Cinéma : l’éthique au temps des catastrophes

Bien sûr, il est aisé de disqualifier une réflexion qui prétendrait au sérieux en prenant pour objet une forme artistique généralement considérée comme inférieure. Il est vrai que la pensée française sur l’art et la littérature présuppose l’idée d’une hiérarchie entre les genres dont elle n’a pu se défaire depuis le XVIIIème siècle. Il s’agit pourtant d’une survivance de cette période lointaine davantage que d’un principe qui doit nécessairement guider l’appréciation des œuvres : que l’on pense à d’autres traditions, celle des États-Unis par exemple, et l’on verra que les distinguos subtils entre les types de productions artistiques, qui sont dans le domaine de l’esprit ce qu’étaient les titres de noblesse dans la société d’Ancien Régime, n’y ont pas davantage d’existence que les pairs de France ou les ducs à brevet dans le Wisconsin. De l’autre côté de l’Atlantique, le roman policier n’est pas structurellement considéré comme inférieur au roman psychologique, l’autobiographie à la littérature post-apocalyptique, des dignités diverses ne s’attachent pas aux œuvres en fonction de leur appartenance générique : il y a du récit, de la littérature, bonne ou mauvaise, et à la rigueur cette séparation somme toute plus fondamentale entre « fiction » et « non fiction ».

Au contraire, les notions d’art « majeur » et « mineur » sont véhiculées jusqu’à nos jours dans l’Hexagone par une forme d’inconscient culturel qui incline à distinguer avec sûreté ce qu’il est bon de respecter et ce qui mérite diverses nuances de dédain : on traitera avec respect le cinéma dit d’auteur et avec légèreté celui d’action, le roman historique aura droit à un a priori légèrement plus favorable que la science-fiction alors que les formes diverses d’autofiction, en dépit du marasme égotiste dans lesquelles on les voit si souvent macérer, seront jugées avec le sérieux que l’on doit à la véritable littérature1. C’est qu’il y a dans tout critique français un petit Boileau qui sait bien de quoi la vraie culture est faite : une fois n’est pas coutume, l’Éducation nationale assure mieux qu’on le voudrait son rôle de transmission du patrimoine national. Quoique le surmoi culturel de chacun lui indique sans broncher ce qui doit mériter son estime et exciter son ironie, il faut pourtant reconnaître que la hiérarchisation des genres fait accroire en un ordre de valeurs pérennes alors que ceux d’entre eux que nous admirons le plus ont longtemps mené une lutte pour la reconnaissance dont le souvenir a fini par s’estomper : après tout, La Recherche du temps perdu appartient à l’un de ces genres que les contemporains de Racine regardaient avec le plus souverain mépris. Il décourage également l’exercice de la pensée sur des objets qui ont peut-être de quoi lui fournir de quoi formuler des conclusions moins dérisoires que l’apparente trivialité de leur objet.

Critique de la cloison

Faisons donc l’expérience du décloisonnement : non pas celui des sciences-humaines, cela n’aurait rien de bien novateur, mais du décloisonnement entre des outils d’analyse réservés aux genres « nobles » et des formes artistiques socialement déconsidérées. Cette entreprise a des précédents. Journaliste américaine, Veronica Armstead n’hésitait pas dans article récent à lire la série télévisée Breaking Bad à la lumière de l’existentialisme, et à voir dans Walter White un descendant de Meursault : il y a quelque chose de sacrilège dans ce rapprochement entre deux univers culturels que l’on jugera spontanément sans commune dignité mais un sacrilège dont on reconnaîtra pourtant qu’il est utile.

Il nous invite à nous demander si la forme la plus innovante à notre époque ne serait pas la série télévisée qui en s’affranchissant des limites de temps inhérentes aux productions cinématographiques invente des fresques d’une ampleur comparable aux cycles romanesques de jadis, des univers fictifs complexes et cohérents où s’élaborent des réalités alternatives à la nôtre dans lesquels il est reposant et peut-être nécessaire de se perdre2. C’est qu’il y a dans ces formes une immense capacité à susciter la réflexion et qui sait si, à plus ou moins long terme, elles ne produiront pas des chefs-d’œuvre suscitant le consensus au sujet de leur qualité intrinsèque ou prendront une allure bien plus vénérable d’être comparés à d’autres arts d’invention plus récente que l’on situera à leur place au premier échelon des valeurs esthétiques ?

