamarre des mots./Nul n’écrit cette phrase/qui n’y souscrit (En vérité, p 427). Le poème Vous, les mots4, dédié à une autre grande poétesse, juive, de langue allemande est en un exemple :

Vous, les mots

Pour Nelly Sachs, l’amie, la poète,
avec vénération

Vous, les mots, allons, suivez-moi !,
et quand bien même nous serions plus loin,
trop loin allés, nous irons plus loin
encore, jamais vers une fin.

Pas d’éclaircie en vue.

Le mot
n’entraînera que
d’autres mots derrière soi,
la phrase l’autre phrase.
Ainsi le monde voudrait,
définitif,
s’imposer,
être déjà dit.
Ne le dites pas.

Mots, suivez-moi,
que ne devienne pas définitif
— pas cette avidité de mots,
pas la sentence après la contradiction !

Ne laissez parler
un moment à présent
aucun des sentiments,
faites que le cœur, ce muscle
s’exerce autrement.

Faites, dis-je, faites.

Qu’à l’oreille suprême ne soit pas,
rien, dis-je, murmuré,
face à la mort ne cherche pas,
laisse, et suis-moi, ni doux,
ni amer,
ni réconfortant,
sans réconfort,ne désignant pas,
mais pas non plus sans signe –

Et surtout pas cela : l’image
dans un tissu de poussière, roulement vide
de syllabes, mots de mort.

Ne soufflez mot de mort,
vous, les mots !

Klagenfurt, la ville de Robert Musil

Ingeborg Bachmann naquit en 1926, à Klagenfurt, la ville de Robert Musil, dans la région la plus méridionale de l’Autriche, la Carinthie, aux confins de l’Italie et de la Slovénie, à la frontière de trois pays: « J’ai passé ma jeunesse en Carinthie, dans le Sud, à la frontière, dans une vallée qui porte deux noms, un nom allemand et un nom slovène. Et la maison, dans laquelle mes ancêtres avaient vécu pendant des générations, des Autrichiens et des Slovènes, porte aujourd’hui encore un nom à la résonance étrangère. Ainsi une frontière touche-t-elle à une autre frontière : la frontière de la langue – et j’étais chez moi de l’un et l’autre côté, avec les histoires de bons et mauvais esprits de deux ou trois pays ; car, au-delà des montagnes, à une heure de marche, c’est déjà l’Italie », écrit-elle dans un fragment de biographie5.

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Robert Musil

Ce hasard biographique et géographique, Ingeborg Bachmann en a fait l’une des thématiques centrales de son œuvre : la topographie réelle est à l’origine d’une géographie imaginaire structurant une pensée philosophique et poétologique en décalage radical par rapport à l’histoire et la réalité de cette région natale qui fut bien loin de tirer partie de sa position géographique pour illustrer la coexistence pacifique des peuples que prétendait incarner jusqu’au début du XXe siècle l’empire austro-hongrois. La Carinthie n’étant pas peuplée uniquement de germanophones, mais aussi de nombreux Slovènes, comme l’attestent encore aujourd’hui les cartes routières en deux langues de ces régions frontalières, les germanophones véhiculèrent des idées nationalistes, anti-slaves et anti-juives, et en 1919, quand l’Autriche-Hongrie fut démembrée, le parlement de Carinthie demanda le rattachement à l’Allemagne, ce qui eut pour conséquence de provoquer l’intervention de l’armée yougoslave qui occupa les régions slovènes et se battit contre la garde nationale carinthienne jusqu’en 1920 ; c’est ainsi que la Première Guerre mondiale dura dans cette région plus longtemps qu’ailleurs… Et la trêve fut de courte durée car si, lors du referendum de 1920, les régions slovénophones décidèrent de rester au sein d’une Carinthie autrichienne ayant pris l’engagement de mettre en place leur langue dans l’enseignement, entre 1938 et 1945 les Slovènes furent sévèrement persécutés par les nazis et aujourd’hui encore le bilinguisme ne va pas de soi… Bref, la Carinthie  région frontalière est et fut toujours une forteresse nationaliste, voire ultranationaliste et Bachmann prit conscience très tôt de l’hypocrisie du « mythe habsbourgeois »6, ce que ne l’empêcha pas de rester malgré tout attachée à l’idée qu’avait prétendu pouvoir représenter la Maison d’Autriche.

