Races, inégalités et opportunités économiques : comment change la carte des Etats-Unis

Après le décès en avril 2015 de Freddie Gray, un Afro-américain de 25 ans, suite aux blessures reçues lors de sa détention par la police de Baltimore, et depuis les émeutes qui ont suivi dans cette ville, l’Amérique s’interroge à nouveau sur les questions d’inégalité raciale. L’essentiel de la discussion porte sur les brutalités policières, les perceptions de racisme et sur d’autres facteurs qui sont au cœur des préoccupations des élites progressistes, très vocales. La conjonction de ces divers facteurs sociaux est vue comme une « catastrophe pour l’Amérique », pour citer les propos d’un journaliste célèbre, Tavis Smiley, dans la revue Time Magazine.

En revanche, bien peu d’attention a été accordée aux conditions de fond qui déterminent la mobilité sociale au sein des minorités, qu’il s’agisse des Afro-américains, des Latinos ou des Asiatiques. Pour étudier cette notion d’opportunité pour les minorités (racial opportunity), Wendell Cox, du Centre d’étude de l’urbanisme comme facteur de mobilité sociale (le Center for Opportunity Urbanism, basé à Houston) et moi-même avons mis au point un classement qui porte sur quatre facteurs décisifs : la structure des mouvements migratoires ; les statistiques d’accession à la propriété ; l’auto-entreprenariat et les revenus.

Pour les trois grandes minorités, il s’avère que les endroits les plus favorables ne sont ni les plus politiquement progressistes ni ceux qui ont les programmes sociaux les plus généreux. Il s’agit plutôt d’aires métropolitaines (metropolitan areas) situées dans des régions qui connaissent une large croissance économique, où le prix de l’immobilier reste bas et où les réglementations juridiques sont simples. Autrement dit, quels que soient les discours de gens comme Bill de Blasio, le maire de New York, sur l’importance d’une politique visant spécifiquement à l’équité raciale et à la justice sociale, la réalité est tout autre.

Ce bon vieux Sud

C’est peut-être la grande ironie que dévoilent nos recherches : la plupart des villes les plus attractives pour les minorités sont situées … dans le Sud. C’est particulièrement vrai pour les Afro-américains. Par le passé, ils émigraient en masse vers le Nord, où leurs droits étaient mieux protégés et les opportunités économiques meilleures. Mais désormais presque toutes les villes les plus désirables pour les Noirs se trouvent dans le Sud, une région qui connaît un fort développement économique mais où le coût de la vie reste généralement bas. Des quinze premières villes au classement, treize sont situées dans l’ancienne Confédération sudiste, dont Atlanta (en première place), suivie de Raleigh (seconde), Charlotte quatrième) , Virginia Beach-Norfolk (sixième) , Orlando (septième) et Richmond (en huitième position, ex æquo avec Miami et San Antonio). Quatre des grandes métropoles du Texas figurent dans notre classement: Houston (douzième) ; Dallas-Fort Forth (treizième) et San Antonio (huitième). Les seules autres grandes agglomérations métropolitaines se trouvent dans le Beltway, en bordure du Sud : la région de Washington et, étonnamment, Baltimore.

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Comment expliquer ce phénomène ? Pour Washington et Baltimore, la réponse est simple : le gouvernement fédéral. Environ un adulte afro-américain sur cinq travaille pour le gouvernement. Leur probabilité d’appartenir au secteur public est bien supérieure à celle des Blancs, et deux fois supérieure à celle des Hispaniques. Il est fort à parier que ces fonctionnaires n’ont pas participé aux émeutes de Baltimore : la plupart vivent dans des banlieues cossues, bien en-dehors de la ville. En revanche, pour les autres métropoles, les explications sont plutôt de nature économique : création d’emplois, prix de l’immobilier resté bas et opportunités de création d’entreprise.

Ironiquement, les Noirs – dont six millions ont quitté le Sud pour le Nord lors de « la grande migration » entre 1910 et 1970 – votent à nouveau avec leurs pieds, mais cette fois en direction de la région où ils ont été si durement et si longtemps opprimés.  Entre 2000 et 2013, la population afro-américaine des villes d’Atlanta, Charlotte, Orlando, Houston, Dallas-Fort Worth, Raleigh, Tampa-St Petersburg et San Antonio a connu une croissance de 40% ou plus, bien supérieure à la croissance moyenne de 27% enregistrée dans les 52 zones métropolitaines du pays comptant plus d’un million d’habitants.