La faille de San Andréas, objet filmique

À mon tour de me pencher sur un objet qui arrachera un petit ricanement à plus d’un, le film catastrophe à grand succès, San Andreas (2015) de Brad Peyton. Il est vrai que la tête d’affiche, Dwayne « The Rock » Johnson, ancienne star du catch avant une reconversion dans le septième art dont la réussite se mesure au nombre grandissant de ses apparitions et peut-être aux millions qu’il réccolte de ses bras musculeux, n’a pas de quoi faire espérer une œuvre digne de Citizen Kane encore que, à juger de façon impartiale sa prestation d’acteur, il y ait lieu de retenir la tomate qu’on s’apprêtait à lui jeter puisqu’elle s’avère étonamment convaincante. C’est de ce film hollywoodien par excellence, de ce block-buster estival qui n’évite pas la glorification des États-Unis d’Amérique dont il sera question ici, car il formule de manière sous-jacente une forme d’éthique qui se passe de transcendance. Dans L’art du roman (1986), Milan Kundera avertissait que les confrères de Cervantès et Joyce sont souvent moins intelligents que leurs propres œuvres puisque la signification de ces dernières excède largement celle qu’ils lui ont sciemment donnée ; il n’y a aucune raison qu’il en aille autrement pour les films qui véhiculent eux-aussi le riche inconscient de leurs créateurs et dans les meilleurs cas celui de leur époque.

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Il faut ainsi lire une scène en particulier de San Andreas comme une forme d’apologue, ignoré peut-être de ses auteurs mais dont la portée est plus grande que la fonction somme toute fort convenue qu’elle occupe dans l’économie narrative du film, à savoir la justification implicite d’une recréation de la cellule familiale, brièvement menacée par l’irruption d’un intrus qu’il s’agit d’éliminer sans remords (car dans ce genre cinématographique, la reconstruction d’une famille s’inscrit régulièrement en contrepoint des catastrophes qui ravagent le monde : il est humain de chercher un profit quelconque aux désastres).

Cette scène, la voici :

San Francisco est dévastée par un tremblement de terre. Une jeune fille, Blake, se retrouve bloquée à l’arrière d’une voiture, elle-même prisonnière d’un sous-sol en train de s’effondrer. Daniel, le petit ami de sa mère (qui n’est autre que l’ex-femme du personnage interprété par Dwayne Johnson) cherche à dégager Blake mais les secousses se poursuivent, l’homme tente maladroitement de la tirer hors du véhicule avant que la terreur ne s’empare de lui et qu’il ne prenne la fuite sous prétexte de chercher des secours. Et en effet, après avoir appelé à l’aide un agent de sécurité qui a bien d’autres préoccupations que d’aider cette personne plutôt que toutes les autres qui se bousculent devant lui, le voici qui sort de l’immeuble sans davantage se préoccuper de la jeune fille. C’est à l’intervention de deux frères dont elle a fait la connaissance juste avant la séisme qu’elle doit finalement d’être sauvée : ces derniers, ayant entendu l’appel à l’aide lancé par Daniel, décident de s’aventurer dans le sous-sol et au péril de leur vie parviennent à faire sortir Blake du véhicule qui l’emprisonnait. Leurs épreuves sont loin d’être finies pour autant puisque ce tremblement de terre, aussi puissant fut-il, n’était que le signe avant coureur d’un autre encore plus monstrueux et d’un tsunami qui balayera bientôt les ruines de la cité californienne.

Les religions nous enseignent qu’il faut aider notre prochain car nous serons récompensés. Beaucoup nomment cette récompense « paradis », d’autres « karma », mais le but sous-jacent est le même : susciter par la perspective d’un profit individuel un acte de générosité envers les autres. Il faut se demander si cette promesse n’est pas un raccourci argumentatif pour emporter l’adhésion générale en dissimulant les véritables motifs du devoir qu’elle nous fait. Supprimons donc toute idée de transcendance et d’hypothétique bénéfice post-mortem et voyons si ce devoir ne s’applique pas avec la même puissance dans un univers absolument laïque. C’est cette expérience de pensée que nous invite à faire San Andreas à travers le destin comparé de ses protagonistes.