C’est pourquoi elle transformera le mythe en utopie en le transposant de la Carinthie, trop marquée par une idéologie funeste, à la Bohême, région slave, devenant, dans le monde imaginaire bachmannien qui mêle Shakespeare, Heidegger et tout un héritage littéraire allemand, l’archétype d’un monde où les frontières relient plus qu’elles ne séparent : fluides, poreuses, perméables, elles sont le lieu de la rencontre, du partage, à la fois ligne de démarcation et de participation, ainsi que l’exprime le verbe allemand « grenzen » qui n’a pas d’équivalent en français et signifie littéralement « avoir une frontière commune », « être tendu vers », verbe autour duquel est construit le poème favori de la poétesse autrichienne, La Bohême est au bord de la mer7, écrit en 1964 :

La Bohême est au bord de la mer

Si les maisons par ici sont vertes, je peux encore entrer dans une maison.
Si les ponts ici sont intacts, je marche sur un bon fond.
Si peine d’amour est à jamais perdue, je la perds ici de bon gré.

Si ce n’est pas moi, c’est quelqu’un qui vaut autant que moi.

Si un mot ici touche à  mes frontières, je le laisse y toucher.
Si la Bohême est encore au bord de la mer, de nouveau je crois aux mers.
Et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.

Si c’est moi, c’est tout un chacun, qui est autant que moi.
Je ne veux plus rien pour moi. Je veux toucher au  fond.

Au fond, c’est-à-dire en la mer, je retrouverai la Bohême.
Ayant touché le fond, je m’éveille paisiblement.
Ressurgissant du fond je sais maintenant et plus rien ne me perd.

Venez à moi, vous tous Bohémiens, navigateurs, filles des ports et navires
jamais ancrés. Ne voulez-vous pas être bohémiens, vous tous, Illyriens, Véronais
et Vénitiens ? Jouez ces comédies qui font rire

Et qui sont à pleurer. Et trompez-vous cent fois,
comme je me trompais et ne surmontais jamais les épreuves,
et pourtant les ai surmontées, chaque fois de nouveau.

Comme les surmonta la Bohême, et un beau jour
reçut la grâce d’aller à la mer, et maintenant se trouve au bord.

Je touche encore aux frontières d’un mot et d’un autre pays,
je touche, fût-ce si peu, toujours plus à toutes les frontières,

un Bohémien, un nomade, qui n’a rien, que rien ne retient,
n’ayant pour seul don, depuis la mer, la mer contestée,
que de voir la terre de mon choix.

Ce poème qui instaure un monde autre, à la fois littéraire, social et philosophique, où tout touche à tout — le même à l’autre, l’être au mot, le mot à l’être, la mort à la vie — et met en scène de façon géniale les mots eux-mêmes qui, rendus à l’espace, entrelacés autour de deux radicaux (grenz et grund) surgissent et resurgissent semblables et différents tout au long du texte en tressant peu à peu le continuum qu’ils décrivent — ce poème fruit d’un génie arrivé à maturité est l’aboutissement de thématiques, de problématiques, voire d’obsessions dont on trouve des témoignages dès le début de l’œuvre, dans des textes écrits très tôt comme par exemple le poème Comment m’appeler8 qui énonce la pluralité de l’être ainsi que la conscience de devoir inventer un langage pour exprimer l’expérience de la porosité entre les différentes identités, ou encore un poème inédit, de première jeunesse, presque un poème d’écolière, écrit entre 1942 et 1945 et publié pour la première fois dans cette édition française, Profession de foi9 où les thèmes et mots de frontière, confins, fond et fondement sont déclarées explicitement être à la base de la pensée et de la vie.

Comment m’appeler ?

Arbre je fus un jour et attaché,
puis oiseau m’échappai, libre comme l’air,
dans un fossé trouvé enchaîné,
un œuf souillé en se brisant brisa mes fers.

Comment me garder? J’ai oublié
d’où je viens et où je vais,
de tant de corps suis possédé,
un piquant résistant et un chevreuil en fuite.

Ami aujourd’hui des branches d’érable,
demain sur le tronc je porte la main…
Quand la faute commença-t-elle sa ronde infernale
me menant de semence en semence sans fin ?

Mais en moi chante encore un commencement
— ou bien une fin —  et combat ma fuite,
je veux échapper à cette faute, à sa flèche
qui en grain de sable ou canard sauvage me cherche.

Peut-être puis-je un jour me reconnaître
une colombe une pierre qui roule…Manque
un mot seulement ! Comment m’appeler
sans être dans une autre langue ?

Profession de foi

Je ne peux vivre sans ressentir la présence toujours
D’une étincelle de feu clair.
Mon cœur préfère une errance éternelle
Que se rafraîchir dans le courant du jour.