Au contraire, la population afro-américaine a diminué dans cinq métropoles qui étaient autrefois des villes phares, emblématiques des progrès des Noirs américains : San Francisco-Oakland, San Jose, Los Angeles, Chicago et Detroit. Dans bien des cas, notamment à San Francisco, les Noirs ont été les victimes collatérales de la flambée des prix de l’immobilier et de la gentrification, ou « boboïsation » du centre-ville, sans possibilité de migrer vers les banlieues, tout aussi chères. A l’heure actuelle, la population noire de San Francisco est de moitié moindre qu’en 1970. La situation est telle que l’ancien maire Gavin Newsom a même nommé un groupe de travail sur le problème de l’exode des Noirs.

Si l’on peut voir la migration des Afro-américains vers le Sud comme un retour vers leur région d’origine, Dixieland attire tout aussi bien des groupes ethniques n’ayant aucun lien historique avec elle. Dans le cas des Latinos, qui représentent maintenant la plus importante minorité ethnique du pays, sept des treize premières places sont occupées par des villes de l’ancienne Confédération sudiste, dont Jacksonville en Floride, en tête de classement, suivie de Houston (quatrième), Virginia Beach (sixième), Dallas-Fort Worth (septième), Austin (neuvième), Tampa (douzième) et Orlando (treizième). La majorité des nouveaux arrivants dans le Sud, note une étude de la Fondation Pew, sont typiques des immigrants de première génération : jeunes, nés à l’étranger pour 57% d’entre eux, et ayant un faible niveau d’éducation. Mais ils voient le Sud comme une région où les attendent toutes sortes d’opportunités.

En Floride, où la communauté latino était déjà bien implantée, les populations d’origine hispanique des villes de Tampa-St Petersburg, Orlando et Jacksonville ont toutes connu des taux de croissance depuis 2000 de 100 à 150%, largement au-dessus du taux moyen de 96% dans les 52 zones métropolitaines du pays. Une fois encore, l’explication tient au prix plus bas de l’immobilier et aux opportunités économiques. Au Texas, la population hispanique, déjà historiquement importante, a continué de grossir rapidement à Houston, avec une croissance de 68%, à Dallas-Fort Worth (70%) et à Austin (83%). « On va là où sont les opportunités », explique Mark Hugo Lopez, directeur adjoint du Centre hispanique de la Fondation Pew, à Washington.

Étonnamment, les Asiatiques, bien qu’ils jouissent d’un meilleur niveau d’éducation et d’une plus grande réussite économique que les autres minorités, suivent les mêmes tendances géographiques. Sept des dix régions où ils sont le plus prospères se trouvent dans le Sud ; deux autres, Washington et Baltimore, en sont proches. Parmi les 15 premières agglomérations, la plupart sont dans la Sunbelt : Riverside-San Bernardino (Californie), en tête de classement, suivie de Richmond (deuxième), Raleigh (quatrième), Houston (cinquième), Dallas-Fort Worth (septième), Austin (huitième), Las Vegas (neuvième), Phoenix (douzième) , Atlanta (treizième) et Jacksonville (quinzième).

Tout comme les Afro-américains et les Hispaniques, les Asiatiques « votent avec leurs pieds ». Bien qu’ils continuent largement à migrer vers la Californie, d’autres destinations ont maintenant leur préférence. Depuis 2000, la croissance de la population asiatique dans des villes traditionnellement asiatiques comme Los Angeles, San Francisco et San Jose est de 30% inférieure à celle enregistrée dans les autres métropoles.

La nouvelle carte géographique des opportunités économiques pour les minorités

Le facteur d’opportunité le plus déterminant pour les immigrants et les minorités est peut-être l’accession à la propriété. Les minorités, notamment les Noirs et les Hispaniques, ont subi d’énormes pertes dans la crise immobilière. Cela a encore accentué le facteur le plus important dans l’écart de richesse entre les minorités et les Blancs : l’accession à la propriété immobilière. Pour la plupart des Américains, leur résidence principale est leur plus gros actif.

Alors que les Blancs, plus âgés en moyenne, ont souvent pu profiter de la surévaluation massive de leur résidence principale, les minorités, dont la moyenne d’âge est inférieure, et qui sont souvent nouveaux sur le marché de l’immobilier, n’ont pas eu la même chance. Ce phénomène ressort clairement de l’exemple de deux métropoles voisines, Los Angeles, d’un côté, et Riverside-San Bernardino, de l’autre. À Los Angeles, le prix de l’immobilier, en proportion des revenus, est environ le double des prix de Riverside-San Bernardino. Il en résulte un écart important dans le taux d’accession à la propriété des minorités. À Riverside-San Bernardino, 40% de la population afro-américaine est propriétaire, soit 10% de plus qu’à L.A. ; pour les Asiatiques, l’écart est de 14% ; pour les Latinos, il est de plus de 20%.