Après sa fuite piteuse, Daniel se rend coupable d’une action plus égoïste encore : nous le voyons condamner un inconnu à la mort en lui volant la place qu’il occupait dans un abri. Peine perdue : alors qu’il traverse le Golden Gate Bridge, un container tombé d’un cargo l’écrase avant qu’un tsunami ne l’emporte. Voilà son compte réglé. En revanche, les deux frères et Blake décident, à l’instigation de cette dernière, de prendre une direction inverse à celle des autres survivants afin de trouver refuge sur les hauteurs de la ville. Dans ce moment crucial est mise en scène la résistance de l’individu à l’instinct grégaire qui s’est emparé de ses semblables avec d’autant plus de force que leur vie est en danger. En dépit de son évidente attirance pour la jeune fille, l’aîné hésite à la suivre au prix d’abandonner la voie tracée par les autorités qui exhortent les rescapés à sortir de la ville ; mais comme le remarque son cadet, Blake possède des compétences peu communes, un savoir pratique dont elle les a déjà fait profiter en trouvant un téléphone, puis une radio, et il y a lieu de lui faire confiance : « I really think we should stick with her », conclut-il. L’aîné consent et les trois rescapés prennent la direction inverse à celle de tous les autres, les voici qui repartent vers le centre-ville et l’abri que leur offriront les collines à l’intérieur des terres ou, à défaut, les étages supérieurs des immeubles. Au terme de diverses péripéties qu’il serait trop long de détailler mais où il faut remarquer une nouvelle mise en commun de leurs atouts respectifs (le plus jeune frère s’est muni d’un laser de poche dont l’utilité s’avère vitale), ils parviennent tous trois à survivre au tsunami qui vient dévaster le peu qui reste de San Francisco. Pareille issue invite à un regard rétrospectif, et à peser les raisons pour lesquelles les uns ont survécu et les autres sont morts.

Il est certes possible d’invoquer une récompense des deux frères et une punition de Daniel par une instance divine jugeant leurs actions mais, une fois n’est pas coutume dans un film américain à grand public, Dieu est singulièrement absent du récit : il est vrai qu’il aurait fallu lui imputer, en plus de la rétribution des actes de chacun, la responsabilité du désastre lui-même et personne à ce jour n’a jamais pu régler de manière satisfaisante le problème de la responsabilité divine dans les catastrophes naturelles, trouver une solution à l’inconcevable mystère d’un Dieu dont la bonté est le caractère propre et qui provoque ou du moins tolère le tremblement de terre de Lisbonne comme celui de San Francisco.

In God, personne ne croit ici ou, du moins, il n’est guère question de lui. Une autre solution envisageable consiste à recourir au contraire à la thèse de la contingence absolue des événements : une chaîne causale a été enclenchée par l’intervention des deux frères et l’issue de leur quête pour la survie eût été un échec (après tout, ils auraient poursuivi vers le Golden Gate Bridge et trouvé le même sort que Daniel) s’ils avaient abandonné la jeune fille dans le souterrain. Ils survivent, non pas parce qu’ils ont agi d’une manière généreuse mais parce qu’ils ont agi, tout simplement, ce qui a changé l’ordre des événements à leur profit en vertu d’un hasard complet. Pareille solution est toutefois insatisfaisante car ce ne sont pas des atomes inconscients de leurs choix que le film met en scène mais bien des êtres humains qui pèsent à des moments cruciaux les décisions dont dépendront leur survie ou leur engloutissement.

Ethique et catastrophe

Ce que met en scène le film, c’est une éthique au service du temps des catastrophes.

Évidemment, il eût été possible de laisser mourir Blake à l’arrière de sa voiture, écrasée par les décombres ou noyée par le tsunami. Elle n’était, après tout, qu’un individu dans la masse de tous les autres, également terrifiés par l’horreur des événements : toute vie est au même degré digne d’être sauvée. Mais c’est précisément cette forme de relativisme qui est prompt à justifier l’égoïsme de chacun : si personne n’a davantage de titres à survivre que tous les autres, alors je n’ai pas de raison réelle de me préoccuper de qui que ce soit et mon seul devoir consiste à travailler à ma sauvegarde. C’est à ce moment qu’un choix s’avère nécessaire : il me faut décider que cet inconnu mérite d’être sauvé quoique rien ne m’unisse à lui. Il s’agit de rompre avec cette tendance naturelle de notre esprit que dénonce David Foster Wallace dans un texte magnifique, celle qui m’incline à penser que je suis le centre autour duquel la réalité s’organise. C’est précisément parce qu’autrui est comme moi-même accoutumé à voir autour de lui des individus persuadés du caractère primordial de leur seule existence qu’il s’étonnera du choix que vous ferez de sa personne au sein d’une humanité anonyme. Et de cet étonnement naîtra une reconnaissance extrême puisque vous deviendrez celui qui aura enclenché un cercle vertueux où l’entraide et la générosité ne seront plus l’exception mais une exhortation à la bonté de chacun faite aux autres ; vous serez à l’origine d’un courant d’altruisme appelé à se répandre sans que l’on puisse d’avance en connaître le moment d’extinction.