Je cherche l’amour aux ultimes confins
Et brûle de me dissoudre enfin,
Quand bien même tous les appuis me lâchent,
Me jouant aux mains du Malin.

Je me tiens rayonnante devant les plus profonds abîmes
pour connaître leur sens ultime
Et il m’est permis aux heures magiques
D’aller à l’origine, au fond des énigmes.

bachmann

L’engagement d’Ingeborg Bachmann, il ne s’exprima pas seulement dans l’évocation utopique du « pays de son choix » ou dans la recherche d’un autre langage — il s’exprima aussi dans la dénonciation de la guerre, de la guerre froide qui commence à s’imposer au monde quand le poème Tous les jours est écrit en 1952 — un poème qui n’a rien perdu de son actualité, même si la situation n’est plus tout à fait la même, puisqu’il proclame déjà, de façon extrêmement clairvoyante, voire prophétique, la lutte nécessaire contre toutes les formes de guerre, les guerres déclarées comme telles autant que celles qui n’en portent pas le nom, mais n’en sont pas moins réelles et mortelles. Cette lutte mobilise un autre type de force qui désarme et subvertit la loi du plus fort en inversant les valeurs prônées par la guerre :

Tous les jours 10

La guerre n’est plus déclarée,
mais poursuivie. L’inouï
est devenu quotidien. Le héros
reste loin des combats. Le faible
a rejoint la zone de front.
L’uniforme des jours est la patience,
la décoration, la misérable étoile
de l’espérance au-dessus du cœur.

Elle est remise
lorsque plus rien n’arrive,
lorsque le feu roulant se tait,
lorsque l’ennemi est devenu invisible
et que l’ombre de l’éternel réarmement
couvre le ciel.

Elle est remise
pour désertion devant l’étendard,
pour témérité devant l’ami
pour trahison d’indignes secrets
et non-exécution
de tout ordre.

Contre la reconstruction de l’ère Adenauer

L’engagement d’Ingeborg Bachmann, il s’exprima également contre la reconstruction de l’ère Adenauer, qu’elle nommait d’ailleurs « restauration », et contre l’oubli des atrocités du nazisme qui menaçait à l’époque, au début des années cinquante, la société allemande renaissante. Ainsi le poème Midi à peine11 est-il l’un des textes les plus corrosifs du recueil Le Temps en sursis (1953), car il critique de façon sévère la non épuration des anciens bourreaux en jouant avec la tradition culturelle germanique, en l’occurrence l’un des poèmes les plus célèbres de Goethe, Le Roi de Thulé, pour mieux s’en distancier et engager le lecteur à réfléchir sur l’éventuelle responsabilité de cette tradition a priori hors de soupçon :

 Midi à peine

Le tilleul verdoie en silence dans l’été ouvert,
reléguée loin des villes, la lune diurne vibre
d’un éclat mat. Il est midi déjà,
déjà jaillit la gerbe dans la fontaine,
déjà s’élève parmi les débris
l’aile écorchée de l’oiseau du conte,
et la main déformée par le jet de pierre
s’enfonce dans le blé en éveil.

Là où le ciel d’Allemagne noircit la terre,
son ange décapité cherche une tombe pour la haine
et te tend l’écuelle du cœur.

Une poignée de douleur se perd en passant la colline.

Sept ans plus tard
cela te revient à l’esprit,
à la fontaine devant le porche,
n’y plonge pas trop le regard,
tes yeux fondent en larmes.

Sept ans plus tard,
dans une maison des morts
les bourreaux d’hier
vident les gobelets d’or.
Tes yeux pourraient sombrer.

Il est midi déjà, dans la cendre
le fer se tord, sur l’épine
est hissé le drapeau, et dans le roc
d’un rêve très ancien l’aigle
est à jamais forgé.

Seule l’espérance aveuglée est tapie dans la lumière.

Défais ses liens, conduis-la
au bas de la halde, mets-lui
la main sur l’œil, qu’aucune ombre
ne la dessèche !

Là où la terre d’Allemagne noircit le ciel,
le nuage cherche des mots et emplit le cratère de silence
avant que l’été ne le perçoive à travers la pluie éparse..

L’ineffable va, dit tout bas, de par les champs:
il est midi déjà.