Ironiquement, certains des plus mauvais résultats de notre étude sont enregistrés dans des villes qui s’estiment particulièrement soucieuses des intérêts des minorités. À New York, Los Angeles et San Francisco, entre 25 et 30% des Noirs sont propriétaires de leur logement. À Atlanta, ils sont près de 50%, et ils ont en moyenne bien plus de 40% dans les métropoles du Sud. La situation ne risque pas changer pas de sitôt. Dans les villes du Sud, où le coût de la vie est bien moindre, les Afro-américains ont approximativement le même revenu moyen que dans les villes progressistes de New York, Los Angeles, Boston ou San Francisco. Le schéma est le même pour les Latinos et les Asiatiques, à l’exception de la Silicon Valley, où le revenu moyen dépasse 100 000 dollars par an.

Implications pour les politiques publiques

À tout le moins, notre étude démontre l’inefficacité relative des bonnes intentions. Comme on le constate depuis les cinquante dernières années, les transferts sociaux, bien que d’une importance critique pour soulager les pires aspects de la pauvreté, ne sont pas d’une grande efficacité pour promouvoir la mobilité sociale des Noirs ni, de plus en plus, celle des Latinos. Si les prestations sociales élevées et les grands discours étaient la solution, New York, Los Angeles, Boston ou San Francisco ne figureraient pas dans la seconde moitié de notre classement.

En réalité, ce sont les facteurs économiques d’opportunité qui comptent le plus. La plupart des métropoles qui sont en tête de classement pour les trois minorités, Washington D.C., Houston, Dallas-Fort Worth, San Antonio et Austin, ont connu un développement économique au-dessus de la normale ces dix dernières années. Dans le cas de la capitale, les emplois publics sont un facteur critique ; dans les autres villes, c’est la large croissance du secteur privé qui a été l’élément décisif. À l’inverse, comme le note le démographe Richard Morrill, de l’Université de Washington, bien des régions ayant connu une désindustrialisation rapide et une faible croissance de l’immobilier ont maintenant une économie « en forme de barre d’haltères » (barbell economy), avec d’un côté des emplois très bien rémunérés dans la finance et la technologie, et de l’autre côté des emplois de service mal payés.

Mais ce ne sont pas les seules implications. Les Etats progressistes sont certes les premiers – et les plus véhéments – à clamer qu’il faut encourager l’accession à la propriété des minorités. Mais ces mêmes Etats, notamment la Californie, ont également des politiques d’urbanisme et de protection de l’environnement qui tendent à faire grimper les prix de l’immobilier au-delà des moyens des nouveaux entrants – les immigrants, les minorités et les jeunes ­­– sur le marché. De plus, les Etats démocrates mettent souvent en place des réglementations écologiques complexes qui tendent à freiner la croissance de secteurs comme le bâtiment, les transports et l’industrie, autrement dit les secteurs économiques dans lesquels les minorités ont traditionnellement le plus de chance de percer.

Compte tenu de la persistance des tensions raciales, ces données permettent de mieux comprendre ce qui fonctionne réellement pour la future majorité non-blanche du pays. Les dénonciations contre le racisme, les brutalités policières et la xénophobie sont excellentes pour le sentiment de justice de ceux qui les profèrent. Mais si l’on souhaite réellement améliorer les conditions de vie des minorités, mieux vaudrait se concentrer sur des politiques publiques susceptibles de promouvoir la croissance économique, de ne pas enchérir le coût de la vie, et de permettre à tous de profiter pleinement des atouts de ce pays.

Joel Kotkin

Cet article a d’abord été publié aux États-Unis dans Real Clear Politics.

Joel Kotlin est directeur exécutif de NewGeography.com et chercheur (Roger Dobbs Distinguished Fellow) en urbanisme à l’Université Chapman. Il est membre du comité de rédaction du Orange County Register et directeur exécutif du Center for Opportunity Urbanism (Centre pour l’étude de l’urbanisme comme facteur de mobilité sociale). Son dernier ouvrage, The New Class Conflict, est disponible chez Amazon et Telos Press. Il est également l’auteur de The City : a Global History et de The Next Hundred Million :  America in 2050. Il vit à Los Angeles.

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