Car ce que montre San Andreas, c’est qu’à un moment donné, vous ne saurez jamais lequel, autrui sortira du réservoir de ses souvenirs, de ses compétences acquises, de ses réflexes innés ou tout simplement de sa poche la solution inespérée dont dépendra votre survie. L’idée de la rétribution post-mortem est une forme de raccourci pour susciter l’exercice d’un devoir. Il est vrai que dire : « viens en aide à autrui et jusqu’à la fin des temps tu seras récompensé au ciel » promet de manière plus simple des avantages plus substantiels que ne le fait cette autre déclaration : « viens en aide à autrui et tu enclencheras une concaténation de causes et d’effets qui auront un fort degré de probabilité de t’être avantageux à court ou moyen terme ou a minima d’inspirer à des êtres que tu ne connais pas une disposition généreuse à l’égard de leurs semblables parmi lesquels se trouveront peut-être des individus qui te sont chers ».

Il y a là un appel à adopter une vue plus large sur le panorama d’une réalité que modèlent les choix individuels et sans doute des raisons moins pressantes d’obéir à une forme d’impératif catégorique. Après tout, les religions ne sont peut-être que cela : des discours qui nous présentent de fausses raisons pour faire ce qu’il est réellement bon d’accomplir pour nous-mêmes et que nous serions moins enclins à respecter si l’espérance d’un bonheur suprême n’était pas attachée à leurs instructions. Voila ce que démontrent les prescriptions alimentaires qui furent déguisées en moyen de complaire à la divinité quand elles servaient à garantir l’humanité de maladies qu’elle ignorait comment guérir à l’époque lointaine de leur inscription dans les livres sacrés. Une religion ne serait-elle qu’une sagesse enveloppée de transcendance comme le conte enrobe la morale amère dans un récit plaisant ? Quoi qu’il en soit, en ce temps des catastrophes qui est le nôtre par excellence puisqu’aux cataclysmes naturels qui nous ont toujours frappés est venue s’ajouter la perspective omniprésente des attentats et des bombes, de l’horreur toujours susceptible de surgir partout, par tous les matins calmes, il est sans doute utile de cultiver, en prévision du jour où nous aussi nous serons confrontés à l’absurdité d’un danger surgi de nulle part, cette certitude que notre salut, à proprement parler, dépendra du choix que nous ferons d’aider autrui au risque de nous perdre nous-mêmes.

Cet inconnu dont je ne sais rien, qui m’a croisé sans me voir

Qui sait ? Cet inconnu dont je ne sais rien, qui m’a croisé sans me voir, qui m’a vu sans me sourire dans les allées d’un supermarché dont les occupants ont été pris en otage un instant plus tard, connaît peut-être la cachette dans laquelle nous échapperons au massacre ? Peut-être que cette personne que je n’ai pas saluée car elle était, comme moi, le visiteur anonyme d’un musée où nous étions nombreux à nous presser, est celle qui me permettra d’atteindre la fenêtre derrière laquelle le salut nous attend ? Et quand bien même je mourrais en voulant le sauver, cet étranger conservera le souvenir de mon sacrifice et sera changé par mon exemple : sans doute voudra-t-il s’en montre digne et combien de personnes seront-elles engagées par le sien à l’imiter ? Il ne faut pas sous-estimer la puissance de contagion du bien : s’il existe des cycles de vengeance, il y a aussi des engrenages de bonté. Ainsi j’aurai, par les répercussions proches et lointaines de ma générosité, inscrit la marque de mon existence dans le panorama de notre réalité, celle-ci sera partiellement la conséquence de mon action : il y a des postérités moins nobles que celle-là.

Alors au temps des catastrophes, ne demande pas qui tu devras sauver ; car en sauvant autrui, tu te sauveras toi-même.

Benjamin Hoffmann

Docteur de l’Université Yale, Benjamin Hoffmann est professeur assistant à Ohio State University où il enseigne la littérature française du XVIIIème siècle. Il est l’auteur de plusieurs livres parus aux éditions Bastingage et Gallimard.

Notes

Notes
1Est-ce le lien généalogique, aussi ténu fût-il, qu’elles entretiennent avec les Confessions qui explique la considération dont elles jouissent ? Mais l’on n’est pas génial pour descendre d’un génie.
2De cet effort de réflexion portant sur des productions culturelles discréditées témoignent également un colloque sur la philosophie des sciences au prisme des séries télévisées, les recherches menées à l’université de Montréal dans le domaine de l’esthétique des jeux-vidéos et cette revue scientifique dont un prochain numéro analysera la création de nouvelles modalités narratives sur le petit écran
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