Ce que le lecteur pourra trouver à chaque page de cette édition, c’est également l’invitation à combattre la résignation dans l’inversion du mythe de la chute. « Toute personne qui tombe a des ailes »12, ce vers extrait du premier poème du recueil Invocation de la Grande Ourse, est comme un leit-motiv qui vous accompagne même dans les évocations les plus sombres : en conscience de l’obscur, de l’horreur, de la mort, de la violence partout présente, il reste la foi en l’amour,  ultime lumière dans la nuit. Tant qu’il y a de l’amour… la mort et la nuit n’ont pas le dernier mot.

Pour clore cette courte évocation, trois poèmes étroitement liés à la passion pour Paul Celan, une passion que mena la grande voyageuse que fut Ingeborg Bachmann plusieurs fois à Paris, la ville lumière qui ne fut jamais pour elle une terre d’accueil…

Paris13

Sur la roue de la nuit tressés
dorment  les  perdus
dans les couloirs tonitruants en bas,
mais où nous sommes est la lumière.

Nous avons les bras chargés de fleurs,
mimosas de tant d’années ;
de l’or tombe de pont en pont
sans un souffle dans la rivière.

Froide est la lumière,
encore plus froide la pierre devant le porche,
et les conques des fontaines
sont déjà à demi vidées.

Qu’adviendra-t-il si, pris de nostalgie
jusqu’aux cheveux fuyants,
nous demeurons ici et demandons: qu’adviendra-t-il
si nous soutenons l’épreuve de la beauté ?

Sur les chars glorieux de la lumière,
même veillant, nous sommes perdus,
sur les champs des génies en haut,
mais où nous ne sommes pas est la nuit.

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De l’obscur à dire14

Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et face à la beauté de la terre
et de tes yeux qui administrent le ciel
je ne sais dire que de l’obscur.

N’oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, alors que ta couche
était encore humide de rosée et que l’œillet
dormait près de ton cœur,
tu vis le fleuve obscur
qui passait près de toi.

La corde du silence
tendue sur la vague de sang,
je saisis ton cœur résonnant.
Ta boucle fut métamorphosée
en cheveux d’ombre de la nuit,
les noirs flocons des ténèbres
enneigèrent ton visage.

Et je ne t’appartiens pas.
Tous deux désormais nous lamentons.

Mais comme Orphée je sais
du côté de la mort la vie
et pour moi bleuit
ton œil à jamais fermé.

 

Hôtel de la paix15

Le fardeau de roses tombe sans bruit des murs,
à travers le tapis luit le fond et la ruine.
De la lampe le cœur de lumière se brise.
Obscurité. Bruit de pas.
Le verrou devant la mort s’est fermé.

Ingeborg Bachmann mourut à quarante-sept ans, en 1973, dans un hôpital romain, des suites de graves brûlures, après avoir lutté pendant quinze jours contre la mort.

Françoise Rétif

Professeur de littérature allemande et autrichienne à l’Université de Rouen, Françoise Rétif est actuellement directrice de l’Institut français de Bonn et attachée de coopération universitaire en Allemagne.

Elle est spécialiste de littérature autrichienne, allemande et française du XXe siècle, ainsi que du Romantisme allemand. Sur Ingeborg Bachmann elle a publié en France une monographie aux Editions Belin (2008) et coordonné un numéro de la revue Europe (2003). D’Ingeborg Bachmann, elle a également traduit Le Journal de guerre (Actes Sud, 2011), ainsi que des textes en prose sur Œuvres Ouvertes. Ses publications ne se limitent pas à Ingeborg Bachmann, Cf: http://francoise.retif.free.fr

A lire

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967). Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif, édition bilingue, Poésie/Gallimard, 2015, 589 pages.

Notes

Notes
1Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967).  Edition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif. Edition bilingue. Paris, Gallimard, collection « Poésie », 2015, p. 259 (poème D’un pays, d’un fleuve et des lacs).
2Ingeborg Bachmann, Journal de guerre. Suivi des lettres de Jack Hamesh à I. Bachmann, Actes Sud, 2011, p. 20 et 33.
3Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin, Fayard, 2016, p. 15.
4Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., p. 415.
5Ingeborg Bachmann, Eléments de biographie (Biographisches), in: Werke, édités par Christine Koschel, Clemens Münster, Inge von Weidenbaum, Munich Zurich, Piper Verlag, 1978, tome 4, p. 301 (traduction Françoise Rétif).
6Expression qui fait référence au titre du célèbre essai de Claudio Magris.
7Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., p. 429.
8Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., p. 111.
9Id. ibid., p. 61.
10Id. ibid., p. 169.
11Id. ibid., p. 165.
12Id. ibid., p. 247.
13Id. ibid., p. 139.
14Id. ibid., p. 137.
1515. Id. ibid., p. 395.
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